<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Comment la crise sanitaire a exacerbé certaines pratiques médiatiques

22 juillet 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Didier Raoult, figure controversée dans les médias © Daniel Cole/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22432761_000010

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Comment la crise sanitaire a exacerbé certaines pratiques médiatiques

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« À quoi ressemblera le et-après ? » : cette question syntaxiquement atroce, Élodie Suigo la pose chaque jour à son invité sur France Info. Sous diverses formes, elle revient en boucle sur les médias, posées par des journalistes qui semblent honnêtement convaincus que « plus rien ne sera jamais comme avant », refrain corollaire. Mais ils sont les premiers à illustrer la réalité inverse : pourquoi demain se comporteraient-ils différemment quand la crise sanitaire a, au contraire, porté à un paroxysme leurs pratiques les plus contestables ?

« Sur les masques, je vous avouerai que oui, nous nous sommes tous dit : “Mince, on s’est fait l’écho du discours du gouvernement.” » C’est Solenne Le Hen, journaliste à Radio France, spécialisée dans les questions de santé, qui s’exprime ainsi (« Le rendez-vous de la médiatrice », France Info, 16 mai). Elle reconnaît le travers que je dénonçais dans ma précédente chronique : les journalistes ont souvent, ces dernières semaines, aboli toute distance critique vis-à-vis du discours officiel. Allons plus loin sans revenir sur la restitution complaisante des affirmations politiques : on a assisté, durant la crise de la Covid-19 (rappelons que l’Académie française préconise ici l’usage du féminin), à une sacralisation du discours médical. Les médecins ont été invités sur les plateaux comme des oracles de qui l’on attendait la révélation de la vérité.

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C’est nier la nature même du discours scientifique, qui ne progresse que par invalidations successives, a fortiori quand il porte sur une découverte toute récente comme l’est le virus auquel nous avons été confrontés. C’est nier aussi la dynamique fondamentalement polémique de ce qu’on appelle la « communauté scientifique ». Or, le savoir se construit précisément dans la confrontation des hypothèses. On pourrait ajouter le rapport extrêmement malsain qu’entretient le monde médiatique avec la statistique ou les études scientifiques. Interroger un protocole, recevoir à sa juste valeur le résultat d’une étude qu’aucune autre ne corrobore, voilà des réflexes quasi absents de la plupart de nos médias. On nous a ainsi assommés de chiffres, les uns établissant des décomptes objectifs, certes, et permettant d’apprécier l’évolution de la situation ; mais bien d’autres, censés n’être que des projections, étaient produits avec le même degré de certitude et à la même fréquence, quotidienne, émanant souvent d’une source unique, et sans précision sur les modalités de calcul.

Où placer le débat scientifique ?

Si cette prise en compte de la réalité du débat scientifique est incompatible avec l’exigence de simplicité et d’immédiateté du monde médiatique, c’est en grande partie parce qu’elle heurte l’un des ressorts les plus communs de toute présentation journalistique : le recours à l’expert, élevé au rang de consultant. Les médias font leur casting et composent leur plateau. Durant la période de confinement, les chaînes ont été en édition spéciale permanente et chacune avait sa sélection d’experts, venus avec leurs thèses et leurs références, voire leurs préférences liées à des proximités personnelles (ou, qui sait, des enjeux de carrière…). Ces données toutes humaines influant inévitablement sur le biais des invités n’ont jamais été évoquées ; au contraire, je le disais plus haut, les médecins ont été sollicités pour prophétiser. Certains, trop heureux du prestige et de l’autorité conférés à leur parole, ont satisfait sans détour aux attentes de ce format et se sont coulés dans le moule médiatique avec une aisance parfois manifeste.

Cette pratique du casting d’experts nourrit, dans le cadre de cet épisode sanitaire, une relation très étroite avec ce que la communication nomme le storytelling, c’est-à-dire, en français, la dramatisation. À de nombreuses reprises, j’ai pu montrer la prégnance du manichéisme dans la pensée médiatique. Au lieu de rendre compte de la complexité du réel, on prétend l’abolir en simplifiant la situation selon des critères moraux : il y aura les bons et les méchants. À partir de cette grille de lecture, on propose une lecture cohérente, donc satisfaisante, donc rassurante, des choses. On a pu observer cette approche dans l’affaire de l’hydroxychloroquine : il semble que nous soyons le seul pays au monde où l’usage de ce médicament ait provoqué de telles crispations.

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La mise en scène médiatique n’y est pas pour rien : les médias ont construit autour du professeur Didier Raoult l’image du charlatan vaniteux, voire du savant fou, qui permettait, dans la circonstance, de donner un visage, celui du discrédit, aux sceptiques et aux réfractaires. L’interview du professeur Raoult par Apolline de Malherbes pour BFMTV exemplifie à tous les égards cette démarche. Sans cesse, la journaliste ramène son interlocuteur à lui-même, lui demandant de confirmer ce qu’elle asserte : qu’il est content d’attirer l’attention sur lui, qu’il se sent flatté d’être devenu (parce que les médias eux-mêmes lui ont attribué ce rôle !) la voix dissidente dans un contexte de peur où les gens ont désespérément besoin d’accorder leur confiance. Didier Raoult a le bon réflexe de rejeter comme inintéressante les questions sur sa personnalité et, pour les positionnements scientifiques, de toujours répondre à la première personne du pluriel, inscrivant ses thèses dans le travail d’une équipe, rappelant le large soutien dont il bénéficie auprès de ses pairs.

L’attitude qu’Apolline de Malherbe impute à Didier Raoult, ce sont les médias eux-mêmes qui l’ont assumée : une proximité feinte et surjouée censée nous rassurer, plus dangereuse que tout, en ce qu’elle implique de renoncement à la méfiance. Cette démarche paternaliste et infantilisante, les journalistes l’avaient inaugurée lors des grèves perlées de la SNCF : vous vous sentez perdus ? Nous sommes à vos côtés, nous recueillons vos réactions, nous répondons à vos inquiétudes. Face à la Covid-19, les médias se sont mis à notre écoute ; ils ont voulu répondre à nos craintes et à nos interrogations. France Info, radio qui ne prend jamais d’auditeurs à l’antenne, a accueilli leurs questions des heures durant, tous les jours, durant le confinement. Et les gens appellent (j’avoue que c’est ce qui me surprend le plus : qui a cette idée saugrenue d’appeler France Info ?) !

La chasse en meute des fake news

Ce souci de notre sort s’est encore manifesté dans l’habituelle chasse aux fake news, concept commode qui permet de maintenir tout à la fois une espèce de répulsion vis-à-vis de toute information n’émanant pas des médias autorisés et une homogénéité de pensée au service d’une forme d’ordre, de nature totalitaire par certains aspects. De nombreux médias ont filé la métaphore pandémique pour nous mettre en garde : les fake news, à l’instar du virus, sont contagieuses et se propagent très vite ; « il faut enrayer la surinfection », considère La Croix (19 mai). Pour faire le lien avec notre propos liminaire, au début de l’épidémie, toute mise en doute de la parole gouvernementale au sujet des masques, comme tout propos suggérant que leur non-préconisation avait pour seul but d’en dissimuler la pénurie relevait, selon nos médias, d’une propagande malveillante qu’il convenait de dénoncer et de combattre.

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On a vu le retournement de situation… Fait non moins grave, il est surprenant de voir comment nos médias ont caricaturé en thèse complotiste une information qui méritait intérêt et vérification : l’idée que la Covid-19 ait été fabriquée dans un laboratoire chinois a été présentée comme une hypothèse hautement farfelue. Pourtant, une telle affirmation ne suppose, de la part de la Chine, aucune intention de nuire ; il s’agit seulement, pour ceux qui la profèrent, de suggérer, d’une manière assez logique, que l’apparition du virus dans une ville où se situe justement un institut de virologie classé P4 ne soit pas une pure coïncidence, tout en reconnaissant le caractère possiblement accidentel de la diffusion de ce virus. En écartant cette thèse comme complotiste par souci de ne pas faire chorus avec Donald Trump, on s’interdit peut-être d’examiner une piste digne d’intérêt.

Non, vraiment, la crise sanitaire n’aura pas constitué l’occasion pour nos médias d’entrer dans « le et-après ». Au contraire, elle aura cristallisé des pratiques avec lesquelles il serait urgent de rompre, si nos médias espèrent retrouver une crédibilité et une estime plus larges auprès de la population.

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À propos de l’auteur
Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Agrégée de lettres modernes et docteur de l'université Paris IV-Sorbonne, Ingrid Riocreux est spécialiste de grammaire, de stylistique et de rhétorique. Elle a publié La langue des médias (L'Artilleur, 2016) et tient un blog consacré à l'étude du discours médiatique.

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