Notre temps de cerveau disponible est largement dépassé et les écrans à chaque coin de rue peuvent en témoigner. Où placer la sensibilité dans tout cela?
La technologie triomphante ne s’est pas contentée de s’emparer de nos outils de travail, elle a pris possession de nos esprits par le biais de la connexion permanente. En quelques années, la disruption technologique a réduit au néant la contemplation en silence tout comme la création pure qui s’incarne dans la poésie. Ceci à tel point que la déconnexion nous ramène au souvenir d’un monde englouti où l’ennui stimulait l’action. Toutefois, l’homme ne se laisse pas facilement disjoindre si bien que la réduction du monde à une suite de process génère, avec un bref décalage, l’exacerbation de la sensibilité. L’histoire des élites est d’ailleurs marquée par des cycles au cours desquels la réaction fantaisiste succède à l’abrutissement par l’automatisation. Ce cycle transparait des écrits d’Hippolyte Taine sur la révolution. Le point de départ – aux yeux de l’historien – est en effet celui d’un XVIIIe siècle sensible :
« Tous ces gens-là sont trop sensibles. Ce sont des Français et des Françaises du XVIIIe siècle, élevés dans les aménités de la plus exquise politesse, accoutumés aux procédés obligeants, aux prévenances continues, aux complaisances mutuelles, si pénétrés par le sentiment du savoir-vivre que leur conversation semblait presque fade à des étrangers ». [simple_tooltip content=’Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, La Révolution I, Paris, Hachette, 1879, p. 148.’][1][/simple_tooltip]
Mais ces élites périssent de leur sensibilité même. Leur succèdent alors des hommes à l’insensibilité voulue et à la raideur automatique. Ces derniers mécanisent l’éducation des élites par le biais des gaveuses scolaires de l’Empire. Alphonse de Lamartine se remémore de cette période en ces termes :
« Tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse, de la pensée humaine. Rien ne peut peindre à ceux qui ne l’ont pas subi, l’orgueilleuse stérilité de cette époque (…) c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. » [simple_tooltip content=’Alphonse de Lamartine, Des destinées de la poésie, Paris, Librairie de Furne, 1834, p. 7.’][2][/simple_tooltip]
Toutefois la mécanisation à outrance des esprits et la réduction de la France à une machine guerrière sans autre finalité qu’une fuite insensée vers l’illusion de la gloire, la mène à son effondrement. Il n’existe en effet aucune relation entre le progrès technologique et la croissance vitale d’une civilisation, comme nous l’enseigne l’histoire militaire de la Grèce antique. Quant aux effondrements, ils s’accompagnent généralement d’un retour vers le point d’origine du cycle. Lamartine en témoigne :
« La poésie était revenue en France avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nous rendit la restauration. Il semble que le retour des Bourbons et de la liberté en France donnât une inspiration nouvelle, une autre âme à la littérature opprimée ou endormie de ce temps ». [simple_tooltip content=’Alphonse de Lamartine, op. cit., p. 17.’][3][/simple_tooltip]
Qu’en conclure pour nous-mêmes ? Deux leçons peut-être : d’une part, l’idolâtrie managériale des process – encore en vogue dans les entreprises se cramponnant aux vieux schémas pyramidaux du passé – risque d’entraîner en retour le triomphe d’une sensibilité aussi irrationnelle qu’incontrôlable. En second lieu, la contraction de l’espace-temps, inhérent à la modernité a miniaturisé l’alternance des tendances alternatives précitées. L’épidémie de coronavirus en donne un exemple frappant puisqu’une peur irrationnelle a accompagné les efforts déployés par la médecine afin de conjurer la hantise d’une mort sans ordonnance.