Dans l’est du Congo-Kinshasa, les affrontements se multiplient et se ressemblent. La situation semble figée et se répéter, sans évolution. Sous les radars internationaux, c’est pourtant une guerre meurtrière qui se déroule.
En octobre 2012, je traversais sur une petite moto la zone comprise entre le poste-frontière ougandais de Bunagana et les faubourgs de Goma, en passant par Rutsuru et Rumangabo, un territoire alors tenu par le mouvement rebelle dit M23 (Mouvement du 23 mars).
C’était il y a plus de dix ans, mais sans surprise rien n’a changé, car les mêmes causes entraînent les mêmes effets. Le Rwanda vit toujours sa position limitrophe avec le Nord-Kivu comme une situation précaire à cause du vide sécuritaire permanent chez le failed state voisin. Les enjeux économiques (miniers principalement) attisent toujours les convoitises et financent les belligérants, la pression démographique toujours accrue pèse sur des ressources qui vont en diminuant (érosion et changement climatique), etc.
En arrière-plan de tout cela, toujours les conséquences des déplacements de population qui accroissent encore les tensions, à la suite du génocide des Tutsis rwandais et de la prise du pays par le Front patriotique rwandais en juillet 1994. La question identitaire reste ainsi fondamentale, faute de règlement des épisodes antérieurs. En effet, le mécanisme de règlement des conflits en République démocratique du Congo ressemble fort à une prime à ceux qui ont un pouvoir de nuisance : on marchande pour déposer les armes, on les reprend un an après sous un autre nom, sans justice post-conflit.
Or tant qu’il y aura de la méfiance rwandaise envers le chaos congolais servant de refuge à des forces hostiles à ce pays traumatisé envers un petit voisin prêt à intervenir quand il le juge nécessaire, le cycle s’auto-entretiendra. Quand en 2012 le M23 a pris Goma, les événements de la première guerre du Congo ont semblé se répéter. Quand le M23 a ressurgi fin 2021, personne n’avait eu le temps d’oublier les guerres précédentes.
Rwanda et M23
Sous perfusion internationale (comme ses voisins), le Rwanda bénéficie cependant moins qu’avant du sentiment de culpabilité des donateurs occidentaux et de l’ONU, qui a finalement établi le soutien militaire de Kigali au M23 (dans un rapport d’expert qui a fuité dès août 2022).
Documenté par l’ONU, pourtant en général frileuse dans ses prises de position, ce soutien du Rwanda au M23 n’était certes pas une révélation, mais cela a permis à l’UE comme aux États-Unis de le condamner officiellement. Toutefois, quel intérêt de dénoncer s’ils n’ont aucun moyen de coercition, à part confirmer encore une fois à l’Afrique dans son ensemble l’inutilité de la communauté internationale pour le traitement des crises ?
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Le Rwanda avait pourtant tenté de renforcer sa collaboration avec la RDC depuis le remplacement de Laurent-Désiré Kabila par Félix Tshisekedi en janvier 2019, espérant, sans trop y croire, un changement dans la conduite du pays. Mais Tshisekedi peut gesticuler autant qu’il veut, les provinces orientales échappent toujours au contrôle de l’État et de son armée, peu disciplinée, mal encadrée, et qui doit partiellement vivre sur la bête quand les troupes sont sur le terrain, car la logistique ne suit pas. À l’inverse, les Forces armées rwandaises (FAR) sont bien entraînées et bien équipées.
Au siège, à Addis-Abeba, la crainte d’un conflit ouvert entre le Congo et le Rwanda a pris de court les membres de l’Union africaine (UA). Depuis la prise de Bunagana par le M23, le Conseil de paix et de sécurité de l’organisation panafricaine s’est surtout illustré par une absence de suivi des négociations. Les différentes médiations entreprises par l’UA et l’Eastern African Community (EAC) n’ont donc pas permis jusqu’ici de calmer la situation, sans surprise, là encore. Sur le terrain, la situation est même à deux doigts de se transformer en conflit interétatique.
Jean-Marie Runiga est suspecté, avec l’appui de Kigali (évidemment non assumé officiellement), de superviser l’entraînement de nouveaux combattants du M23 à l’intérieur des frontières rwandaises, avant leur envoi prévu en RDC. De plus, la présence avérée de troupes d’élite de l’armée rwandaise aux côtés du M23 confère elle aussi une dimension internationale à un conflit qui implique en outre plusieurs membres de l’EAC. Beaucoup plus visible, le 24 janvier, un missile des Forces armées rwandaises a loupé de peu un Sukhoi-25 des FARDC. Kinshasa a aussitôt dénoncé un « acte de guerre », mais sans prendre d’action en représailles pour autant. Félix Tshisekedi a également reporté sine die le lancement d’une vraie offensive contre le M23, malgré le non-respect de ce qui avait été convenu en novembre 2022 lors du sommet de Luanda, à savoir un retrait du M23 de toutes leurs positions avant le 15 janvier. Au contraire, les troupes de Sultani Makenga (le chef militaire du mouvement) ont agrandi leur territoire. Les FARDC, déjà pénalisés par leur manque de discipline, n’ont en effet réussi à se coordonner ni avec les forces de l’EAC, qui a commencé son déploiement aux Kivu fin 2022, ni avec celles de la Monusco.
Le jeu diplomatique du M23
Jouant médiatiquement le jeu de la diplomatie internationale, le M23 a officiellement cédé le 6 janvier (non sans avoir convoqué, et attendu, les caméras des médias locaux et internationaux) le contrôle du camp militaire de Rumangabo, mais seulement au contingent kényan de la force régionale est-africaine, tenant ainsi à l’écart les FARDC, ce qui avalise bien le rapport de forces en faveur du M23. En agissant ainsi, le M23 a surtout donné un os à ronger aux différents acteurs : personne n’a été dupe, mais tout le monde a pu (momentanément) faire semblant de sauver la face. Et, sans peur de la contradiction, l’EAC s’est même permis de préciser qu’« il est important de savoir que la force régionale n’a jamais conclu un accord avec le M23 et ne le fera jamais ».
Et quand à peine trois semaines plus tard (le 26 janvier) la commune de Kitchanga (située sur un axe de circulation important) est passée sous le contrôle du M23, le camouflet fut difficile à masquer, même avec beaucoup de langue de bois diplomatique. Conséquence de cette inefficacité, malheureusement habituelle, des troupes dites « de maintien de la paix », des groupes d’autodéfense congolais se sont déjà réorganisés et affrontent assez régulièrement le M23 lors de combats violents.
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In fine, Kagame a beau jeu de déclarer qu’« après avoir dépensé des dizaines de milliards de dollars pour le maintien de la paix durant ces deux dernières décennies, la situation à l’est du Congo est pire que jamais. Pour expliquer cet échec, certains dans la communauté internationale accusent le Rwanda, même s’ils savent très bien que la vraie responsabilité repose en premier sur le gouvernement de la RDC, et sur ces acteurs extérieurs qui refusent de s’occuper des racines du problème. » Le chef d’État rwandais renvoie ainsi chacun à ses responsabilités, et la pseudo communauté internationale dans ses cordes. On ne voit personne lui apporter la contradiction, et pour cause.
On peut malheureusement reprendre en conclusion celle d’un article paru dans cette revue il y a deux ans : la stabilisation des Grands Lacs ne sera pas effective tant que les problèmes structurels ne seront pas pris en compte. Au risque d’insister, c’est bien en premier lieu la saturation économico-démographique notamment du Rwanda et des deux Kivu, surpeuplés et dotés d’économies essentiellement agricoles, qui est exploitée par des entrepreneurs identitaires politico-économico-guerriers. Évidemment, Kagame préfère contrôler l’un de ces belligérants, c’est-à-dire avoir la main sur le M23, et le mouvement sert en prime de premier rideau défensif (la meilleure défense étant l’attaque). C’est pour lui la moins mauvaise des solutions, face au danger que représente le chaos congolais à ses portes.