Le mercredi 28 avril 2021 s’est tenu à l’École Militaire un colloque autour du thème « Islam et islamismes : analyses alternatives », organisé par l’Observatoire du fait religieux du Centre de Recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Face au constat d’une mauvaise compréhension, voire d’une absence de véritable réflexion des médias et responsables politiques qui entendent réagir aux phénomènes de « radicalisation » religieuse et lutter contre « l’islamisme », il s’est agi de mettre en avant des réflexions scientifiques sur la question. À ces fins, et en vue de l’élaboration de solutions inclusives, il est nécessaire de comprendre et de distinguer l’islam comme religion, l’islamisme au sens du détournement politique de la religion et la question de la violence, qui y sont souvent associés.
Compte-rendu par Alban Wilfert pour Conflits
Il ne s’est pas agi, a insisté en introduction Olivier Hanne, historien et directeur de l’Observatoire du fait religieux, et coorganisateur du colloque avec Amélie Bonnet-Witvoet, elle-même adjointe de recherche à l’OFR, de se livrer à des recherches nouvelles ou de servir au ministère des Armées ou auxdites armées, mais de diffuser une recherche déjà effectuée, reconnue dans des publications scientifiques, « vers l’extérieur ». Explicitement, le colloque a visé à la complexité et à la nuance, et une importance particulière a été accordée aux méthodes de la recherche, autant qu’aux conclusions, dans l’esprit des sciences sociales pour lesquelles ce sont moins les faits qui comptent que les discours et formules qui les entourent.
Ces réflexions s’inscrivant dans un contexte particulier consécutif aux attentats de 2015 et aux longs débats à l’œuvre dans la société française depuis ces événements, l’auteur de ces lignes espère respecter, par la publication de ce compte-rendu en ligne, l’ambition de transmission qui a été celle de ce colloque.
Islam et islamisme : question de méthode
Qui est musulman ? Derrière cette interrogation qui semble relever de l’évidence se lisent en fait déjà des enjeux sociaux et des problématiques méthodologiques, qu’a tâché de cerner Juliette Galonnier, chercheur sur l’islam au CERI (centre de recherches internationales de Sciences Po Paris).
Religion monothéiste née au VIIe siècle de notre ère, l’islam compterait 1,8 milliard de fidèles, ce qui en ferait la deuxième religion au monde. Toutefois, un tel décompte se heurte à des difficultés quand on sait que de nombreux pays, France en tête, ne posent pas la question de l’appartenance religieuse dans leurs recensements de population. En résultent de grands écarts entre le nombre de personnes se déclarant effectivement musulmanes et la perception qu’en a la population d’un pays dans son ensemble. Ainsi, en France, il y aurait 5,7 millions de musulmans selon les conclusions du Pew Research Center en 2017, soit 8,8% de la population, taux que la population française estimait à 31% en 2016. De même, 1% de la population des États-Unis était musulmane la même année, et pourtant leurs compatriotes les chiffraient à 15%. En outre, de tels décomptes ne permettent pas de rendre compte avec exactitude des cas d’enfants de parents musulmans qui ne suivent pas la foi familiale.
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De fait, la question de l’individualité ou de la collectivité de la dénomination de musulman pose problème : certaines familles se déclarant musulmanes y voient une affiliation ethnique ou raciale plutôt que théologique, rappelant aux éventuels convertis qu’ils subiront moins d’islamophobie que des coreligionnaires qui se nommeraient Mohammed.
De même, des agresseurs racistes s’en prennent parfois à des personnes qu’ils catégorisent à tort, de vue, comme musulmanes. Cette perception divergente de la réalité a donc des conséquences pour le moins concrètes. On se souvient, à ce titre, des trois militaires visés par Mohammed Merah en 2012, que le président Sarkozy avait alors qualifiés de musulmans, « en tout cas d’apparence »… alors que l’un d’eux était catholique pratiquant.
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Le fait n’est toutefois pas nouveau, notamment en France. Au Moyen Âge et à l’époque moderne, on a parlé successivement et sans véritable distinction de « Sarrasins », d’« ismaélites », de « Turcs », d’« Ottomans » ou encore de « mahométans ». Dans l’Algérie française, le terme de « musulman » désignait un statut ethno-politique, distinct de ceux des Juifs et des Européens. L’islam et la catégorisation de musulman ont fait l’objet, à travers l’histoire (y compris récente) de bien des processus de confessionnalisation, d’ethnicisation et de racialisation, ce à quoi les sciences sociales peuvent à juste titre s’intéresser.
De la même manière, la notion de blasphème en islam mérite d’être interrogée. Aucune mention n’en est faite dans le Coran, qui n’évoque que l’injure. Seuls les hadiths, manipulés par les pouvoirs successifs et pas toujours authentiques, en parlent. C’est dans le droit islamique du IXe siècle au XIIe siècle que les actes d’insulter Dieu et le prophète sont considérés comme des péchés dans la jurisprudence, mais de manière bien distincte : l’un va contre le droit de Dieu, qui punit lui-même, l’autre contre celui des hommes, ces derniers étant en droit d’être protégés des injures par un tribunal. Au Moyen Âge, on parle de tajdif, déni des bienfaits de Dieu, qui ne visait à l’origine que les chrétiens : vers 850 en Al-Andalus, un chrétien qui insulta Mohammed maintint ses injures devant le juge de Cordoue, amenant le souverain à le faire exécuter… avec l’accord de l’archevêque de Séville, qui refusait ces chrétiens qui se rapprochaient par trop des martyrs. Le tajdif revêt alors un sens très proche du blasphème chrétien ; plus tard, la colonisation favorisa cette assimilation. Toujours est-il que seuls les tribunaux et pouvoirs politiques sont en droit de rendre cette justice, et non le fidèle. De fait, après leur indépendance, les États musulmans ont tenu à mettre en avant leur capacité à faire respecter la religion, à travers des législations spécifiques et des tribunaux civils, non chariatiques. Il faut attendre 1989, avec l’ayatollah Khomeini qui prononce la fatwa contre les versets de Salman Rushdie, pour qu’un appel soit fait à tous les musulmans de le mettre à mort, à l’encontre de 1400 ans de tradition musulmane interdisant cet acte à l’individu. Mais là encore, il n’est pas question de blasphème, mais de koufr, d’impiété. Chez les sunnites, de même, est acceptée cette privatisation du djihad consistant en la répression du blasphème. À ce titre, la mort de Samuel Paty est le résultat d’un processus très long, complexe, d’accaparement de cette répression vis-à-vis des tribunaux religieux.
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Malgré ces observations, qui disent la nécessité d’un intérêt des sciences sociales pour l’islam, cette religion a longtemps fait figure de parent pauvre des sciences sociales, jusqu’à la fin des années 1980, avant que des spécialistes des sociétés du monde arabe s’en saisissent, percevant l’islam comme une idéologie politique. C’est ainsi que, dans les années 1990, le fait musulman s’est banalisé et est devenu un objet de recherche centrale, au point d’attendre parfois l’écueil inverse, celui de l’« islamisme méthodologique ». Ainsi nommé par Bruce Bubaker, par analogie avec le « nationalisme méthodologique », le terme d’islamisme méthodologique désigne la prise en considération de l’islam comme cadre principal d’analyse, au mépris des autres enjeux et facteurs. L’ignorer par trop ou la considérer comme un « tout » : tels sont les deux travers de l’étude de l’islam, dont les chercheurs doivent se garder. Ainsi, les termes employés dans le débat public, mais d’émanation non scientifique comme celui de « radicalisation » méritent-ils d’être interrogés.
Regards sur les analyses françaises de l’islamisme
Islam, islamisme et terrorisme sont souvent perçus hâtivement, en particulier par les autorités publiques françaises, comme autant de maillons d’une même chaîne, celle de la radicalisation. Ce mot, qui semble désigner la conséquence d’une radicalité religieuse, met donc au centre de la réflexion les seuls facteurs théologiques et psychologiques en ignorant toutes les autres causes, notamment sociales, potentielles. L’appartenance à l’islam serait au cœur de la radicalisation. Brahim Oumansour, chercheur à l’IRIS, le rappelle : comprendre les causes sociales n’est pas justifier la violence ; au contraire, les organisations terroristes jouent elles-mêmes sur cet amalgame, en cherchant à exacerber les tensions envers les musulmans, alimentant de la sorte un climat de soupçon.
La mouvance salafiste, qui semble aux premières loges du phénomène de radicalisation, n’est toutefois pas uniforme. Un certain salafisme s’inscrit dans une relation plus ou moins consciente à une marginalisation identitaire chez les jeunes issus de l’immigration, pour favoriser un passage de ces derniers à la violence. Cependant, le salafisme conservateur sur le plan religieux n’a rien de politique. Cette distinction des facteurs politique et religieux se vérifie par l’observation d’autres pays : on estime qu’une centaine d’habitants de l’Algérie, pays conservateur sur le plan religieux, sont partis rejoindre Daesh, soit 2 par million d’habitants, contre 5 000 à 6000 Tunisiens, soit 500 par million d’habitants… De tels écarts disent la nécessaire dissociation à effectuer entre islam et radicalisation.
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Un bref retour généalogique sur l’islamisme et sa propagation s’impose donc. Ce mot est employé pour la première fois par Jean-François Clément, auteur d’un article intitulé « Journalistes et chercheurs en sciences sociales face au phénomène islamiste » publié en 1983, rappelle l’intervenante Hasna Hussein, sociologue spécialiste de la propagande extrémiste à l’université de Bordeaux. C’est alors un terme générique désignant toutes les formes de traitement politique de l’islam, religion représentée comme visant à la conquête du pouvoir. Prosélytisme et djihad en seraient les deux fondements. De fait, cet islamisme place l’occident au cœur de sa pensée : en 1928, quelques années après la chute du califat, consécutif à la défaite ottomane dans la Première Guerre mondiale, sont fondés les Frères musulmans par Hassan el-Banna. Cette organisation panislamiste, au projet religieux (réislamiser les masses) et politique, sunnite, décrit l’occident comme l’ennemi de l’islam et des musulmans, à même d’éradiquer les mœurs et valeurs islamistes. Dans le même temps, la péninsule arabique voit la montée du wahhabisme saoudien. Les deux courants se rapprochent dans l’idée d’un retour à un islam authentique, celui des « pieux ancêtres » (« salaf sihi »), à travers des valeurs sexistes, des discours de haine, un rejet de l’altérité et de la laïcité. Cette pensée islamiste gagne en importance après-guerre, dans un monde musulman traversé par l’exode rural et une pauvreté croissante, en particulier dans la jeunesse de classe moyenne.
L’essor du prosélytisme islamiste s’appuie également sur les pétrodollars, qui contribuent largement à la création, en 1961, de l’université islamique de Médine, qui envoie 500 000 lauréats dans le monde entier prêcher le wahhabisme, et de l’organisation du Secours islamique. La pensée islamiste est désormais propagée par de jeunes universitaires. En France, l’UOIF la voit se séculariser et atteindre le cadre politique, voire muer en une forme proche du développement personnel. Refusant la laïcité et les valeurs républicaines sans pour autant prôner le djihad, des groupuscules s’inscrivent dans les quartiers dits « de reconquête républicaine » où la présence de l’État diminue, y renforçant la colère. La demande politique d’égalité, de citoyenneté, n’ayant pas abouti, l’islam peut s’y imposer comme médiateur social, jouant parfois le rôle paradoxal d’allié objectif de l’État, pacificateur du territoire concernant la lutte contre les trafics de drogue, sans avoir, dans un premier temps, de revendications d’ordre sécessionniste. Ces dernières se font jour au lendemain du 11 septembre. On ne saurait pas pour autant prétendre être capable de prévoir à coup sûr qu’un individu va se radicaliser, bien que les progrès de l’hallali citoyenne dans les « territoires perdus de la République » soient patents : en cela, précise Hacène Belmessous, spécialiste de l’espace urbain, les chercheurs sont de mauvais conseillers du prince.
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D’autres médias concourent à la diffusion d’une pensée islamiste. Depuis les années 1980, plus de 1700 chaînes satellitaires financées par les pétrodollars professent, en arabe, mais aussi dans d’autres langues comme le français, un « vrai » islam. Une importante littérature salafiste francophone se diffuse, écrite notamment par des auteurs passés par l’université de Médine et parlant de la tenue vestimentaire de « la » femme en islam, la rattachant à la figure unique de l’épouse voilée, pieuse et exemplaire. C’est dans ce contexte de diffusion de l’islamisme par divers médias qu’internet gagne en importance : ultérieur à ceux-ci, son rôle ne doit pas être surestimé, mais pas non plus sous-estimé. La communication de Daesh, qui passe par ce canal, reste toujours vivace après la défaite sur le terrain.
Violence, terrorisme, djihadisme
Ces réflexions sur les rapports entre l’islam et le djihadisme peuvent être résumées en une question simple : la foi a-t-elle à voir avec le terrorisme ? Tel a été l’objet de l’intervention de Marwan Sinaceur, professeur de psychologie sociale à l’ESSEC.
Plusieurs études empiriques sont en effet édifiantes à ce titre. Des experts en psychologie criminelle de la CIA ont enquêté sur des centaines de détenus de Guantanamo et ont observé que seuls 20% d’entre eux avaient reçu une éducation musulmane traditionnelle. Par conséquent, on ne saurait relier leurs actes dans leur ensemble à une adhésion à la foi musulmane. De même, la comparaison effectuée par Franck Figliuzzi, ancien directeur au FBI, entre terroristes islamistes et attaquants du Capitole en janvier 2021, a conclu que les seules différences notables entre ces deux groupes étaient la couleur de peau et la religion. Une étude statistique publiée dans Psychological Science a montré que la croyance ou la dévotion religieuse, mesurée par exemple par la fréquence de prière, n’est pas reliée au soutien à des attentats terroristes. En revanche, les pratiques sociales de groupe et l’appartenance exclusive à un groupe, mesurées par exemple par une participation intensive à des services religieux collectifs, soit à partir d’un seuil intensif (i.e., plus de 1 fois par jour), compte : l’identité sociale, l’appartenance à un groupe et la fermeture aux personnes extérieures à ce groupe ont leur importance. Ces résultats ne sont pas le propre d’une religion et se retrouvent dans toutes les religions. Le soutien à la violence n’est pas corrélé à la croyance, mais bien à l’appartenance à un groupe de manière exclusive, au fondamentalisme. Le fondamentalisme n’est, en effet, pas une question de dogme ou de croyance, mais de forme de cette croyance (qu’il s’agisse de valeurs religieuses ou de militantisme social et politique). Il est l’attitude de rigidité et de refus de toute remise en cause, la mentalité de forteresse qui fait dire « j’ai raison, et tout le reste du monde a tort » : c’est le fondamentalisme en tant que tel, et non les valeurs religieuses en elles-mêmes, qui pousse à la violence. Des études expérimentales publiées dans le Journal of Experimental Social Psychology montrent que le rappel des valeurs religieuses de compassion réduit efficacement le fondamentalisme.
Toutefois, dans le djihadisme, ne fait pas preuve de violence qui veut : la violence des femmes pose problème. Le djihadisme repose en principe sur la complémentarité des sexes, leur égalité devant Dieu et leur complémentarité sur Terre. Les hommes ont des fonctions parce qu’ils sont des hommes et les femmes parce qu’elles sont des femmes. Les premiers participent à la violence, les secondes jouent le rôle d’épouses et de mères. Que ces dernières n’aient pas le droit de faire preuve de violence ne signifie pas pour autant qu’aucune n’en aurait envie. La violence des femmes dans le djihad est donc transgressive par rapport à celui-ci, analyse Géraldine Casutt, de l’université de Fribourg. D’aucunes, qui se disent « femmes avec des cœurs d’hommes », entendent participer en tant que musulmanes, plutôt qu’en tant que femmes, faire le djihad avant de remplir le rôle qui est attendu d’elles dans ce cadre. Le cas s’est présenté à plusieurs occasions, dans le territoire du califat et en-dehors. Sur zone, il peut s’agir de compenser un manque d’hommes ou de provoquer un effet de surprise ou médiatique chez l’ennemi, mais de telles manœuvres doivent rester brèves et exceptionnelles pour ne pas contrevenir aux principes religieux. En dehors du territoire du califat, d’autres logiques peuvent y prévaloir, comme la velléité de piquer les hommes, trop lâches pour passer à l’acte, dans leur virilité, mais Daesh n’a jamais revendiqué d’attentat impliquant une femme en occident. L’attentat raté aux bombonnes de gaz contre Notre-Dame de Paris en 2016 n’a pas été commenté par l’organisation : ce serait là avouer son incapacité à garder les unes et les autres dans leurs rôles respectifs. Il importe néanmoins de souligner que la plupart des femmes qui ont ainsi pris les armes ont cherché à rejoindre l’Irak et la Syrie, sans succès, aussi n’ont-elles pas eu l’occasion de déchanter de l’utopie du califat. Chez les djihadistes, la violence féminine ne fait pas consensus. Dans les sociétés qu’ils ou elles ciblent, se pose de même la question : une femme djihadiste constitue-t-elle une menace sécuritaire ? Cette interrogation traduit une mauvaise compréhension en occident de ce qu’est le djihad, réduit à la seule violence : une femme djihadiste est une djihadiste comme un autre, son rôle diffère de celui d’un homme, mais elle n’est pas moins djihadiste que lui. Il y a plusieurs manières de faire la guerre et plusieurs territoires de la guerre, et penser les femmes uniquement comme victimes passives d’un djihadisme qu’elles n’auraient en aucun cas rallié, c’est les méjuger. Cependant, on ne saurait voir dans les prises d’armes des femmes djihadistes un signe d’émancipation au sein de la société du califat : la seule émancipation pour elles est une émancipation vis-à-vis de la vision occidentale de la femme libre.
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Islam/France : solutions inclusives
La dernière étape du colloque a visé à envisager le réel non seulement sur des constats scientifiques, mais sur des prospectives applicables, des solutions inclusives. En France, le terme « inclusif » est souvent mal compris, associé à une prétendue attitude de déni des « vrais problèmes », mais n’en devrait pas moins être pris en considération en vue de la résolution desdits problèmes. Tout d’abord, doit être résolue la question de la formation de culture française pour les cadres religieux musulmans. Dans un second temps ont été abordés les enjeux et difficultés liés à la Fondation de l’Islam de France.
Les acteurs amenés à diffuser un discours sur l’islam et auxquels l’État a intérêt à prêter attention sont de deux types : les imams et, côté pouvoirs publics, les aumôniers. L’islam est souvent considéré comme liant inextricablement le religieux et le politique : à suivre cette logique jusqu’au bout, un musulman serait incapable de vivre dans une société sécularisée. Des expressions impropres en résultent, comme celle de « droit musulman », qui suggère une normativité dans le cadre d’un État, alors que le droit en islam est davantage un droit canon, fait de règles générales et de casuistique. De la sorte, pour les Frères musulmans, le développement des pays d’islam ne saurait se faire qu’à contre-courant de l’influence occidentale. Peut-on, à ce titre, considérer qu’une partie de l’héritage musulman est obsolète et ne devrait plus être enseigné ? Si l’islam est pensé par nombre d’acteurs comme un dispositif pratique, ayant vocation à orienter le comportement religieux, il y a en islam, comme dans toute autre religion, un phénomène de dissociation, de désaffiliation religieuse. Ainsi, promouvoir des cadres de culture française nécessité une acculturation, c’est un enjeu de société de taille. En effet, selon les mots de l’intervenant Omero Marongiu, sociologue spécialiste de l’islam français à l’IPRA, l’imam est aujourd’hui le « couteau suisse » de sa mosquée, chargé de la célébration du culte, de l’enseignement, de l’accompagnement de jeunes publics… sans aucune formation profane en psychologie de la communication ou en technique d’écoute. C’est une tâche impossible. De même qu’un aumônier a une fonction bien précise à son poste, une feuille de route dont il ne doit pas dévier, il faudrait songer à repenser de la sorte la notion de « cadre religieux musulman ».
Ainsi, c’est pour favoriser l’affirmation d’un « islam humaniste, d’un islam de France qui reconnaît les valeurs et principes de la République » qu’a été créée en 2016 la Fondation pour l’Islam de France (FIF). Elle a été dirigée dans un premier temps par l’ex-ministre Jean-Pierre Chevènement, dont la nomination a fait débat non seulement chez les musulmans de France, mais, plus généralement, dans l’opinion publique. Elle vise à promouvoir et propager un héritage culturel islamique en France, par trois grands moyens : la connaissance de l’islam, la formation profane et le dialogue interreligieux.
Prenant appui sur les outils numériques contemporains, la Fondation met l’accent sur les relations de la France depuis l’époque carolingienne (où, pourrait-on remarquer, elle ne s’appelait pas encore France) et non l’islam, mais les islams, au pluriel car visant à prendre en compte les courants schismatiques, etc. Une centaine de vidéos ont été produites dans les rubriques « république et islams », « pensée, culture et arts en islam » et « l’islam en débat ». Il s’agit d’appréhender les questions théologico-politiques en islam, celle des limites poreuses avec l’islamisme (pour permettre à la population française de bien les distinguer) ou encore celle du féminin en islam. Chiheb Mnasser, de la FIF, qui intervient au colloque, se dit scandalisé de l’essentialisation souvent faite de l’acteur musulman : c’est une pensée critique qui est valorisée, en une dialectique entre problèmes auxquels l’islam est confronté et promotion de son héritage.
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Concrètement, la conciliation entre patriotisme républicain et référent islamique trouve des expressions dans la question des soldats de confession musulmane morts pour la France, dont certains jeunes visiteurs apprennent parfois l’existence. De même, la FIF a organisé une exposition, passée notamment par Sciences Po, sur la figure d’Abd-el-Kader (1808-1883), qui fut l’occasion de constater que la majorité des jeunes – et des anciens – ne connaissaient pas l’émir, ou alors seulement pour son héroïsme anticolonial, pas pour ses relations épistolaires avec Napoléon III. Pourquoi ne pas davantage transmettre ce sujet dans les programmes scolaires, ont demandé certains ? La France a des difficultés à évoquer de telles questions liées au religieux, comme l’a déjà souligné le journaliste et essayiste Jean Birnbaum.
Si la FIF a accordé plus de 170 bourses pour la formation de cadres religieux, aucune entreprise du CAC40 n’a pour l’heure souhaité participer aux activités de la fondation, à cause, précise Chiheb Mnasser, du mot « islam ».
Conclusion
Ce colloque a été l’occasion de réflexions sur les thématiques de l’islam, de l’islamisme et des solutions inclusives aux problèmes qui y sont liés. Les analyses historiques sur les notions mêmes de musulman ou de blasphème ont montré l’importance du choix des mots dans la compréhension de ces questions. L’histoire permet de mieux comprendre l’évolution de l’islamisme et les discours de propagande, dans leur décalage avec la réalité y compris, parfois, dans la méthodologie académique. Les interventions suivantes ont mis en avant les diverses manières de faire la guerre qui doivent, de même, être comprises si l’on étudie le djihadisme. La recherche empirique, quant à elle, met en évidence les dynamiques sociales, et non seulement de foi et de croyance, dans l’apologie du terrorisme. C’est sur ces bases, scientifiques, mais encore trop peu mises en avant dans le débat public, que peuvent être envisagées des solutions inclusives en France, à travers la formation des cadres religieux musulmans et la Fondation pour l’Islam de France, liant idéal de promotion islamique et république.