La chrétienté a largement participé au développement de notre civilisation : unité de l’Europe, primauté de la paix, laïcité ou encore droits de l’homme, sont autant de principes qui en découlent. À l’heure où le christianisme est en déclin en Europe, Jean-François Chemain fait le point sur ses apports civilisationnels et la légitimité de leur avenir.
Jean-François Chemain est docteur en histoire, écrivain et professeur à l’Ircom. Son dernier ouvrage, Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde, vient de paraître aux éditions Artège.
Propos recueillis par Côme de Bisschop.
Vous écrivez que « toute la civilisation européenne est pétrie de christianisme ». Comment « Europe » et « chrétienté » sont-ils devenues synonymes ?
Le terme « Europe », dans son sens moderne, a été utilisé pour la première fois sous la plume de saint Colomban, un moine irlandais, dans deux lettres au pape (590 et 614), où il définissait celle-ci comme l’espace soumis à l’autorité spirituelle de ce dernier. Cela excluait l’islam naissant, et ses conquêtes futures au détriment de la chrétienté, mais aussi l’Empire byzantin, berceau de l’orthodoxie, dans lequel l’Église était soumise à l’Empereur. Pour être plus précis, « Europe » est synonyme de « chrétienté d’Occident ».
Pour le christianisme, la guerre n’est jamais souhaitable et doit rester un ultime recours. Si elle devient nécessaire, celle-ci doit être justifiée. Qu’est-ce qu’une « guerre juste » pour les chrétiens ? Ces deux mots ne sont-ils pas antinomiques ?
Le christianisme a très tôt défini une conception de la « guerre juste ». Saint Augustin a en effet adapté au christianisme une antique conception romaine, qui qualifie ainsi une guerre défensive, déclenchée par une autorité légitime, quand on a épuisé en vain tous les moyens pacifiques, et afin de réparer une injustice subie. Une pensée reprise et formalisée par saint Thomas d’Aquin. Cela exclut toute guerre de conquête, même soi-disant « sainte ».
Le message évangélique de la religion chrétienne est un message de paix, comme le précise l’évangile selon Saint Matthieu : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ». À ce titre, comment les chrétiens justifient-ils l’épisode des croisades ou encore celui des guerres de religion et de ses violences ?
Les croisades, qu’on se plaît à présenter comme un triste prototype de guerre « sainte », n’ont de fait été vécues que comme une guerre « juste », destinée à protéger les pèlerins chrétiens empêchés de se rendre sur leurs Lieux Saints par les développements du djihâd musulman – qui est, lui, une authentique guerre sainte. Quant aux guerres de religion, l’Église catholique en porte, comme les autres Églises chrétiennes, une part de responsabilité. Mais elles doivent aussi beaucoup à la prétention des chefs d’État de se mêler de religion, et de vouloir que tous leurs sujets croient la même chose qu’eux. Et puis, enfin, ce n’est pas parce qu’on est chrétien qu’on se comporte comme un saint : au moins a-t-on conscience de son péché !
La Révolution française n’a pas eu pour ambition de s’appliquer uniquement aux Français, mais bien à l’humanité tout entière. Existe-t-il un lien entre la vocation universelle de la Révolution et celui du catholicisme ?
Effectivement, « catholique » signifie « universel ». Et donc, moins paradoxalement que logiquement, si la France est « la fille aînée de l’Église » (catholique), alors ce qui est français est aussi universel. D’où la prétention de la Révolution d’être universelle (cf. la Déclaration des droits de l’Homme, valable pour l’Humanité entière, quand le Bill of rights anglais ne s’appliquait qu’au peuple anglais), mais aussi cette conception universaliste qu’a la République de la nation française : en ferait partie, si l’on en croit, par exemple, le sociologue « autorisé » Patrick Weil, toute personne, d’où qu’elle vienne, qui adhère à ses valeurs. Et ce bien plus qu’un Français « de souche », qui apparaît furieusement « local » et n’a en outre pas choisi de venir pour faire allégeance à des « valeurs ».
L’imaginaire collectif considère souvent la démocratie comme étant la fille d’Athènes, qui serait réapparue miraculeusement en 1789 en France. Cependant, si la démocratie a été utilisée par les Grecs, ils n’en faisaient pas un impératif, l’important était de diriger selon le bien commun. Ainsi, comment le christianisme, par son choix du mode électoral au sein des institutions religieuses, a-t-il permis de mettre en avant la démocratie, longtemps tombée en désuétude, comme une évidence morale ?
Le compendium de l’Église catholique présente la démocratie comme un système préférable aux autres. C’est contraire à une idée reçue, qui voudrait que celle-ci ait eu partie liée avec la monarchie, et que la démocratie ait été une conquête réalisée contre elle. On ne peut pas nier que cela ait été le cas au XIXe siècle, mais dans le contexte particulier du traumatisme post-révolutionnaire.
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Sur la longue durée, qui est la perspective dans laquelle j’ai travaillé dans ce livre, on constate d’abord que, pour les Grecs, la démocratie est un système comme un autre qui a, comme les autres, ses avantages et ses inconvénients, en outre condamné à dégénérer en une démagogie qui fera le lit de la tyrannie. Donc pas un système évidemment préférable. L’exemple, très présent aussi dans notre imaginaire, de la République romaine, n’est pas celui d’une véritable démocratie, mais d’un régime qui se voulait mixte entre les trois systèmes alors reconnus : démocratie (avec les comices), monarchie (avec les consuls) et aristocratie (avec le Sénat). Et puis la République a dégénéré en Empire. C’est dans la pratique de l’Église qu’on retrouve la permanence de la démocratie sur la durée : élection des évêques par le peuple dès la fin de l’Antiquité, puis par les chanoines des cathédrales (1122), élection du pape par les cardinaux (1059), élection des abbés, d’abord à la sanior pars (les « anciens »), puis à la maior pars (la majorité). En débat avec prétentions absolutistes des Stuart anglicans, le cardinal Bellarmin et le jésuite Suarez leur rétorquaient, à eux qui refusaient de tenir leur autorité de l’Église, que le véritable souverain c’est le peuple, qui leur avait concédé le pouvoir, mais pouvait le leur retirer pour le confier à un autre, et même instaurer une démocratie qui leur apparaissait comme le régime le plus naturel.
Vous remarquez que nos démocraties sont imprégnées des vertus évangéliques. À ce titre, la devise de la République française, liberté-égalité-fraternité, est-elle d’inspiration chrétienne ?
Bien sûr ! La liberté et l’égalité, sous des formes diverses, résument la plupart des idées que j’ai traitées dans mon ouvrage. La libération des esclaves, par exemple, parce qu’ils sont nos égaux aux yeux de Dieu. Et nos frères : le Conseil Constitutionnel vient de donner valeur constitutionnelle au principe de fraternité, rendant désormais impossible à une loi de condamner toute personne qui portera une assistance désintéressée à un migrant clandestin.
L’enseignement est une des priorités de l’Église. Aujourd’hui réservé à la République, l’enseignement public de Jules Ferry est-il aussi d’inspiration chrétienne ?
L’enseignement public tel que l’a imaginé Ferry était bel et bien d’inspiration chrétienne puisque, y ayant supprimé le catéchisme, il l’a remplacé par des cours de « morale républicaine » (ça existait encore dans ma jeunesse). Et quand on lui a demandé ce que c’était, il a rétorqué « la morale de nos pères ». Le premier Directeur de l’Enseignement, Ferdinand Buisson, qui fut sans doute autant que Ferry le père de l’enseignement public, estimait pour sa part qu’il fallait enseigner la morale de Jésus-Christ sans Dieu et sans l’Église. Cela dit, on s’en éloigne aujourd’hui fortement au profit des « vertus chrétiennes devenues folles » dont parlait Chesterton. Avec toujours – et de plus en plus – dans le collimateur les établissements qui s’efforcent de rester authentiquement chrétiens.
Si l’on retrouve le christianisme aux origines historiques de l’Europe, on le retrouve aussi comme source de ses institutions. En effet, l’origine de la construction européenne repose sur une volonté de réconciliation et de paix, à l’image de la déclaration Schuman dont le message a semblé imprégné d’une vision chrétienne. La construction européenne peut-elle ainsi être considérée comme un acte spirituel ?
Robert Schuman était un chrétien fervent, il avait un temps renoncé à être prêtre, et son dossier de béatification est à l’étude. Son constat était qu’on n’arriverait jamais à faire l’unité de l’Europe par la guerre et la conquête, qu’il fallait plutôt entreprendre une démarche plus fondée sur les valeurs chrétiennes « de pardon et de don » (l’expression est d’Henri Tincq). Il a pour cela imaginé une humble « politique des petits pas », en commençant par la mise en commun du charbon et de l’acier, le nerf de la guerre, puis celle de l’agriculture, ce qui correspond étrangement à l’invitation d’Isaïe à transformer les épées en faucilles et les lances en socs de charrue. Les « pères fondateurs » qui l’ont suivi dans ce projet – Adenauer, De Gasperi – étaient tous des chrétiens-démocrates.
Le christianisme est une foi dans laquelle le Dieu créateur donne sa liberté à l’homme. Elle donne ainsi à ses disciples toutes les armes pour la critiquer. À l’heure où la pratique religieuse est déclinante, considérez-vous le christianisme, à l’image de Marcel Gauchet, comme la religion de la sortie de la religion ?
Tout dépend de ce qu’on entend par religion. Si c’est la foi, et la pratique, il est clair que la liberté donnée par le christianisme, qui implique une adhésion personnelle au Christ (« on ne naît pas chrétien, on le devient »), ce qu’on est d’autant moins incité à faire dans un monde profondément sécularisé sous l’action du christianisme qui a fortement séparé le religieux et le profane, donnant toute sa place à ce dernier.
Mais la religion, c’est aussi une anthropologie : croyant ou non, pratiquant ou pas, chacun d’entre nous est appelé à adopter un comportement très fortement inspiré du christianisme, comme accueillir les handicapés, aimer les plus faibles, ne pas juger les autres, se repentir. Comme l’écrivait François Sureau, on n’a jamais fait autant la leçon aux pauvres gens – au nom de valeurs issues du christianisme, et pas toutes devenues folles ! – que depuis que les églises sont vides !
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