Entretien avec l’amiral Alain Coldefy.
L’ancien numéro 2 des armées revient sur sa carrière à la mer et en échelon central. Il se confie, en toute franchise, sur ses regrets, les succès et les échecs de vingt ans de réformes, sur la culture militaire des politiques, le jeu de la Turquie et de l’OTAN, la réalité des coopérations internationales et l’affaissement de l’ambition navale de la France. Des propos revigorants, comme un fort vent d’ouest.
Propos recueillis par Frédéric Pons
Dans la préface de Amiral. Le sel et les étoiles, un livre passionnant de bout en bout, Erik Orsenna parle d’Alain Coldefy comme d’un « phénomène », tant sa carrière a été intense et diverse. Ce marin a connu toutes les mers. Pacha de frégate, de porte-avions et patron de la force aéronavale, il commandait en chef la flotte française pendant la guerre du Kosovo (1999). Il s’était opposé à un contre-amiral américain qui voulait bombarder Srebrenica, s’attirant finalement son respect : « Coldefy, c’est un guerrier ! » Plus tard directeur des relations internationales des armées puis major général, le numéro 2 des armées, il sera l’un des artisans de la grande réforme militaire des années 2000. Un cas exceptionnel ? « Non, répond l’amiral, aujourd’hui président de la Société des membres de la Légion d’honneur (45 000 légionnaires). Ma particularité est d’avoir embrassé des expériences responsables dans le domaine de la mer et des armées, de la haute administration, des affaires internationales, de l’industrie, de la réflexion stratégique et de l’écriture, enfin de l’associatif. »
Le monde naval est-il devenu plus dangereux qu’il y a quarante ans ?
Oui, sans conteste. Pendant la guerre froide, la présence des flottes alliées et soviétiques dans les zones de transit (détroits), les zones de concentrations de flotte (Golfe persique), les zones de forage de pétrole (Guinée), neutralisait le désordre. Aujourd’hui tout est permis, avec de nombreux acteurs non étatiques.
Là où se trouvent la richesse et le commerce, c’est la loi de la jungle.
Quelle leçon tirez-vous de la tension quasi permanente en Méditerranée orientale ?
Cette tension a toujours été une réalité. Avec la possibilité des porte-avions et des missiles de croisière, tirés jusqu’à 1 000 km à l’intérieur des terres, la tension perdure. Toutes les parties prenantes (Russie, États-Unis, Royaume-Uni, France) ou présentes (Iran, Irak, Syrie, Arabie saoudite, Israël, Égypte, Turquie, EAU, etc.) jouent une stratégie en fonction de leurs intérêts nationaux.
Comment qualifiez-vous l’acte d’intimidation de la marine turque, l’été dernier, contre une frégate française ?
C’est une provocation inacceptable qui n’a rien à voir avec « l’illumination » d’un aéronef, beaucoup plus fréquente et moins belliqueuse. L’OTAN n’a pas suivi la France. Les États-Unis ont fait la sourde oreille, l’Allemagne aussi. Les Grecs nous ont applaudis, mais se sont dépêchés d’acheter des frégates américaines au lieu des françaises qu’ils avaient commandées.
Que faire, dans ce contexte ?
Il faut plus que jamais montrer sa force à Erdogan, lui rappeler que l’on ne s’adresse pas à une puissance nucléaire comme à un vulgaire voisin, lui dire que lorsque l’on ne signe pas les accords sur les zones économiques en mer, on s’expose à être sorti du jeu, entamer une démarche d’exclusion de l’OTAN, contrer ses intrusions dans notre politique intérieure. Et surtout démontrer à nos alliés combien, à terme, c’est dangereux pour eux.
Faut-il vraiment redouter la puissance navale de la Turquie ?
Oui et non. Oui, parce qu’elle est juste derrière nous en tonnage ; elle se modernise à grande vitesse et disposera bientôt d’un bâtiment de projection et de commandement. Elle tirera en premier, ce qui médiatiquement a toujours un effet considérable et la désinformation sera lancée. Non, parce que la marine turque n’a pas l’expérience des opérations interarmées, coordonnées à l’échelon central, ni de la maîtrise de vastes zones.
La marine russe est-elle un danger pour nos intérêts ?
Pas particulièrement tant que la Russie n’est pas un adversaire. À nous de bien définir nos intérêts stratégiques, de puissance ou d’influence, et de manœuvrer, y compris en mer, pour les faire respecter. Avec 13 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE, 14 aux États-Unis) et 25 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA, plus de 60 dans l’US Navy), la marine russe possède une composante sous-marine moderne et redoutable. Mais elle manque de capacité de projection de puissance (porte-avions) et de capacité de commandement d’opérations interarmées en projection extérieure.
La marine nationale pourrait-elle faire face à un afflux de migrants clandestins sur nos côtes ?
Non, bien sûr. Il n’existe aucun mode d’action légal. En haute mer, sauver les vies humaines en danger est un impératif et pénétrer dans les eaux territoriales de départ pour faire une opération serait un acte de guerre.
Et dans nos eaux territoriales ?
C’est aux forces de sécurité d’intervenir, y compris avec des moyens de la marine et sous l’autorité du préfet maritime. On a vu des migrants recueillis par la marine, remis aux autorités et la facture de leur hébergement être envoyée… au commandant ! Il est impossible de trier les migrants en mer : les migrants économiques sont refusés, les migrants politiques acceptés.
Vous ouvrez votre livre sur les opérations en ex-Yougoslavie. Avec le recul, ne regrettez-vous pas l’intervention de l’OTAN contre la Serbie, notre allié historique, en mars 1999, qui a conduit à la création du Kosovo, un État musulman mafieux au cœur de l’Europe ?
En tant que chef militaire d’une force franco-britannique redoutable, je ne me suis pas posé la question et je n’ai même pas eu à rappeler aux marins que nous n’étions pas en guerre contre un peuple, mais que nous devions conduire ses dirigeants devant le tribunal. Quand on est engagé sur le terrain, la question récurrente du militaire en charge est celle de l’état (politique) final recherché par ceux qui ordonnent la mission. C’est une question très difficile qui reçoit rarement une réponse claire.
Votre souvenir le plus fort en état-major ?
Le poste de major général des armées. J’ai eu la charge de mettre en place la loi organique sur les finances (LOLF), de réformer l’échelon central en harmonie, si possible, avec les armées dépossédées de certaines de leurs attributions, et donc réticentes ; en évitant aussi la mainmise d’une administration civile par nature « irresponsable », malgré sa compétence, en comparaison du chef d’état-major des armées qui engage la vie des militaires au combat. Le seul objectif était une meilleure efficacité opérationnelle des armées et le souci de ne pas séparer le « front » (les combattants) du « soutien » qui était une tendance lourde des administrateurs civils.
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Regrettez-vous la « suspension » du service militaire ?
En tant que militaire, non. Il aurait été utile de le conserver pour la nation, en le rendant moins injuste et en incluant les femmes. Mais il était inutile pour les armées. Était-ce possible de le conserver ? Pour la seule armée de terre, il fallait 60 000 cadres pour encadrer 200 000 Français. La facture était lourde.
Vous évoquez des réussites et des échecs. De quoi parlez-vous exactement ?
Le principe des bases de défense. L’idée était de transposer aux armées de terre et de l’air le modèle du port de guerre qui regroupe tous les soutiens humains, matériels auprès desquels les unités navigantes s’adressent dans un processus de décision et de responsabilité bien établi. La réalisation a été décevante, pour ne pas dire plus. Le commandement a été démuni de prérogatives indispensables au profit de l’administration. La culture des armées était trop différente.
Et l’impasse faite sur les si indispensables drones ?
Oui, c’est un regret, même si je n’étais pas le seul acteur, mais j’assume ma part. À l’époque, je n’avais pas encore l’expérience de l’industrie vécue de l’intérieur.
Les chefs militaires, à l’époque, n’ont-ils pas été trop timorés face aux politiques ?
Sans doute. Mais on est alors dans un contexte où l’on entend, depuis quarante ans, qu’on est mal organisé dans les armées, qu’on utilise mal l’argent public, que les dividendes de la paix doivent être touchés tout de suite. La finance est devenue le critère unique alors que les chefs militaires ont peu l’expérience de la gestion des finances publiques. La réalité est que le ministère des Armées est le mieux géré de tous : il applique les révisions de politique publique sans grève ; l’ascenseur social marche ; les armées sont au rendez-vous de leurs missions. Et dès qu’il y a des secousses dans la société, on en appelle aux militaires. Quelle belle reconnaissance…
Nos chefs militaires ne sont-ils pas devenus d’abord des gestionnaires, en perdant de vue le temps long ?
Ils ont toujours été des gestionnaires et on connaît bien les principes de la guerre : économie des moyens, concentration des forces, etc. Mais ils ont de la difficulté, en particulier dans la marine qui est par essence le temps long, pour trouver les mots susceptibles de faire adhérer les politiques. Colbert plantait la forêt de Tronçais pour que « Sa Majesté ait dans trois siècles les meilleurs mâts pour sa marine ». On en est loin.
La culture globale des chefs militaires présente-t-elle des angles morts ?
Oui, parce que je suis exigeant. Je pense à la curiosité intellectuelle qui ouvre l’appétit de culture générale. Heureusement, les chefs qui émergent sont ouverts au monde. Ils sortent de leur expertise professionnelle. L’École de guerre est ainsi un moment fort de la carrière et je trouve anormal, par exemple, qu’une des trois armées [NDLR l’armée de l’air] dispense ses officiers d’une épreuve de culture générale.
La culture militaire des politiques ne s’efface-t-elle pas dans les nouvelles générations ?
Très certainement. C’est en partie une des conséquences, mais pas la seule, de la suspension du service militaire. Tous les futurs hauts fonctionnaires, hommes et femmes, devraient effectuer ce service, condition dirimante dans le cas contraire.
Peut-on donc parler de sous-culture militaire, stratégique ou géopolitique chez nos responsables politiques ?
Notre personnel politique a une bonne culture et une bonne vision, à défaut de connaissances militaires approfondies. Ce qui fait défaut, c’est la capacité de traduire cette vision en actes concrets, en s’élevant au-dessus des débats ancillaires.
À vous lire, on comprend que la France aurait renoncé à sa vocation de grande puissance maritime…
Je le crains, mais j’espère me tromper. Je fais tout, à mon modeste niveau, pour qu’il n’en soit pas ainsi. Je rappelle ainsi que les zones économiques nous donnent des droits exclusifs sur la surface, la colonne d’eau, le fond des océans et les ressources qui s’y trouvent. La pêche a été délaissée : elle ne fournit que 15 % de nos besoins nationaux. Le commerce maritime pourrait nous enrichir, grâce à notre géographie : Le Havre fait gagner une journée de mer à un porte-conteneurs géant qui vient de Chine, par rapport à Amsterdam. Mais ce n’est pas notre point fort. La marine marchande a été sacrifiée par ses syndicats et les dockers ont tué les ports.
Nous avons pourtant eu, dans notre histoire, de grands artisans de la marine française.
Oui. Je pense à Richelieu qui organise une force permanente. Colbert la développe. Louis XVI a vu son importance avec Vergennes. Plus près de nous, Georges Leygues a construit une marine qui, en 1939, faisait impression.
Se tourner vers la mer est-il vraiment un projet galvanisant, en particulier pour les plus jeunes ?
La panoplie des métiers est unique, de la science à l’énergie et au commerce. Il y a de l’aventure encore dans les métiers de la mer. Notre avenir est maritime. C’est là que nous pouvons trouver nos besoins futurs en énergie, en nourriture.
Vous soulignez l’importance du porte-avions dans toutes les grandes marines.
La France a été, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, pionnière de l’aviation et des porte-avions. L’aéronavale a été créée en 1910, mais les porte-avions, grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, n’avaient pas la faveur des états-majors dans les années 1930. Elle s’est rattrapée avec l’amiral Nomy dans les années 1950. Aujourd’hui, toutes les grandes puissances se dotent ou cherchent à se doter de porte-avions.
Donc, vous êtes favorable à la construction d’un second porte-avions français…
C’est d’une évidence criante. Pour être disponible et entraîné en permanence, il faut deux porte-avions. La propulsion nucléaire est un atout opérationnel indiscutable. Les Anglais y ont renoncé en partie parce qu’ils n’ont pas été capables de construire seuls leur dernière génération de SNA Astute, sans l’aide d’ingénieurs américains.
Pourquoi dites-vous que les grandes architectures de sécurité sont à bout de souffle ?
Parce que les conditions de leur mise en place ont été modifiées avec le temps, avec de nouveaux équilibres de puissance. L’ONU tient depuis soixante-quinze ans. Le rejet de juridictions supranationales est aussi de plus en plus fort. Il est nourri du sentiment qu’elles ont été mises en place par et au seul profit des nations occidentales.
Les systèmes d’alliances ne sont-ils pas suffisants pour nous garantir une réelle puissance navale ?
En principe, la réponse est oui. Mais les alliances ont vocation à se dissoudre. En réalité, la France possède des capacités navales que les autres alliés en Europe n’ont pas – le système porte-avions/Rafale/Force aéronavale nucléaire/SNLE/dissuasion nucléaire –, alors que toutes les armées de terre ou de l’air européennes ont les mêmes outils. La différence vient de leur capacité opérationnelle réelle, de leur capacité de commandement des opérations nationales ou internationales. Là, la France est au premier rang en Europe.
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Les coopérations ne sont-elles pas utiles ?
Elles sont souvent recherchées par ceux qui ont tout à y apprendre pour devenir ensuite des concurrents, comme dans l’industrie. La mutualisation n’a d’intérêt que si elle permet de disposer de capacités dont tout le monde n’a pas besoin en même temps et au même endroit. Par dessein politique, on fait des opérations en coalition, donc rarement seuls et au même endroit.
L’Europe a-t-elle une politique maritime ?
Non, parce que la notion de puissance est bannie du vocabulaire de l’Union européenne.
Pourquoi parlez-vous d’« impairs politiques majeurs » de la France dans la construction européenne ?
La Commission européenne a trop longtemps été négligée par la haute hiérarchie. Les diplomates ont visé, comme les militaires, des postes de prestige sans comprendre que c’est aux échelons inférieurs que se préparent les dossiers. Ce qu’on appelle le parcours qualifiant des dirigeants doit absolument comprendre un passage à ce niveau. Ensuite le mode opératoire pour travailler avec les autres pays membres a été concentré sur ce que diplomates, énarques et militaires considéraient « à leur niveau » (Allemagne, Royaume-Uni, voire Italie), négligeant les acteurs dits de moindre importance (Pays-Bas, Espagne, etc.). Enfin, les initiatives françaises (EMUE, CMUE, SGAE, AED) ont souvent été annoncées sans travail préparatoire : notre suffisance habituelle…
Vous écrivez que « la mer se vit et les marins sont taiseux ». Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Parce qu’un éditeur me l’a demandé. Réticent au départ à l’idée de sortir du cahier de souvenirs classique du grand-père à ses petits-enfants, j’y ai finalement trouvé du plaisir. Mais il m’a fallu faire du tri, ne pas évoquer les sujets trop techniques, supprimer les sujets de passion comme la gestion des ressources humaines, la recherche des hauts potentiels, la prévision des besoins, l’humanité sans laxisme dans la gestion individuelle.
Quel est votre beau plus souvenir de mer ?
L’évacuation sanitaire d’une femme enceinte dans un atoll de Polynésie. Elle n’a pas accouché à bord. Le commandement à la mer qui m’a le plus marqué est celui du porte-avions Clemenceau, un outil de guerre impressionnant. Il ne se commande pas à la voix et il met en œuvre les fondamentaux du commandement et de la cohésion sociale, à une échelle unique, sans doute reproductible pour une société un peu perdue comme la nôtre.
Que sont ces « fondamentaux » ?
Je veux parler de la mission : l’objectif commun, l’ambition, le projet partagé. Je pense aussi à la rigueur dans l’exécution : la subsidiarité (la chose la moins bien apprise et comprise dans le civil), et ses interdits, le laxisme est mortel au sens propre. Enfin, la cohésion : chacun est respecté dans ce qu’il fait et dans ce qu’il est.
Comment expliquez-vous que les armées ont réussi à se réformer et que le monde civil a tant de mal à le faire ?
Un grand patron a écrit qu’une réforme dans une grande entreprise c’était « du sens, du suivi, du soutien ». C’est une mission commune, une exécution rigoureuse et de la considération humaine. Dans les armées, il n’y a pas de syndicat de refus – le chef est le premier syndicaliste – et on peut souligner que les civils de la défense ont été les premiers acteurs de ces réformes.
Enfant, vous rêviez « de sel et d’étoiles ». Au cours de vos quarante et une années de services et de vos 27 mutations, avez-vous accompli ce rêve ?
Oui, notamment dans tous mes commandements à la mer, du patrouilleur de 35 marins au porte-avions de 2 000 hommes. Si je n’avais pas été marin, j’aurais été professeur, de maths sans doute, avec un voilier au bout du ponton. Au siècle dernier, méhariste…
Avez-vous gardé cette humilité que l’on reconnaît aux marins ?
La mer, comme sans doute la montagne ou le désert, est un milieu qui vous apprend très vite ce que vous êtes. Ça aide.
Aujourd’hui, si vous baptisiez un bateau, ce serait…
Tabarly, promotion 1958, toujours fidèle à l’uniforme d’officier de marine. Cousteau, promotion 1930, cependant moins fidèle à la marine.
À lire : Amiral. Le sel et les étoiles, d’Alain Coldefy, Éditions Favre, 240 pages.