<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Comment la France est devenue une puissance spatiale

7 septembre 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : La fusée Ariane 5 d'Arianespace lance le télescope spatial James Webb de la NASA, le samedi 25 décembre 2021, depuis la zone de lancement ELA-3 du port spatial de l'Europe au Centre spatial guyanais à Kourou, en Guyane française. (C) Sipa

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Comment la France est devenue une puissance spatiale

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Le 26 novembre 1965, la France devient la troisième nation à placer sur orbite par ses propres moyens un satellite (A1 ou Astérix), après l’URSS (1957) et les États-Unis (1958). Les années 1950 sont cruciales pour comprendre le succès de 1965 et l’influence française dans la construction de l’Europe spatiale.

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

Par Philippe Varnoteaux, docteur en histoire et spécialiste de l’histoire de la conquête spatiale française, membre de l’Institut français d’histoire de l’espace et chargé de cours à Sciences-Po Reims. Il est l’auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages dont le dernier intitulé : Hammaguir, première base spatiale française (Ginkgo éditeur, 2024).

Les photographies présentes à l’intérieur de l’article ont été fournies par Philippe Varnoteaux.

La Seconde Guerre mondiale voit l’émergence d’armes nouvelles, dont les missiles. Lors de la défaite de l’Allemagne, les Alliés découvrent l’extraordinaire avance que celle-ci a dans ce domaine. Américains et Soviétiques saisissent matériels et spécialistes allemands à travers respectivement les opérations Paperclip et Osoaviakhim.

L’héritage allemand

Les Français adoptent la même démarche avec leurs « missions scientifiques ». Ainsi, les armées françaises s’intéressent aux missiles, mais selon des démarches différentes : l’armée de terre via le Centre d’études des projectiles autopropulsés (CEPA) de la DEFA souhaite reconstruire des V2 ; l’armée de l’air via le service technique de l’aéronautique de la DTI engage un vaste programme visant à développer de nouveaux engins-fusées classés en air-air, air-sol, sol-air, sol-sol, cible télécommandée ; quant à la marine, elle construit des engins visant à couvrir tous les domaines (air-mer, mer-air, surface-surface). Concernant les spécialistes allemands récupérés, certains sont installés au Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) de Vernon (armée de terre) pour reconstituer des V2, comme Karl Heinz Bringer, spécialiste de la propulsion, qui a contribué à élaborer les moteurs des Véronique, Diamant et même Ariane 1.

Ainsi en Europe, en dehors de l’URSS, la France est le pays qui recrute le plus de spécialistes allemands dans de nombreuses entreprises d’État ou privées et pas que dans le domaine des fusées.

Toutefois, la guerre de décolonisation en Indochine contraint l’armée de terre à faire des choix ; elle lâche le CEPA qui in fine ne procède à aucun essai de V2. Il subsiste néanmoins au sein du LRBA deux principaux programmes : Véronique (VERnOn service techNIQUE), une étude dérivant des connaissances allemandes sur la propulsion à liquides appelée à être utilisée comme fusée-sonde, et Eole (Engin fonctionnant à l’oxygène liquide et à l’éther de pétrole), un prototype de missile sol-sol devant emporter une charge explosive (300 kg à 1 000 km) dont l’origine remonte aux années 1930.

Véronique V17 installation sous portique_ ECPA-CNES

L’héritage national

Des études sur les fusées existaient en effet avant la guerre. Par exemple, l’ingénieur Louis Damblanc s’intéressait aux fusées à propulsion solide (poudre) et, entre 1937 et 1940, conduisait à l’École centrale de pyrotechnie des essais en vol de fusées à un, deux et même trois étages. De son côté, le pionnier de l’aviation Robert Esnault-Pelterie publiait en 1930 L’Astronautique, ouvrage dans lequel il expliquait l’intérêt des fusées à propulsion à liquides pour le vol spatial. Citons enfin l’ingénieur militaire Jean-Jacques Barré du service technique de l’artillerie qui, disciple d’Esnault-Pelterie, œuvrait à la réalisation sous l’Occupation du EA 1941 (engin autopropulsé modèle 1941), un petit missile sol-sol à propulsion à liquides. La défaite le contraignit à effectuer les essais après la Libération entre mars et juillet 1945 (l’une des fusées atteint la portée de 60 km). En novembre 1952, il procède à deux tirs de la version améliorée Eole, mais qui échouent. Déçue et peu convaincue, la DEFA abandonne les projets de Barré.

Le foisonnement des études de fusée dans les années 1950

Si l’arrêt d’Eole met fin aux études de missile de longue portée, celles sur les missiles tactiques de courte portée se multiplient, notamment les sol-air en raison de la menace des bombardiers soviétiques. L’armée de terre développe le sol-air Parca (projectile autopropulsé radioguidé contre avions), un engin à propulsion liquide puis solide. Parallèlement, est mise au point Véronique pour le compte du Comité d’action scientifique de la défense nationale (CASDN) qui la met à disposition des scientifiques pour explorer l’atmosphère. Dès le 29 octobre 1954, une Véronique réalise à 104 km d’altitude la première expérience spatiale française conçue par les physiciens français Étienne Vassy et allemand Karl Rawer (étude de l’ionosphère par mesure de la transmission des ondes radio).

Quant à l’air, elle dispose dès la fin des années 1940 à Cannes d’un grand centre industriel de la fusée à la SNCASE. De nombreux engins y sont réalisés comme le SE 4100, un missile sol-air servant de banc d’essai (et à partir duquel sont élaborées la plupart des bases techniques de la fusée moderne), dont le premier tir intervient dès septembre 1949. La société Matra, quant à elle, construit à la fois des missiles sol-air (série R04 à R422) et des missiles air-air (R05 à R530), avant de se spécialiser dans cette deuxième catégorie. D’autres organismes développent des fusées comme l’Onera (Office national d’études et de recherches aéronautiques) qui, pour ses études fondamentales (aérodynamique, matériaux, etc.), élabore des engins technologiques, dont les OPD à partir desquelles sont conçues des fusées-sondes comme Daniel qui, le 27 janvier 1959, réalise la seconde expérience spatiale française (mesure de la radioactivité dans l’atmosphère à 127 km d’altitude).

Ainsi, les années 1950 ont été une période fondatrice, avec un foisonnement de programmes (près d’une centaine) et d’expérimentations d’engins-fusées, une véritable furia francese.

Tout un tissu de compétences en matière de fusées a été développé par les armées (via leur direction technique), des industriels et des organismes étatiques maîtres d’œuvre, de nombreux équipementiers, des moyens d’essais et plusieurs champs de tir, dont ceux du Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES) à Colomb-Béchar / Hammaguir (désert algérien) où la plupart des engins ont été expérimentés entre 1948 et 1967.

Diamant 01 décollage_ ECPA

Le tournant de l’année 1959

En 1950, des physiciens proposent une année géophysique internationale (AGI) pour une étude globale de la terre, y compris la haute atmosphère. Elle est planifiée pour 1957-1958, en raison d’une forte activité solaire qui entraînera des interactions avec l’atmosphère terrestre. Américains et Soviétiques annoncent en 1955 l’envoi des premiers satellites artificiels.

En France, Vassy suggère d’utiliser des Véronique améliorées pour contribuer aux programmes de l’AGI. Le CASDN finance la construction d’une quinzaine de Véronique AGI, tandis que le physicien Jacques Blamont du service d’aéronomie – premier laboratoire spatial français créé fin 1958 au sein du CNRS – propose de créer des nuages artificiels à l’aide de sodium pour en savoir plus sur la haute atmosphère (structure, vents, etc.). Ainsi, les 10 et 12 mars 1959, deux Véronique AGI s’envolent avec leur charge de 90 kg et réalisent entre 85 et 170 km des nuages artificiels qui mettent en évidence la turbopause, la limite entre la basse et la haute atmosphère. La découverte est spectaculaire. Les médias exultent ! L’espace est désormais accessible aux scientifiques français. De nombreuses autres expériences sont effectuées, dont le vol suborbital de petits animaux comme le rat Hector le 22 février 1961 (à 110 km) et la chatte Félicette le 18 octobre 1963 (à 155 km).

Entre-temps, le contexte politique change. Avec le retour aux affaires du général de Gaulle (1958), les autorités sont particulièrement sensibles aux initiatives mettant en avant le progrès, comme les sciences et les technologies. La jeune communauté spatiale française en profite pour les solliciter et pour obtenir le 7 janvier 1959 la création du Comité des recherches spatiales (CRS). Confié au physicien Pierre Auger, le CRS évalue et favorise le développement des activités spatiales qui s’apprêtent à s’intensifier. De nouvelles fusées-sondes sont commandées auprès du LRBA (Véronique, Vesta) et de Sud Aviation (engins à poudre Bélier, Centaure, Dragon). Le CRS est aussi chargé de soutenir les propositions françaises dans les projets de recherches spatiales à l’échelle internationale (Cospar) et à l’échelle régionale (Europe).

Des études balistiques au lanceur spatial

Parallèlement, le gouvernement engage une réflexion sur l’opportunité d’avoir des missiles balistiques à longue portée pour la force de dissuasion nucléaire. Le succès de Véronique AGI de mars 1959 contribue à le convaincre de s’en doter. Est ainsi créée le 17 septembre 1959 la Société pour l’étude et la réalisation d’engins balistiques (Sereb) qui regroupe les forces vives de la nation (Sud Aviation, Nord Aviation, SEPR, Matra, Dassault, Snecma, Onera, Service des poudres, Commissariat à l’énergie atomique). Une coopération avec les États-Unis est envisagée mais, devant les tergiversations de ceux-ci, le gouvernement décide que la Sereb concevra seule les missiles balistiques stratégiques.

La Sereb déploie une méthode d’essais originale consistant à tester séparément puis en les associant des fusées ou véhicules d’essais (VE), afin d’acquérir les compétences dans la propulsion, le guidage, le pilotage, la rentrée atmosphérique (ogives). Dans le cadre des « pierres précieuses », toute une panoplie d’engins voit le jour (Agate, Topaze, Émeraude, Rubis). Le plus abouti est Saphir qui combine Émeraude (propulsion à liquides) et Topaze (propulsion solide), respectivement comme premier et second étage. À l’automne 1960, des ingénieurs de la Sereb (sous la conduite de Bernard Dorléac) proposent au CRS de réaliser à moindre coût un lanceur de satellite (Diamant) en ajoutant un troisième étage au futur Saphir. La réflexion s’engage et, le 22 juillet 1961, lors d’un conseil interministériel, de Gaulle et son gouvernement acceptent la proposition de la Sereb. Le 18 décembre, cette dernière, sous la responsabilité de la DMA, doit construire Diamant (pour placer sur orbite 80 kg à 500 km). Quant aux scientifiques, ils obtiennent en lieu et place du CRS une agence spatiale – le Centre national d’études spatiales (CNES) – créée le 19 décembre pour conduire la politique spatiale de la France. Pierre Auger en devient le premier président.

Satellite A1 en intégration à Boulogne Billancourt_ MATRA

Quatre ans plus tard, le 26 novembre 1965, les militaires lancent avec succès depuis Hammaguir Diamant 01 qui place sur orbite la capsule militaire A1 (Armée no1 rebaptisée Astérix). Trois autres Diamant sont lancés en 1966-1967 avec succès avec des satellites technologiques réalisés par le CNES (Diapason, Diadème 1 et 2). Début juillet 1967, la France quitte Hammaguir pour lancer depuis le Centre spatial guyanais près de Kourou. Le CNES est désormais responsable du nouveau lanceur (civil) Diamant B qui le 10 mars 1970 place sur orbite un satellite… allemand (Wika).

N’ayant cependant pas les moyens d’une NASA américaine, le CNES mène dès le début une politique de coopération avec les Américains et les Soviétiques, mais aussi avec des pays en voie de développement.

Dès 1961-1962, la coopération avec les États-Unis offre aux ingénieurs français l’opportunité de parfaire leur formation et aux scientifiques d’embarquer des instruments dans des satellites américains. Avec les Soviétiques, la coopération entre dans le champ du possible après la visite du général de Gaulle en URSS en juin-juillet 1966. Quant à la coopération avec des pays en développement, elle émane de Jacques Blamont qui, devenu en 1962 premier directeur scientifique et technique du CNES, établit avec l’Inde et l’Argentine un partenariat permettant de leur transmettre une partie du savoir-faire français.

Une puissance spatiale qui s’intègre à l’Europe

Dès fin octobre 1962, Pierre Auger quitte la présidence du CNES pour s’engager dans la construction de l’Europe spatiale. Il contribue ainsi à la création le 14 juin 1962 par dix États européens (Belgique, Danemark, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, RFA, Royaume-Uni, Suède et Suisse) de l’European Space and Research Organisation (ESRO). Ce partenariat permet de construire les premiers satellites scientifiques européens.

Une autre initiative a lieu de la part des autorités britanniques pour concevoir un lanceur européen avec la France, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et la RFA (plus l’Australie pour le champ de tir de Woomera). Pour cela est instaurée l’European Launcher Development Organisation (ELDO) dans laquelle chaque pays apporte un élément de la fusée (la France se chargeant du deuxième étage). Entre 1968 et 1971, toutes les tentatives de lancement échouent principalement en raison de l’absence de maître d’œuvre. Cela conduit les Européens à refonder en 1973 l’Europe spatiale avec notamment la création en 1975 de l’European Space Agency (ESA) et l’engagement du programme de lanceur européen Ariane. Pour le réaliser, 11 nations s’associent (Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Irlande Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Suisse), avec la maîtrise d’œuvre confiée au CNES et à Aérospatiale (l’architecte industriel).

Six ans plus tard, le 24 décembre 1979, Ariane 1 réussissait sa première satellisation depuis le CSG. L’Europe, en assurant ainsi son indépendance spatiale, entrait dans la cour des grands. La France en était un pilier fondateur.

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Qu’est-ce qu’une puissance spatiale ?

Au temps de la guerre froide, pour être reconnu puissance spatiale, il fallait satelliser par ses propres moyens depuis son territoire national. Certaines nations n’ont pas forcément souhaité disposer d’un lanceur national en raison des coûts et du fait qu’elles pouvaient solliciter les deux superpuissances.

Aujourd’hui, est considérée comme puissance spatiale, une nation disposant de programmes civils et/ou militaires conséquents, mais n’ayant pas forcément de lanceur national (Allemagne, Brésil, Canada, Égypte, Luxembourg, etc.). À ce jour, dix nations ou groupe de nations disposent ou ont disposé de lanceurs : la Russie (héritière de l’URSS, 1957), les États-Unis (1958), la France (1965), le Japon (1970), la Chine (1970), le Royaume-Uni (1971), l’Europe (1979), l’Inde (1980), Israël (1988), l’Iran (2009), la Corée du Nord (2012) et la Corée du Sud (2013). À noter que le Royaume-Uni et la France ont abandonné leurs lanceurs nationaux (respectivement depuis 1971 et 1975).

Quelques références :

– Pierre-François Mouriaux et Philippe Varnoteaux, Soixante histoires d’espace en France (1961-2021), Ginkgo éditeur, 2022.

– Philippe Varnoteaux, L’aventure spatiale française. De 1945 à la naissance d’Ariane, Nouveau Monde, 2015.

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À propos de l’auteur
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Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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