Conserver l’intégrité territoriale avant d’étendre l’influence de la France dans le monde : tel est le mot d’ordre de la pensée de Paul Déroulède. Mais entre patriotisme et universalisme, la Troisième République a fait son choix.
Paul Déroulède (1846-1914) fut un écrivain et homme politique aujourd’hui réduit, quand il n’est pas simplement oublié, au seul rôle de fondateur en 1882 de la Ligue des Patriotes, à laquelle adhéra notamment un Victor Hugo finissant. Il ne fut certes pas toujours prudent ni clairvoyant dans ses engagements, comme dans l’aventure boulangiste [simple_tooltip content=’Georges Boulanger (1837-1891), surnommé le « général Revanche », menaça un temps la République (1888-1889) avec des soutiens hétérogènes, de l’extrême droite légitimiste à l’extrême gauche blanquiste.’](1)[/simple_tooltip], qui provoqua la première interdiction de la Ligue, ou quand il tenta d’entraîner le général Roget et ses soldats à marcher sur l’Élysée lors des obsèques de Félix Faure, en 1899. De nos jours, il ferait un meneur apprécié des « gilets jaunes », génération ronds-points, lui qui refusa de poser sa candidature à l’Académie française parce que sa place était, selon lui, « dans la foule » !
Au moins fut-il toujours cohérent, comme quand il dénonça la colonisation avec la formule qui nous occupe ici. Il faut en effet se rappeler que c’est la IIIe République qui a constitué l’essentiel de l’empire colonial français, imposant son protectorat à la Tunisie et au Maroc, se lançant dans la conquête de l’Indochine et de l’Afrique de l’Ouest et équatoriale, et enfin de Madagascar. En parant cette conquête des vertus d’une « mission civilisatrice ». Et il n’est pas surprenant que cet argument ait été avancé par un homme de gauche comme Jules Ferry, qui mit aussi en place l’enseignement obligatoire pour tous les enfants de France ; la philosophie est en effet la même : apporter les Lumières à des populations auxquelles elles étaient inaccessibles. Certes, Ferry fait partie de ces républicains que les historiens appellent désormais « opportunistes », mais il figure bien à la gauche de l’hémicycle, comme tous les républicains de l’époque. C’est la même logique civilisatrice que l’on retrouve avec Bernard Kouchner débarquant du riz en Somalie, chez les pourfendeurs de l’inaction occidentale en Syrie ou en Libye ou chez ceux qui manifestent pour les droits de l’homme en Chine… place de l’Hôtel de Ville à Paris.
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Les nationalistes comme Déroulède, souvent méfiants, voire hostiles, envers la République, sont moins enthousiastes parce qu’ils jugent que les entreprises outre-mer sont des diversions de la mission la plus essentielle, prioritaire, qui est de récupérer les provinces perdues en 1871, l’Alsace et la Lorraine [simple_tooltip content=’En fait, seul le nord-est de la Lorraine, correspondant à l’actuel département de la Moselle, a été rattaché à l’Allemagne par le traité de Francfort du 10 mai 1871.’](2)[/simple_tooltip]. C’est le sens de la métaphore des « deux sœurs » qu’utilise Déroulède. Jules Ferry avait répondu par avance, en 1881, pour justifier l’intervention en Tunisie, en invoquant le « sens de l’histoire » : « Au nom d’un chauvinisme exalté, devrons-nous acculer la politique française dans une impasse et, les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges, laisser tout faire, tout s’engager, tout se résoudre sans nous, autour de nous, contre nous ? » Venant d’un natif de Saint-Dié, député des Vosges pendant dix-huit ans et négociateur du tracé de la frontière avec le Reich sur la crête vosgienne, le mot a du poids.
Est-ce à dire que Jules Ferry se moquait des « deux sœurs » de Déroulède ? Sûrement pas. Il était sans doute plus proche sur ce terrain de son éternel adversaire politique, Gambetta, qui disait dans un discours à Saint-Quentin dès novembre 1871 : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. » Gambetta, dont un héritier spirituel, Georges Clemenceau, lui aussi incontestable républicain, s’opposa précisément à Ferry en 1885 au nom du refus d’une classification de l’humanité en « races supérieures » et « races inférieures », mais qui aurait pu reprendre l’argument du discours du Trocadéro de Déroulède, le 26 octobre 1884 : « Avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé, il fallait le replanter d’abord là où il flottait jadis, là où nous l’avons vu de nos propres yeux. » Clemenceau le verra, mais pas celui qu’il affronta en duel en 1892, qui s’éteignit le 31 janvier 1914.