Commerce : la paix ou la guerre ? Entretien avec Maxence Brischoux

26 février 2022

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Opération d'expulsion de 50 navires suspects par la marine chinoise, 2010. SIPA/1002261545

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Commerce : la paix ou la guerre ? Entretien avec Maxence Brischoux

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Les nations qui commercent échappent-elles à la guerre ? Pas toujours. L’histoire du commerce est faite de rapports de force plutôt que d’élans d’amitié entre les peuples. Pour que le commerce adoucisse réellement les mœurs, il lui faut un cadre politique vertueux. C’est dans les époques où des pouvoirs impériaux bienveillants ont assuré la stabilité de l’ordre international que le commerce international s’est le mieux épanoui. On aurait tort d’attendre du commerce qu’il démocratise la Chine puisque c’est par lui qu’elle étend son influence autoritaire. Symétriquement, si les démocraties européennes veulent préserver leurs libertés, elles devront réapprendre le langage de la vertu et de la force.

Entretien réalisé par Alexis Carré.

 

De toutes les dispositions humaines, la passion acquisitive ne semble pas la plus porteuse d’espoir ou d’utopie. Vous liez pourtant ces trois notions. Pourquoi ?

C’est une très bonne question, qui va droit au cœur de ce que j’ai essayé de montrer. Je dirais ceci: tout d’abord, il y a un projet moderne, c’est à dire une nouvelle façon de voir et d’organiser la société à partir du XVIIIe siècle et des Lumières. Et ce projet est explicitement anti-idéaliste : contre les utopies du type République de Platon et contre la volonté des religions de régir le politique, l’objectif affiché est plus modeste ; il s’agit de garantir les Droits de l’Homme et la paix. Enfin, l’économie en est une dimension majeure : au lieu de se faire la guerre pour la gloire ou pour dieu, les citoyens vont collaborer pour accroître la production, au sein et entre les nations. Le projet moderne est donc simultanément pacifiste et économique.

Et, jusqu’à un certain point, cela a parfaitement fonctionné : la croissance est l’objectif qui unit les sociétés et le niveau de vie a considérablement augmenté. Cependant, on voit aussi le caractère utopique de ce projet fondé sur la passion acquisitive : l’économie n’a pas jamais complètement absorbé le politique, avec la persistance des conflits et la possibilité d’utiliser la force plutôt que de transiger.

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Vous déclarez que l’Europe s’est plus que toute autre partie du globe abandonné à l’espoir du doux commerce. Y-a-t-il une raison particulière à cela ? Et à quels dangers cela nous expose-t-il ?

Les Européens ont du mal à s’adapter à la nouvelle situation géopolitique et au retour de la force militaire, comme on le voit avec la crise russe actuelle. Cette perplexité a des racines historiques évidentes: après la « guerre de trente ans » de 1914 à 1945, les Européens ont réactivé l’idée selon laquelle les interdépendances économiques limitaient les conflits. Mais les Européens confondent la cause et la conséquence : c’est la paix, garantie par les États-Unis, qui a permis la croissance des échanges. Les conséquences de cette erreur de perspective sont claires : ce sont la fragilité qui résulte des interdépendances commerciales – que l’on parle de gaz russe, de composants électroniques asiatiques ou de cloudaméricain – et  la possibilité d’une surprise stratégique, c’est à dire d’une dégradation des relations internationales avec des effets économiques très réels, du type embargo.

Pourquoi et comment articuler de nouveau l’esprit de commerce avec les vertus politiques que vous évoquez ?

Le commerce demeure une dimension essentielle des relations internationales. Il a un rôle stabilisateur puisque chaque acteur étatique a intérêt à la continuation des échanges. Mais, en parallèle, avec les sanctions commerciales et financières, chacun instrumentalise les échanges pour imposer sa volonté. Ce qui compte, c’est de prendre acte que le recours à la force demeure  possible. Et maîtriser cette dialectique des volontés nécessite certes des capacités – économiques, techniques et militaires – mais aussi les dispositions d’esprit  pour faire face à l’épreuve. C’est pourquoi le retour au langage moral des Anciens fait sens : le courage, la force d’âme et la prudence demeurent des qualités du dirigeant politique du XXIe siècle.

Pourriez-vous donner un exemple concret pour illustrer les différences que pourrait introduire dans l’attitude des Européens ce renouveau des vertus politiques. Par exemple face à la Chine ou aux États-Unis ?

Les Européens ne peuvent pas penser que la force et les conflits ont disparu des relations internationales. Et s’ils ne peuvent plus faire totalement confiance dans les États-Unis, surtout du fait des divisions internes de notre allié, alors ils ont intérêt à renforcer leur souveraineté dans tous les domaines – économique, technologique, militaire… Il est difficile de nier que l’autonomie stratégique européenne a quelque chose d’urgent. Mais cela passe par un sursaut des opinions publiques, une sorte de mouvement populaire en faveur de l’acquisition de véritables capacités européennes. A voir si cela n’arrive pas trop tard.

Vous évoquez régulièrement l’idée d’impuissance des idées. Notion que Leo Strauss attribue aux modernes. Vous la liez quant à vous à la notion d’empire. Pouvez-vous développer cette idée et cette connexion ?

Mon analyse conduit à relativiser la différence moderne et le changement historique. Les auteurs modernes – de Montesquieu à Weber en passant par Marx et Comte – n’ont cessé de souligner la spécificité de notre société,  du fait de l’émergence du capitalisme, de la société industrielle ou de la sécularisation. Chez ces classiques de la science sociale, la différence porte sur l’économie ou sur les idéologies. Mais, pour ce qui concerne le politique, on ne peut que constater une certaine constance au-delà de la différence moderne: comme le dit Aron dans Guerre et Paix entre les Nations, tout système composé de plusieurs entités politiques est par nature régulé par la possibilité du conflit. Mon analyse conduit à relativiser l’importance du commerce dans les relations internationales, mais aussi des idées : quoi qu’il en soit des structures économiques et des idéologies, le politique a sa logique propre. Et l’empire est l’une des configurations du système international susceptible d’assurer l’ordre commercial, hier comme aujourd’hui, de la Pax Romana à la Pax Americana.

Maxence Brischoux est enseignant au master de relations internationales de Paris II Panthéon-Assas. Il a publié Le Commerce et la Force (Calmann-Lévy, Collection Liberté de l’Esprit). Entretien réalisé par Alexis Carré.

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À propos de l’auteur
Alexis Carré

Alexis Carré

Docteur en philosophie politique. Ses travaux portent sur les mutations de l’ordre libéral dans son rapport à la violence et à la guerre.

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