Corruption et État de droit : quand l’Europe chancèle sur ses propres principes

29 mars 2024

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Le siège de la Commission européenne, à Bruxelles (c) Pixabay

Abonnement Conflits

Corruption et État de droit : quand l’Europe chancèle sur ses propres principes

par

Promptes à condamner les régimes dictatoriaux, les chancelleries européennes se montrent moins regardantes quand il s’agit de leurs propres dérives. Ainsi de Sofia, la capitale bulgare dont la justice est elle-même traînée devant les tribunaux internationaux parce que soupçonnée d’avoir été instrumentalisée à des fins politiques.

« Simulacre d’élection », « mascarade », « score soviétique », « nouvelle violation du droit international »… : au lendemain de la réélection de Vladimir Poutine à la tête de la Fédération de Russie, les chancelleries occidentales n’ont pas eu de mots assez durs pour condamner la victoire, annoncée, de l’indéboulonnable hôte du Kremlin. Fort de plus de 87 % des suffrages exprimés en sa faveur et au terme d’un processus électoral entaché d’irrégularités, Poutine rempile donc pour un cinquième mandat qui devrait encore conforter, si besoin était, son emprise sur une société russe plus muselée que jamais. Et les capitales européennes de faire, à l’unisson, part de leur indignation face à la dérive autocratique d’un Vladimir Poutine symbolisant tout à la fois la fuite en avant impérialiste et la mainmise quasi-mafieuse d’un homme et de son clan sur une Russie livrée à la corruption la plus débridée.

Mais cette réprobation est loin d’être partagée par l’ensemble de la communauté internationale. Comme l’illustrent les réactions de la Chine, de l’Iran ou de l’Inde, dont les dirigeants ont tous félicité le président russe pour sa réélection, le « Sud global » n’entend plus se laisser dicter sa conduite diplomatique par les puissances occidentales. Longtemps synonyme de progrès, d’État de droit et de respect des droits de l’homme, l’étoile des pays européens n’a eu, à ce titre, de cesse de pâlir auprès des opinions des pays en développement. Et pour cause : les pays de l’ex- « Tiers Monde » n’hésitent plus à pointer les contradictions et inconsistances des régimes du Vieux continent, plus prompts à condamner les dérives des républiques lointaines qu’à reconnaître leurs propres turpitudes. La paille et la poutre…

Les symboles de la corruption au sein de la justice

Publié chaque année par l’ONG Transparency International, l’Indice de perception de la corruption (IPC) donne ainsi à voir une image contrastée de l’Union européenne (UE). Si le Danemark caracole en tête du classement, d’autres pays européens, comme la Hongrie ou la Bulgarie, participent de la dégradation de la moyenne de l’UE. Éternel mouton noir du cheptel européen, la Hongrie de Viktor Orban fait régulièrement l’objet des remontrances de Bruxelles pour sa propension à s’écarter, notamment sur les questions sociétales ou régaliennes, des standards européens en matière de libertés publiques ou d’État de droit. Quant à la Bulgarie, jusqu’alors relativement épargnée par les critiques de ses partenaires européens, elle pourrait, à la faveur de récentes polémiques, voir leur ton se durcir à son égard. Alors même qu’elle n’a pas hésité, elle non plus, à fustiger la réélection de Vladimir Poutine, ne reconnaissant pas les résultats de l’élection et se prétendant, par la voix de ses ministres, « du côté de la démocratie, de l’État de droit et de la protection des droits de l’homme. »

L’État bulgare est, en effet, très officiellement poursuivi devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale par la société Nexo, l’un des leaders mondiaux des fintech. L’entreprise, estimant avoir été persécutée à des fins politiques, ne demande pas moins de 3 milliards de dollars de dommages et intérêts à la Bulgarie – un montant record, s’il était confirmé. Sur ordre du procureur général bulgare Ivan Geshev, les bureaux de Nexo à Sofia avaient été perquisitionnés en janvier 2023 ; sans succès, l’affaire étant, faute de preuves, classée sans suite moins d’un an plus tard. Mais le mal était fait, le bruit médiatique autour de cette affaire qui n’en était pas une ayant perturbé l’introduction en Bourse de Nexo et considérablement écorné l’image de marque du groupe.

Pourquoi, dès lors, l’entreprise s’est-elle retrouvée dans le viseur de la justice bulgare ? Il semblerait qu’il s’agisse, en réalité, d’une forme de vengeance politique, certains employés de Nexo en Bulgarie ayant réalisé des dons en faveur du parti réformiste et anti-corruption qui s’apprêtait, au moment de la perquisition, à former un nouveau gouvernement. Sentant sans doute le vent du boulet s’approcher, Ivan Geshev, dont les liens avec des oligarques et politiciens bulgares corrompus étaient de notoriété publique, se serait servi de ses prérogatives de procureur pour cibler ses adversaires politiques. Si Geshev a, depuis, été démis de ses fonctions, les soupçons autour de la partialité de la justice bulgare ne se sont pas dissipés, tant s’en faut. Et si l’UE a, ces derniers jours, officiellement clos le mécanisme de coopération et de vérification (MCV) imposé au système judiciaire bulgare depuis l’adhésion du pays en 2007, certains observateurs continuent de déplorer la lenteur, voire la mauvaise volonté, avec laquelle le pays « rattrape » les standards européens.

Des dérives similaires se produisent dans d’autres pays européens, comme la Pologne ou la Hongrie, notamment dans le domaine hautement sensible de la protection des droits des minorités ou encore des lanceurs d’alerte, qui bénéficient toujours d’une protection trop faible face aux risques qu’ils encourent, selon les conclusions d’un rapport de l’ONG Liberties. S’il est commun de s’attaquer aux États, la corruption se niche aussi au plus haut niveau de l’organe législatif européen. Le souvenir du QatarGate, qui avait conclu à la circulation d’argents liquides entre l’État du Qatar et des parlementaires européens en échange de positions favorables au régime, témoignait de la perméabilité du Parlement européen aux influences étrangères. Neuf mois après le début de l’enquête, les mesures prises pour empêcher des manœuvres similaires ont été bien discrètes : une réforme du code de conduite des parlementaires européens, qui prévoit une déclaration de patrimoine avant et après le mandat, ainsi qu’une transparence accrue dans les rendez-vous avec les représentants d’intérêt.

L’Europe victime de son propre « deux poids deux mesures » ?

Bastion auto-proclamé de la liberté et de l’État de droit, le Vieux continent offre donc, pour qui veut bien l’observer en détail, une image moins policée que celle qu’il donne volontiers de lui. Comme en témoignent les reculs relevés par l’IPC de Transparency International en Suède, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Autriche, partout en Europe la corruption écorne la réputation des États. En Europe comme ailleurs, « les reculs en matière d’équilibre des pouvoirs laissent la porte ouverte à la corruption », met ainsi en garde Flora Cresswell, coordinatrice de l’ONG. Peut-être faut-il alors déceler, dans la fracture de plus en plus franche de la communauté internationale vis-à-vis de la Russie, moins le symptôme d’une poutinophilie de façade que celui de la perte d’influence d’un Occident et d’une Europe perçus, à tort ou à raison, comme des donneurs de leçons incapables de s’appliquer à eux-mêmes les principes qu’ils prétendent imposer au monde.

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste

Voir aussi