La crise sanitaire comme disruption créatrice

15 juin 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Le port du masque obligatoire dans les transports de Londres, 15 juin 2020 - Photo : Ben Cawthra/REX/SIPA Shutterstock40771814_000005

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La crise sanitaire comme disruption créatrice

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Bénéficiant de l’équipe de management la plus internationalisée de l’hexagone, le Research Lab de Rennes School of Business s’est penché, au cours des derniers mois sur l’impact de la crise que nous traversons. L’analyse des vingt-quatre études en cours, menées par 49 professeurs, fait apparaître une image singulière de cet épisode. Aux yeux des chercheurs rennais, le Covid-19 a en effet généré un choc certes traumatique, mais générateur d’un retournement de stratégie entrepreneuriale. Le gel économique temporaire produit par la crise précipite au loin une image surprenante, celle d’un monde futur plus ramassé et plus durable.


 

La crise sanitaire comme épisode traumatique

À l’évidence, le Covid-19 a eu l’effet d’un choc sociétal de premier ordre. Anke Piepenbrink montre qu’à la suite d’événement traumatique, les groupes sociaux éprouvent le besoin de parler. Les rassemblements extérieurs contribuent en général à la résilience commune. Le Covid-19 se distingue néanmoins de trois manières, des attentats terroristes précédents : il agit sur le long terme, concerne le monde entier et empêche tout rassemblement physique. L’analyse des données recueillies sur le site Tripadvisor permet aujourd’hui d’évaluer l’impact des réunions en ligne sur la résilience globale[1]. Ce choc a forcé les entreprises à modifier leurs modes de communication[2]. L’expansion des flux de nouvelles n’a pas été sans effet sur les marchés financiers – même si les mythes empruntaient des canaux de communication particuliers[3] : soucieux d’éviter la noyade, les traders se sont vraisemblablement concentrés sur un ou deux indices afin d’évaluer les risques dans la tourmente, estime Michael Dowling[4]. Le confinement n’a pas simplement renforcé l’enfermement des individus dans des bulles de savoir, il a augmenté la déperdition d’information au sein des équipes. Nous savons depuis les études menées par Rosenthal et Strange en 2003 que la déperdition de savoir augmente avec la distance. Celle-ci est de 80 % lorsque deux entreprises sont localisées à 500 m l’une de l’autre. À une distance de 750 m, la déperdition atteint 100 %. C’est la raison pour laquelle Steve Job conçut l’architecture des studios d’animation Pixar de telle façon à ce que les salles de réunion et surtout la cafétéria se situent au centre. Ceci afin d’accroître les interactions entre les cadres. Or le télétravail favorise la déperdition d’informations[5]. Le Covid-19 ne s’est pas contenté d’altérer les comportements[6], il a eu un effet sur la santé[7] et le bien-être au travail, notamment pour les étudiants[8]. Parmi les aspects négatifs, l’on peut retenir l’accroissement des inégalités au détriment des femmes soumises à la double pression de leur charge normale de travail et de celle de leurs enfants[9] ou encore la déshumanisation des rapports sociaux. Dans le secteur du tourisme, par exemple, une partie du personnel fut remplacé – en raison des contraintes de distanciation sociale – par des dialogueurs, ces agents conversationnels chargés de simuler un dialogue froid et intelligent ?[10]. Face à la déperdition humaine générée, un certain nombre de PDG ont pensé que l’humour pourrait être employé afin de faire baisser les tensions liées à la crise. Deux chercheurs, Guiquan Li et Fabio Fonti ont examiné les effets particuliers de l’humour sur la performance de l’entreprise dans la tourmente[11].

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Des stratégies entrepreneuriales qui changent de direction

Les travaux de recherche mettent également en évidence des altérations stratégiques profondes. En entreprise, la performance des équipes est largement déterminée par l’efficacité du partage des connaissances entre leurs membres. Or cette efficacité est décuplée lorsqu’un leadership éthique existe.  Les recherches de Guiquan Li, fondées sur l’analyse des données de 104 équipes informatiques, ont permis de construire un modèle théorique faisant émerger le type de posture managériale renforçant de façon optimale l’efficacité en entreprise[12]. Un modèle particulièrement intéressant lorsque le risque de déperdition d’information augmente en raison du confinement. Quant à la capacité à nouer de nouvelles alliances stratégiques en période troublée, celle-ci dépend en grande part de la structure de la personnalité, et par conséquent de la capacité des managers à encaisser des chocs. L’analyse des réactions des PDG dans le secteur de l’agri-business[13] montre que les personnalités les plus optimistes ont profité de la crise afin de nouer de nouvelles alliances stratégiques[14]. Au sein de ces dernières, le savoir et l’innovation ont été mutualisés. Ceci correspond à une prise de risque dans la mesure où l’innovation ouverte fait augmenter le risque d’imitation[15]. À l’image des chefs d’entreprises, les gouvernements ont dû modifier leur stratégie globale. Trois chercheurs[16] se sont intéressés aux interactions entre les émotions sociales générées par le Covid-19 et la politique gouvernementale chinoise. Leur recherche est fondée sur les données issues des microblogs chinois entre le 8 décembre 2019 (date du premier cas confirmé de Covid-19 en Chine et le 8 avril 2020 (lorsque la cité de Wuhan annoncé la fin du confinement). Enfin, Ramzi Hammami a conçu un outil permettant à un gouvernement de gérer de façon efficace son stock de matériel médical qu’il s’agisse des masques ou des respirateurs[17].

 

Esquisse du monde de demain, un retour au local et au durable

La troisième originalité des travaux en cours consiste à faire apparaître les prémisses du monde de demain. La crise sanitaire augmente une démondialisation baptisée slowbalisation[18]. Certains pays ont connu de graves problèmes de résilience face au risque de pénurie alimentaire. L’activité agricole étant faiblement financée par les organismes financiers locaux, Guillaume Bagnarosa a proposé de modéliser les risques associés à cette activité vitale[19]. La crise a également réduit à néant les chaines logistiques mondialisées en remettant au centre les systèmes de distribution locaux. Mais il est difficile de dire encore s’il s’agit d’une évolution durable[20]. Ce que nous savons juste, c’est qu’une technique comme la permaculture nous permet d’imaginer ce que seront les organisations dans l’ère de la post-croissance[21]. La crise sanitaire ne signe pas pour autant le retour à un monde englouti, les réunions en ligne ont eu pour effet de bouleverser la routine existante[22], quant à l’innovation, il est probable qu’elle ait été stimulée. L’étude des flux d’enregistrements de brevets permettra en tout cas d’apporter un élément de réponse[23]. D’un point de vue géoéconomique enfin, plusieurs tendances apparaissent à l’horizon : conscients de leur dépendance médicale et industrielle envers la Chine, les États-Unis pourraient promouvoir la démondialisation à partir du moment où celle-ci ne profite plus aux élites intermédiaires qui se sont emparées depuis longtemps des rênes du commerce. Leur stratégie constituera alors à freiner la mise en place du réseau 5G profitant en premier lieu à la Chine, en encourageant les Européens à relocaliser les industries vitales dans leur étranger proche. Ceci profitera en premier lieu au Maghreb et aux Balkans. Sur le plan agricole enfin, une nouvelle politique fiscale encouragera les filières courtes tout comme l’autosuffisance alimentaire. Les campagnes reculées bénéficiant désormais d’une connexion internet en seront les premières bénéficiaires[24].

[1] Clara Koetz and Anke Piepenbrink, “Social sharing of negative emotions in virtual travel communities”.

[2] Anke Piepenbrink and Fabio Fonti, “A shift in discourse? Analyzing the shift toward stakeholder orientation in large US corporations”.

[3] Yash Chawla, Prof. Anna Kowalska-Pyzalska, Prof. Eduardo Aguiar, QingYang Shen, Dr. Agnieszka Radziwon, Dr. Laurent Scaringella, Markus Will, Dr. Ewa Lazarczyk Carlson, Dr. Widayat, MM Dr. Marco Greco, Prof. dr. Marjolein, C.J. Caniëls, Prof. Paulo Silveira, Dr. Andrey Nishkin, Monica Cortinas, Dr. Burcu Oralhan, « The role of various communication channels in the propagation of myths and facts about Covid-19 »

[4] Michael Dowling, Amir Sadoghi, “Topic modelling of news coverage related to poverty during the Covid-19 pandemic”.

[5] Fan Xia, “Working From Home: How Much Does Distance Matter for Innovation?”

[6] Julia Roloff, “Behavioural, social and economic impacts of the outbreak response”

[7] Mehdi Farajallah, “Assessing the impact of teleworking on health with Withings scanwatch ?”

[8] Dirk Schneckenberg, Bernadett Koles, Dieter Vanwalleghem, “Assessing Student Well-Being in Distance Learning”.

[9] Petya Puncheva, “Equality and the Future of Work after Covid-19”.

[10] Rajibul Hasan, “Chatbots for Social Distancing in Tourism”.

[11] Guiquan Li, Fabio Fonti, “CEO Humor and Firm Performance”.

[12] Li Guiquan, “Leading Knowledge Sharing in Teams: An Integration and Comparison of Four Theoretical Perspectives”.

[13] Laurent Scaringella, “To what extent Coronavirus influenced the behavior of managers in their involvement in agri strategic alliances, ambidexterity, absorptive capacity, individual innovation performance and potential knowledge spillovers?”

[14] M. Loquen et L. Scaringella, “Consortium Melting Pot’: The emergence of unframed strategic alliances to ‘flatten the curve’ of Covid-19”

[15] Laurent Scaringella et Morgane Loquen, “Strategic Alliances during the Covid-19 crisis: a dilemma between openness and tacit knowledge exchange”.

[16] Fu Haohuan, Xiong Jie, Shi Wen and He Yuanqiong, “ The coevolution of social emotion, public agenda and social crisis: based on the real time analysis of Covid-19 in China”.

[17] Ramzi Hammami, “Managing medical emergency products”.

[18] Ramzi Hammami, “Globalisation and Slowbalisation of industrial activities”

[19] Matthew Ames, Guillaume bagnarosa, Tomoko Matsui, Gareth W Peters, Suikai Gao, “How can we improve agricultural credit risk models?”.

[20] Laurence Fort-Rioche et Ronan de Kervenoael, “The presence of significant alterations in the fabric of France’s distribution network”.

[21] Anahid Roux-Rosier and Ricardo Azambuja, “Permaculture”.

[22] Anke Piepenbrink and Fabio Fonti, “Routine dynamics in multi-party alliances: How routines deal with heterogenous organizational goals”.

[23] Fan Xia, « Innovating in a Pandemic”.

[24] Thomas Flichy de La Neuville, 2020, l’année géopolitique au prisme de l’histoire, Éditions Bios, 2020.

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À propos de l’auteur
Thomas Flichy

Thomas Flichy

Thomas Flichy de la Neuville, docteur en droit, agrégé d’histoire. Il est titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business.

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