En 2020, l’Allemagne remporte une victoire décisive : la fermeture de la centrale de Fessenheim. Alors que le parc nucléaire français est mal en point, Berlin en profite pour multiplier les actions dans le but d’affaiblir l’industrie française du nucléaire. Pour sauver sa compétitivité économique, l’Allemagne finance des fondations politiques qui mènent des opérations d’influence anti-nucléaire sur le territoire français et à l’étranger, notamment auprès des fournisseurs d’uraniums. Enquête sur cette croisade contre l’atome français.
Rapport d’investigation réalisé par le Comité d’Intelligence Stratégique pour la Souveraineté (CI2S) disponible ici, publié par le média Souveraine Tech.
Propos recueillis par Côme de Bisschop.
Ce samedi 15 avril, vingt et un ans après sa décision de sortir de l’atome, l’Allemagne a définitivement débranché ses trois derniers réacteurs nucléaires en activité. Comment l’opinion publique allemande est-elle devenue farouchement antinucléaire ?
L’opposition de l’opinion publique allemande à l’atome se développe durant la guerre froide. Si elle concerne initialement le nucléaire militaire (notamment au travers de mouvements pacifistes parfois instrumentalisés par les Soviétiques comme ce fût le cas lors de la crise des Euromissiles), elle s’étend progressivement au domaine civil, notamment après l’accident de Tchernobyl. Dès lors, l’atome inspire une telle criante qu’on trouve des livres “traumatisants” destinés à enseigner la peur du nucléaire à la jeunesse. On peut notamment citer les ouvrages de Gudrun Pausewang qui contenaient des descriptions détaillées d’enfants agonisant à la suite d’un “Tchernobyl géant” en Allemagne et qui furent mis au programme par de nombreux instituteurs de l’époque.
Depuis, le sujet du nucléaire n’a pas disparu des débats publics. Il a notamment été utilisé par des partis politiques, à l’instar de Die Grunen, comme cheval de bataille électoral. Tous ces éléments contribuent au développement d’une psychose autour de la question nucléaire. Celle-ci fut notamment observable à l’issue de l’accident de Fukushima en mars 2011 lorsqu’une frénésie s’empara de l’opinion publique allemande. Cela poussa Angela Merkel à accélérer l’abandon de l’atome face à la menace d’un revers politique au profit de Die Grunen lors des élections suivantes.
Les fondations politiques sont des acteurs spécifiques de la politique étrangère allemande. Ces dernières sont-elles des agents d’influence de l’État allemand ? En vue de quels objectifs agissent-elles ?
Les fondations politiques sont une spécificité du système allemand qui ne trouve pas vraiment d’équivalent dans le reste du monde. Il s’agit de structures parapolitiques, financées majoritairement par l’État et rattachées à un parti politique allemand. On compte 7 fondations, la fondation Friedrich Ebert (SPD), la fondation Konrad Adenauer (CDU), la fondation Friedrich Naumann (FDP), la fondation Hans Seidel (CSU), la fondation Rosa Luxembourg (PDS/Die Linke), la fondation Heinrich Böll (Les Verts) et la fondation Desidarius Erasmus (AfD). Elles fonctionnent sur un modèle assimilable à celui d’un think tank avec comme objectif déclaré la promotion d’une ligne idéologique proche de celle de leur parti de rattachement. Elles agissent sur le sol allemand, mais également à l’international. Bien que revendiquant une indépendance vis-à-vis de l’État fédéral, l’examen empirique de l’action des fondations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale met en lumière leur rôle d’agent d’influence aligné sur les intérêts allemands.
Dès les années 50, les fondations sont massivement employées par la République Fédérale Allemande dans sa stratégie de lutte contre l’influence communiste, notamment contre celle de la RDA face à qui elle souhaite incarner “l’Allemagne légitime”. Les fondations sont notamment employées en Amérique du Sud où leur efficacité est tel qu’elles serviront de modèle à des expériences telles que la National Endowment for Democracy, une structure financée par le gouvernement américain, et impliquée dans de nombreuses opérations de déstabilisation de régimes étrangers. L’État allemand est particulièrement satisfait de l’action des fondations. Il loue dans un rapport leur capacité à “influencer le développement de pays à travers une orientation de leurs élites dans un sens sociopolitique déterminé”, mais également le fait que leur emploi permet de dissimuler l’implication du gouvernement fédéral. Par moment, l’État estime même que l’emploi des fondations politiques est plus efficace que celui de ses services secrets.
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En 1996, le Président fédéral Roman Herzog déclare considérer les fondations comme “l’un des instruments les plus efficaces et éprouvés de la politique étrangère allemande, si on ne se limite pas aux seules méthodes et au savoir traditionnel de la diplomatie”. Depuis la fin de la Guerre froide, les fondations politiques ont été engagées en Europe de l’Est dans des opérations “d’européanisation” des sociétés et de rapprochement des élites politiques avec l’Allemagne ; en Afrique, afin d’appuyer la politique étrangère allemande ; dans les États des printemps arabes afin de peser sur les modalités de fonctionnement des nouvelles institutions et, plus récemment, en France afin de pousser Paris à renoncer à l’énergie nucléaire.
La liste ci-dessus est loin d’être exhaustive, les fondations politiques allemandes mènent des actions partout dans le monde avec la bénédiction d’un État allemand particulièrement satisfait n’ayant de cesse d’augmenter leur budget.
Vous précisez que les fondations politiques doivent la quasi-totalité de leur budget à l’État allemand. Ce dernier est-il ainsi le commanditaire du projet qu’il finance ?
Il existe deux modes de financement des fondations politiques par l’État allemand. Le premier est un financement de droit calculé en fonction des résultats du parti politique de rattachement de la fondation sur les quatre derniers scrutins législatifs. Le second, et principal mode de financement des fondations pour leurs actions à l’étranger, est une attribution de fonds dédiée à une initiative spécifique : une fondation politique présente un projet à un ministère et celui-ci décide s’il accepte ou non de le financer.
Dans ce cadre, l’État allemand, par l’intermédiaire de son ministère, peut être qualifié de commanditaire du projet. Bien qu’il n’en soit pas l’architecte premier, il n’en demeure pas moins le principal financeur et un acteur central sans qui l’entreprise ne pourrait se concrétiser. Il est important de souligner que le ministère sollicité contrôle le projet en amont et est entièrement libre de refuser d’accorder des fonds. Ainsi, lorsque les ministères du Développement et des Affaires étrangères financent des projets d’influence visant à entraîner des “transformations socio-écologiques”, ils le font en toute liberté et en toute connaissance de cause.
Quels sont les objectifs de l’Allemagne dans ses exercices d’affaiblissement de la filière nucléaire française ? Est-ce pour rattraper l’avantage concurrentiel français ou pour convertir ses voisins limitrophes à cette peur de la potentielle catastrophe ?
Si la peur du nucléaire au sein de l’opinion publique allemande peut pousser Berlin à voir d’un mauvais œil le développement de l’atome dans un pays limitrophe, la principale raison des manœuvres d’affaiblissement de la filière nucléaire française reste économique. L’abandon de l’atome par l’Allemagne en 2011 supposait une hausse durable des coûts de l’énergie. Si cette augmentation était problématique pour les ménages, elle était catastrophique pour le tissu industriel allemand qui allait voir sa compétitivité s’effondrer, notamment par rapport à l’industrie française qui, n’ayant pas abandonné le nucléaire, n’allait pas voir ses coûts de production exploser.
À cette époque, l’obstacle se tenant entre l’Allemagne et un déclassement industriel majeur se résume au marché commun de l’énergie (adopté en 2007 sous présidence allemande) et à ses mécanismes permettant de juguler la hausse des prix, mais dont la pérennité sur le temps long n’est en rien assurée (en témoignent les débats actuels autour de l’ARENH). N’ayant pas les moyens de compenser les avantages octroyés à l’industrie française par l’utilisation du nucléaire, Berlin tente donc de pousser Paris à y renoncer.
Certaines de ses fondations politiques sont particulièrement actives dans la lutte contre la filière nucléaire française en utilisant des relais médiatiques et associatifs. Comment arrivent-elles à propager le paradigme antinucléaire au sein de l’opinion publique française ?
La fondation politique la plus active sur le territoire national est la Fondation Heinrich Böll. Sa stratégie d’influence vise à propager le paradigme antinucléaire au sein de l’opinion publique française et conjugue une approche directe et une approche indirecte. L’approche directe consiste à produire et diffuser de la doctrine pseudoscientifique militante visant à diaboliser le secteur nucléaire. Ces productions, souvent alarmistes et manichéennes, ont pour objectif de jouer sur la perception du grand public afin que celui-ci ne voit plus dans l’atome qu’une énergie du passé, dangereuse, qu’il serait vital d’abandonner. L’approche indirecte se traduit par le financement de structures tierces, notamment d’associations militantes. La Fondation Heinrich Böll finance ainsi, et ce depuis plusieurs années, le Réseau Action Climat. Il s’agit d’une fédération regroupant une trentaine d’associations écologistes et enregistrées en tant que représentante d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique.
Cela étant, l’intérêt majeur du Réseau Action Climat et de ses associations membres réside dans leur capacité à mener des actions militantes “choc” à fort impact médiatique. Ces dernières, dont la conduite est impossible pour la Fondation Heinrich Böll du fait de ses faibles effectifs et de son positionnement, permettent de provoquer l’irruption du sujet nucléaire dans le débat public sous un angle négatif, bien plus émotionnel que rationnel. Ces actions sont doublement efficaces, car elles permettent également de “rabattre” les tiers vers la documentation d’influence élaborée par la Fondation Heinrich Böll, favorisant, par voie de conséquence, la propagation du paradigme antinucléaire au sein de la société française.
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Selon la stratégie adoptée par ces fondations politiques, cette stigmatisation massive du nucléaire au sein de l’opinion publique française doit mener à un abandon de la filière par les autorités publiques. La bataille idéologique du nucléaire peut-elle être remportée en dissuadant l’opinion publique plutôt que les dirigeants politiques ?
La conquête de l’opinion publique est une excellente stratégie d’influence, particulièrement dans un système démocratique. La population est ici un effecteur à instrumentaliser afin de faire pression sur l’ensemble du paysage politique. Il convient de rappeler qu’en 2011, c’est la peur de l’opinion publique et des conséquences électorales liées qui ont poussé Angela Merkel à accélérer la sortie du nucléaire. Mme Merkel était loin d’être une dogmatique anti-atome. En effet, 6 mois auparavant, son gouvernement avait fait passer une loi sur l’allongement du temps de fonctionnement des centrales nucléaires qu’elle avait qualifié de “révolution énergétique”.
De plus, la Fondation Heinrich Böll est loin d’avoir délaissé le monde politique. Elle entretient d’excellentes relations avec Europe Ecologie Les Verts. En mars dernier, le Vice-Président de l’antenne parisienne de la fondation a ainsi été le premier intervenant lors d’une conférence de presse au siège d’EELV censée marquer le début de ce que Marine Tondelier a elle-même qualifié de “contre-offensive culturelle” contre le nucléaire.
Les associations antinucléaires comme « GreenPeace France » ou « Les Amis de la Terre » sont financées par des fondations politiques allemandes, elles-mêmes financées par l’État allemand. Notre voisin d’outre-Rhin nous a-t-il déclaré une guerre idéologique en s’infiltrant au sein de la société française pour affaiblir le fleuron de notre industrie qu’est l’énergie nucléaire ?
Les stratégies d’influence mises en place par l’Allemagne s’apparentent moins, du fait de leur effet final recherché, à des actions de guerre idéologique qu’à des manœuvres de guerre économique. Bien qu’il serait exagéré d’affirmer que Berlin nous mène une guerre économique, le bon sens nous pousse à rappeler la propension de l’Allemagne à prioriser ses intérêts, et ce, même au détriment de ses “alliés proches”.
Il n’est pas question de faire ici de “l’anti-germanisme primaire”, il n’en demeure pas moins essentiel, à nos yeux, d’insister sur la nécessité d’une prise de conscience quant à l’asymétrie demeurant entre l’Allemagne et la France à l’importance accordée à la notion de “couple franco-allemand”, un concept vraisemblablement tombé en désuétude outre-Rhin.
Les fondations politiques allemandes œuvrent également à l’étranger. Comment la Fondation Rosa Luxemburg, par exemple, attaque-t-elle le problème à la source en menant des opérations d’influence auprès des fournisseurs d’uranium ?
Contrairement à la Fondation Heinrich Böll évoquée précédemment, la Fondation Rosa Luxemburg ne mène pas d’action importante sur le territoire français. Cela étant, elle joue tout de même un rôle dans la stratégie d’affaiblissement de la filière nucléaire française. Elle œuvre notamment à dégrader les relations entre la France et ses fournisseurs de matière première nucléaire. Dernièrement, la Fondation Rosa Luxemburg a particulièrement ciblé la relation entre la France et le Niger, un pays qui, en 2020, a pourvu a plus d’un tiers des besoins français en uranium. Pour cela, la fondation élabore et diffuse de la doctrine d’influence particulièrement virulente contre la France. Elle y développe un narratif caricatural qui accuse Paris de mener une politique néocoloniale aux dépens de Niamey.
La Fondation Rosa Luxemburg cherche ici à capitaliser sur le sentiment anti-français s’étant développé en Afrique de l’Ouest. Elle aspire à stigmatiser la France dans l’espoir de dégrader les relations entre Paris et Niamey afin de perturber la chaîne d’approvisionnement de la filière nucléaire française en uranium. Il est par ailleurs pertinent de souligner que l’élaboration et la diffusion de cette documentation d’influence sont officiellement financées par le ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement. Il n’est pas question ici d’affirmer que les modalités d’exploitation des mines nigériennes par Orano seraient au-dessus de toute critique. Il est question de déterminer s’il est acceptable ou non qu’un État finance au travers d’un organe parapolitique des manœuvres de perturbation de l’approvisionnement d’une filière stratégique d’un de ses prétendus alliés proches.
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