Alors que Taiwan suscite les passions de l’actualité, notamment à la suite d’un récent exercice « d’encerclement total » de l’île par Pékin, un regard historique permet de mettre en lumière l’origine des tensions entre les deux pays.
Restée inconnue des grandes civilisations durant l’Antiquité, l’île de Taïwan a su attiser bien des convoitises au cours des derniers siècles. Traversée successivement par différents peuples, des aborigènes aux Japonais en passant par les Européens et les Chinois eux-mêmes, cette succession de population lui a permis de se forger une identité unique, définie par son clivage avec le continent. Comprendre le lien qui unit la Chine et Taïwan nécessite de remonter quelques siècles en arrière pour découvrir qu’il s’agit davantage d’une désunion entre l’île et le continent.
Une colonisation de l’île d’abord européenne
Jusqu’à la colonisation européenne, l’île est peuplée d’autochtones austronésiens. En 1542, des marins portugais qui naviguent dans la région repèrent l’île et la surnomment « Formose », soit l’île « magnifique ». Près d’un siècle plus tard, les Hollandais cherchent à établir un poste avancé afin de commercer avec la Chine et le Japon, pour mettre fin au monopole entretenu dans la région par les Portugais et les Espagnols. Ils fondent alors une première colonie en 1624 au sud-ouest de l’île et produisent de la soie, de la porcelaine, du sucre ou encore du riz. Pour cela, ils font venir une main-d’œuvre chinoise en tant que travailleurs agricoles. Bien que de courte durée, le commerce y fut très profitable pour les Hollandais. Ces derniers restent sur l’île jusqu’en 1662 avant d’être chassés par le général chinois Koxinga et son armée qui fuient le continent sous la pression de la nouvelle dynastie.
L’emprise de la Chine impériale : première rupture entre l’île et le continent
Alors que l’île est colonisée par les Hollandais, la Chine est à l’époque gouvernée par la dynastie des Ming depuis trois siècles. En 1640, des révoltes paysannes éclatent, faisant tomber la dynastie au profit de guerriers provenant de Mandchourie, une région au nord-est de la Chine. Ces derniers conquièrent progressivement l’ensemble du pays et fondent la dynastie des Qing en 1644, dernière dynastie impériale qui régnera sur la Chine. Parmi les « résistants » à cette nouvelle dynastie se trouve Koxinga, un général qui lance une campagne militaire afin de rétablir l’ancienne dynastie Ming. Après quelques défaites, il est repoussé au sud du pays puis quitte définitivement le continent pour Taïwan, accompagné de ses troupes. C’est la première grande arrivée de Chinois à Taïwan qui expulse les Hollandais de l’île. Il décide alors d’en faire une base arrière pour partir à la reconquête de la Chine afin de chasser la nouvelle dynastie : déjà, l’île est un symbole de rupture avec le continent. C’est la première fois que se développe une deuxième Chine, parallèle à la première.
Ainsi, à la suite des Hollandais, ce sont des Chinois de l’ancienne dynastie qui prennent le contrôle de Taïwan et fondent le royaume de Dongning, concurrent direct de la nouvelle dynastie Qing. Koxinga s’installe sur l’île avec ses soldats et quelques mille lettrés chinois qui furent à l’origine de la sinisation de Taïwan.
La dynastie Qing prend finalement le contrôle de l’île en 1683 en battant les rebelles de l’ancienne dynastie. Il ne s’agit pas pour les Qing de coloniser ni d’annexer l’île, mais seulement de faire tomber les rebelles. Pendant deux siècles, l’île est sous contrôle de la Chine impériale, mais est considérée par les Qing comme une terre sans importance. Les Chinois sont interdits de s’y installer. Malgré la prohibition, et face à la pauvreté, de plus en plus de Chinois migrent à Taïwan dans l’espoir d’une vie meilleure. Administrativement, Taïwan ne devient une province chinoise qu’en 1885. Mais ce rattachement officiel à la Chine continentale ne dure que dix ans, car les Qing doivent céder l’île aux Japonais à la suite de la défaite de la première guerre sino-japonaise en 1895.
Une nouvelle colonie japonaise
Alors que le Japon a toujours été traditionnellement sous domination chinoise, les rôles s’inversent en 1895 concernant Taïwan. En effet, à la suite de la défaite de la première guerre sino-japonaise, la dynastie des Qing cède l’île aux Japonais. Ces derniers colonisent Taïwan pendant 50 ans et doivent faire face à de nombreuses révoltes. L’époque est alors marquée par une forte industrialisation, posant les prémices du développement économique de l’île. Le gouvernement colonial met en place une politique agricole qui permet d’améliorer la production et de tirer profit des exportations. Les réseaux ferroviaires et routiers sont largement développés et un système d’éducation publique est mis en place. En 1945, le Japon perd la Seconde Guerre mondiale et la Chine récupère alors Taïwan.
La guerre civile chinoise : deuxième rupture entre l’île et le continent
Sur le continent, le contexte a bien changé depuis la dynastie des Qing. Cette dernière est renversée en 1912 au profit d’une République. Cependant, le gouvernement républicain se décompose rapidement en une ère de « seigneurs de guerre » au cours de laquelle la Chine est ravagée par des luttes entre chefs militaires régionaux. Face à ces troubles, deux partis politiques veulent restaurer la République : le parti nationaliste et le parti communiste. Ils font une alliance en 1924 pour combattre les seigneurs de guerre. Grâce à cette campagne militaire, le parti nationaliste, le Kuomintang dirigé par Tchang Kaï-Check, contrôle une majeure partie du pays et se retourne contre les communistes en 1927, ce qui déclenche la guerre civile chinoise qui voit s’opposer les deux partis.
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Les Japonais envahissent la Chine en 1937, entrainant la seconde guerre sino-japonaise. Dans ce contexte, et malgré leur rivalité, les deux partis décident de s’allier à nouveau. Alors que les Japonais sont vaincus militairement en 1945 et que Taïwan est rendue à la Chine, la guerre civile entre le parti communiste et le parti nationaliste reprend sur le continent. Les communistes, regroupés autour de Mao Zedong, enchainent les victoires et contrôlent peu à peu l’essentiel du pays. En octobre 1949, ils remportent la guerre civile et proclament la République communiste de Chine. Le Kuomintang doit d’abord fuir vers le sud du pays avant de se réfugier sur l’île de Taïwan avec deux millions de Chinois qui fuient le régime communiste. Le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-Check s’installe sur l’île dans l’attente de la reconquête du continent, rappelant cruellement l’histoire de Koxinga deux siècles plus tôt. La rivalité entre deux dynasties se transformant en une rivalité entre deux partis politiques.
L’année 1949 donne alors naissance à deux gouvernements chinois différents : le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-Check en exil à Taïwan et le nouveau gouvernement communiste de Mao Zendong qui dirige le continent. La Chine est alors divisée entre la République populaire de Chine sur le continent et la République de Chine sur l’île. Les deux gouvernements estiment détenir la légitimée du pouvoir sur l’ensemble de la Chine en considérant Taïwan comme une simple province chinoise. Chacun se prépare à reconquérir l’autre de façon militaire : la rivalité est consommée.
Les États-Unis et Taïwan : une relation ambivalente
En 1950, le déclenchement de la guerre de Corée permet un rapprochement de Taïwan avec Washington qui craint une extension communiste en Asie. Les États-Unis interposent une flotte de l’US Navy sur l’île, faisant de cette dernière un avant-poste militaire américain dans la région. À l’époque, Taïwan représente pour les Américains la « Chine libre » qui résiste au communisme et ces derniers reconnaissent l’île comme unique régime légitime. En 1954, des accords de défense mutuelle sont signés et des troupes américaines stationnent à Taïwan.
La situation change drastiquement dans les années 1970. L’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution en 1971 qui admet la Chine de Mao Zendong au sein des Nations Unies et qui exclut Taïwan de l’institution. La RPC (République Populaire de Chine) remplace donc Taïwan dans le rôle de membre permanent du conseil de sécurité. La rupture des Américains avec l’île est à son apogée en 1979, date à laquelle les États-Unis reconnaissent officiellement la RPC et établissent de véritables relations diplomatiques avec celle-ci. Ce rapprochement a lieu dans un contexte de guerre froide et de lutte contre l’URSS, au moment où la rupture sino-soviétique est la plus élevée.
La rupture avec Taïwan semble officielle. Les accords de défense mutuelle sont résiliés et les bases américaines à Taïwan sont fermées. Cependant, l’abandon n’est pas complet. Les États-Unis votent en 1979 le Taiwan Relations Act, qui impose aux Américains de fournir des armes à Taïwan pour qu’elle puisse se défendre en cas de réunification par la force. Plus largement, cette loi régie les relations culturelles, commerciales et de sécurité entre les deux États et laisse planer une ambiguïté sur la réaction américaine en cas d’attaque chinoise sur l’île.
L’entrée dans l’ère démocratique
L’isolement diplomatique de l’île après son expulsion de l’ONU en 1971 est précédé de son décollage économique. Il est alors question du « miracle taïwanais » dans les années 1960. Ce miracle économique repose surtout sur l’exportation de production de produits manufacturés puis de produits électroniques ainsi que de puissants efforts de l’État pour attirer les investissements étrangers et agencer la montée en gamme de l’économie.
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Du côté politique, le pays se démocratise durant les dix années qui suivent la mort de Tchang Kaï-Check en 1975. La loi martiale est progressivement levée et l’ère du parti unique s’achève en 1986 avec l’apparition du premier parti d’opposition : le parti démocrate-progressiste. À partir des années 1990, le pays est une démocratie avec des élections libres. Cette démocratisation creuse le fossé avec la Chine populaire et polarise la question politique entre ceux favorables à l’indépendance (le parti PDP) et ceux favorables à la réunification (le parti du Kuomintang). Le premier président indépendantiste est alors élu à Taïwan en 2000, mais ne disposant ni d’une majorité législative ni d’un consensus du peuple, il ne peut organiser de référendum sur l’indépendance de l’île. La situation inquiète Pékin qui adopte en 2005 une loi « antisécession ».
Enfin, la fulgurante ascension économique de la Chine au début du siècle et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013 pousse Pékin vers une posture plus agressive sur la question de Taïwan, donnant naissance aux tensions que nous connaissons aujourd’hui. Malgré l’entrée dans l’ère démocratique, l’île de Formose semble toujours coincée dans une impasse entre une réunification par la force improbable et une déclaration d’indépendance impossible.