La Colombie subit de nombreuses manifestations et violences politiques dans la capitale et les grandes villes du pays. Le processus de paix initié avec les FARC n’a pas encore réglé les problèmes de criminalité et la faillite du voisin vénézuélien fragilise l’ensemble de la région. Entretien avec Cristian Rojas, professeur de sciences politiques, sur la situation sociale du pays.
Cristian Riojas est professeur de sciences politiques à l’Université de La Sabana (Bogota). Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.
Quelle est l’ampleur des manifestations en Colombie ? Est-ce que cela concerne seulement les grandes villes ou bien se déroulent-elles dans tout le pays ?
Bien que les manifestations et les émeutes se soient étendues à plusieurs régions de Colombie, les situations les plus difficiles persistent aujourd’hui à Bogota et à Cali, deux des principales villes de Colombie. Le bureau du procureur général a annoncé le 29 juin l’ouverture d’enquêtes dans ces deux villes contre des membres de ce qu’on appelle la primera línea, [la ligne de front], un groupe sans dirigeants politiques visibles ni organisation claire, mais qui a pris la tête des manifestations et bénéficie du soutien de représentants de la gauche, emmenés par le candidat présidentiel Gustavo Petro.
Bien que les troubles se déroulent principalement dans ces deux villes pour le moment, les blocages se sont étendus à tout le pays, entraînant des pertes de millions de dollars pour les activités productives.
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Quelles sont les causes de ces manifestations ? On parle souvent de la hausse des impôts, qui a conduit à la démission du ministre de l’Économie, mais y a-t-il d’autres causes plus profondes ?
Il y avait un projet de réforme fiscale qui n’était soutenu par aucun des secteurs politiques, pas même par le parti au pouvoir. C’est une gaffe du président et de son ministre des finances qui a créé les circonstances parfaites pour une explosion sociale. Le projet a été retiré et le ministre a démissionné, mais deux raisons peuvent expliquer la continuité des mobilisations : d’abord une raison sociale, car comme on le sait la Colombie a des niveaux élevés de pauvreté qui ont empiré avec les confinements décrétés par la pandémie. Le chômage a augmenté et en particulier le chômage des jeunes, ce qui a motivé la participation de nombreux jeunes aux manifestations, car ils ne voient pas de bonnes perspectives d’avenir.
La deuxième raison est d’ordre politique. En 2022, il y aura des élections pour la présidence et la législature, il est donc clair que cela fait partie de la campagne. L’un des épisodes les plus controversés de ces derniers mois de mobilisation a été une vidéo dans laquelle on voit un dirigeant du syndicat des enseignants de l’école publique déclarer que tout cela a pour but de prendre le pouvoir l’année prochaine. C’est le pari de la gauche la plus radicale, mais après deux mois, cette stratégie commence à s’épuiser, car les coûts ont été très élevés et des millions de Colombiens sont affectés par la persistance de la grève. Pour cette raison et pour d’autres, le « comité national de grève », qui regroupe plusieurs syndicats, a suspendu les manifestations, mais les marches et les émeutes persistent – bien qu’avec moins de force – parce que le comité n’a pas le contrôle de ce qui se passe dans les rues.
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Qu’en est-il des réfugiés du Venezuela ? Parviennent-ils à s’intégrer dans le pays et à trouver du travail ?
En Colombie, il n’y a pas de problèmes de xénophobie particulièrement préoccupants. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un pays habitué à l’immigration, les Vénézuéliens ont été accueillis sans problème majeur, entre autres parce qu’il existe une affinité culturelle évidente, il n’y a pas d’altérité problématique. De nombreux citoyens remarquent la présence de Vénézuéliens dans les activités illégales, mais en dehors de l’immigration, la Colombie a une longue et solide histoire de criminalité.
En ce sens, l’intégration a été relativement facile, mais les niveaux de chômage actuels touchent à la fois les nationaux et les immigrants. Le gouvernement a récemment publié un « statut de protection temporaire » qui régularise les Vénézuéliens dont le statut dans le pays n’a pas été résolu. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre dans d’autres contextes, cette politique n’a pas suscité de contre-réactions que l’on aurait pu trouver légitime.
Pensez-vous que le Venezuela provoque des manifestations, notamment avec d’anciens membres des FARC et des trafiquants de drogue ?
Avant la fin de son mandat, l’ancien président de l’Équateur, Lenín Moreno, a accusé Nicolá Maduro d’être derrière les manifestations en Colombie, selon les informations qu’il avait reçues. Il n’y a pas eu d’autres informations à ce sujet, au-delà de l’intérêt évident du régime vénézuélien pour les prochaines élections.
Ce que le gouvernement national et les forces de sécurité ont clairement déclaré, c’est qu’il existe des preuves de la participation de groupes illégaux aux manifestations, notamment aux plus violentes. Il s’agit notamment des dissidents des FARC (ceux qui ont rompu l’accord signé avec le précédent gouvernement de Juan Manuel Santos), de l’Armée de libération nationale (ELN), qui reste l’un des principaux groupes terroristes du pays, et des groupes de trafiquants de drogue.
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Ces organisations continuent d’être des facteurs déterminants de la violence en Colombie et elles ne sauraient être à l’écart des troubles que connaît le pays. En outre, alors que la grève se poursuivait, deux épisodes majeurs de terrorisme ont déjà eu lieu : un attentat à la voiture piégée contre une base militaire et l’attaque par balles contre l’hélicoptère dans lequel le président et son ministre de la Défense voyageaient.
Quelles pourraient être les évolutions possibles ? Le gouvernement a-t-il un projet pour sortir de cette spirale de défiance ?
Si l’on revient aux deux raisons qui ont permis à la grève de perdurer après le retrait de la réforme fiscale, la raison sociale et la raison politique, on constate que la mobilisation a tendance à s’user. Tout d’abord, bien que les préoccupations concernant la pauvreté et le chômage demeurent, les coûts de la grève en termes de pertes économiques et de pertes d’emplois ont été évidents, ce qui explique la diminution du soutien social, comme le montrent les sondages. D’autre part, ceci ajouté à l’importance des actes de vandalisme, a fait que l’opportunité politique n’est pas la même et c’est pourquoi les leaders de la gauche commencent à se distancier de ce qui se passe dans la rue.
La grève n’est plus la meilleure carte des partis de gauche pour gagner les élections ; au contraire, elle a usé leur image et a provoqué de plus grandes divisions. Aujourd’hui, il y a une confrontation dure entre le maire de Bogotá (centre gauche) et le mouvement de Gustavo Petro, à cause des accusations qu’elle a faites sur la responsabilité du petrismo dans le vandalisme dans la capitale. Ainsi, le centre gauche a pris une plus grande distance par rapport aux événements et la gauche plus radicale a perdu le contrôle de la situation et son avantage électoral. Sans motif politique et sans soutien social, les mobilisations auront tendance à disparaître.