Livre – Retour sur le Choc des civilisations

29 septembre 2019

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Livre – Retour sur le Choc des civilisations

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Un ouvrage majeur de géopolitique, critiqué mais indépassable pour comprendre les grands enjeux culturels et militaires du XXIe siècle.

Le Choc des civilisations (The Clash of Civilizations) est un essai rédigé par le politologue américain Samuel Huntington en 1996. Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, l’auteur a souhaité décrire le nouvel ordre mondial, fondé, selon lui, sur les civilisations. Dès sa parution, l’ouvrage a suscité de vives réactions, aussi bien positives que négatives. Ce concept de « choc des civilisations » est encore très présent dans les médias. Mais que contient-il et quelles clefs de compréhension donne-t-il à la géopolitique et aux relations internationales actuelles ?

Le 3 janvier 1992, quelques jours après la disparition de l’URSS, des universitaires russes et américains se rassemblent à Moscou. Lors de la cérémonie officielle, le drapeau de la nouvelle fédération de Russie est monté à l’envers… Cette anecdote symbolise ironiquement les balbutiements du monde à venir en cette fin de siècle. Huntington prévient que dans ce nouveau monde « les drapeaux restent essentiels, tout comme d’autres symboles d’identité culturelle » (p.16). Le politologue défend la thèse selon laquelle « la culture, les identités culturelles […] déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d’après la guerre froide ». Huntington considère la nouvelle politique globale comme multipolaire et multi-civilisationnelle. Il explique aussi que les sociétés non occidentales se sont certes modernisées, mais qu’elles ne se sont pas occidentalisées pour autant ; au contraire, elles ont réaffirmé leurs cultures et identités propres. L’auteur affirme en outre que les prétentions universalistes de l’Occident sont aujourd’hui une menace pour lui-même ; elles exacerbent les autres civilisations, notamment l’Asie et le monde musulman. Enfin, toujours selon Huntington, l’Occident est menacé et doit se sauver par la réaffirmation de la culture et de l’identité communes de ses États membres.

Qui sommes-nous ?

Un monde multipolaire et multi-civilisationnelle a donc succédé à la domination des États-nations européens et à la bipolarité de la guerre froide. Désormais, les distinctions majeures entre les peuples ne sont plus idéologiques, politiques ou économiques, mais culturelles. « Qui sommes-nous ? » est la question fondamentale que doivent se poser les peuples et nations du monde. Pour comprendre « ce qui se passe », l’auteur invite à repenser les cartes et les paradigmes du monde. Il précise que de telles représentations sont évidemment simplifiées, mais néanmoins nécessaires ; elles sont indispensables pour penser et agir. Huntington bat en brèche les anciens paradigmes. La fin de l’histoire n’aura pas lieu. Le paradigme universaliste et harmonieux – prédit par Francis Fukuyama [simple_tooltip content=’Francis Fukuyama, politologue américain, auteur de La Fin de l’histoire et le Dernier Homme en 1992 ‘] 1[/simple_tooltip] et de nombreux Occidentaux au début des années 1990 – est illusoire. Toutefois, le paradigme chaotique, qui imaginerait le monde comme totalement dangereux et anarchique, est tout autant fallacieux. Le paradigme étatique, qui prévalait depuis les traités de Westphalie de 1648, reste perspicace, mais n’est plus suffisant.

Enfin, le paradigme bipolaire, celui de la guerre froide, est totalement obsolète. Pour Huntington, le paradigme le plus pertinent est désormais le paradigme civilisationnel. La nouvelle politique globale est fondée sur les civilisations.

En outre, il signale que si ce paradigme civilisationnel est adéquat pour le monde de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, mais qu’il sera caduc à l’avenir.

Selon le politologue, il y a neuf aires civilisationnelles majeures dans le monde : occidentale, latino-américaine, africaine, islamique, chinoise, hindoue, orthodoxe, bouddhiste et japonaise. Il définit la civilisation comme étant « une culture au sens large » (p.45). Selon lui, les civilisations sont « les plus gros ‘’nous‘’ et elles s’opposent à tous les autres ‘’eux‘’ » (p.48). Fait majeur de notre époque, jamais dans l’histoire, les civilisations n’ont eu autant de contacts ; que ce soit pour le meilleur et pour le pire.

L’auteur rappelle que « la plupart des sociétés ont un ‘’sens moral‘’ assez semblable […] quant à ce qui est bien ou mal » (p.69). Toutefois, il considère que cette base morale commune n’est absolument pas suffisante pour bâtir une civilisation unique et universelle. Le monde n’est pas encore – et ne sera peut-être jamais – un vaste espace mono-civilisationnel. La langue et la religion sont des éléments fondamentaux de toute culture et de toute civilisation. Pour l’heure, il n’y a ni langue universelle et commune ni religion universelle et commune.

L’Occident et le monde

Huntington observe le déclin relatif de l’Occident. Après avoir dominé le monde pendant au moins quatre siècles, l’Occident voit désormais son influence se réduire à travers le monde. Sa puissance « diminue en comparaison de celle d’autres civilisations » (p.108). Le politologue relève aussi le phénomène d’indigénisation des autres civilisations : « À mesure que les sociétés non occidentales accroissent leurs moyens économiques, militaires et politiques, elles affirment avec plus d’allant les vertus de leurs valeurs, de leurs institutions, de leur culture » (p.126). Ce renouveau identitaire s’accompagne d’un profond retour à la religion. Huntington cite Gilles Kepel [simple_tooltip content=’Gilles Kepel, politologue français, auteur de La revanche de Dieu : chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde (1991).’] 2 [/simple_tooltip] qui parle de « revanche de Dieu ». Cette renaissance religieuse n’est pas un rejet de la modernité, mais de l’Occident et de « la culture laïque, relativiste, dégénérée qui [lui] est associée » (p.142). C’est particulièrement probant dans les civilisations asiatiques et dans le monde musulman. Des pays asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud, Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, l’Inde ou la Chine se sont largement modernisés au XXe siècle, mais ont conservé et réaffirmé leur culture et leur identité. Alors en pleine expansion, la Chine résurgente promouvait « capitalisme et participation à l’économie mondiale d’un côté, autoritarisme et réengagement dans la culture chinoise traditionnelle de l’autre » (p.148).

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Dans son analyse globale, Huntington prend le temps de retracer les fondements de la civilisation occidentale : l’héritage classique (la pensée grecque et le droit romain), le catholicisme et le protestantisme, la multiplicité des langues européennes, la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, l’État de droit, le pluralisme social, les corps intermédiaires et l’individualisme. Il n’oublie pas d’indiquer que ces facteurs ne sont pas tous propres à l’Occident. La spécificité de la civilisation occidentale est la combinaison de tous ces éléments.

Les Occidentaux, et en particulier les Américains, ont toujours eu une ambition missionnaire. Ils estiment que toutes les civilisations doivent adopter leurs valeurs et leurs institutions. Ils parlent d’universalisme quand les autres voient de l’impérialisme. La domination de l’Occident a toujours suscité différentes réactions : que ce soit le rejet, l’assimilation ou le réformisme. Le rejet exista particulièrement au Japon et en Chine jusqu’au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, c’est le cas de certains fondamentalistes musulmans. L’assimilation ou le reniement de sa culture indigène et l’occidentalisation fut le fait, notamment, du président turc Mustafa Kemal Atatürk, dans la première moitié du XX° siècle. Il prétendait que « la modernisation est désirable et nécessaire, que la culture indigène est incompatible avec la modernisation et doit être abandonnée ou abolie et que la société doit être entièrement occidentalisée afin de se moderniser convenablement » (p.95). Le réformisme, disposition plus récente et plus partagée, se caractérise par une volonté de concilier modernisation et préservation des spécificités culturelles. L’un des exemples les plus éclairants vient du Japon avec la politique du Yosei : « esprit japonais, technique occidentale ».

Le réveil de l’Islam et de la Chine

Dans le monde de la fin du XXe siècle, les États phares sont devenus les principaux pôles de pouvoir et de puissance. Huntington prévient « [qu’]au sein de ces blocs culturels, les États tendent à se distribuer en cercles concentriques autour du ou des États phares, et ce en fonction de leur degré d’identification et d’intégration avec le bloc auquel ils appartiennent » (p.225). L’auteur explique que « les civilisations forment les tribus humaines les plus vastes, et le choc des civilisations est un conflit tribal à l’échelle globale » (p.303).

Pour Huntington, la Résurgence de l’Islam est l’un des grands événements du monde civilisationnel. Il compare cette renaissance à la Réforme protestante du XVI° siècle. Toutes deux critiquent la stagnation et la corruption des institutions en place ; hier l’Église, aujourd’hui l’Occident. Elles prêchent « un retour à une version plus pure et plus exigeante de leur religion » et exhortent « le travail, l’ordre et la discipline » (p.157). Ce renouveau musulman a particulièrement émergé dans les années soixante-dix avec les immenses recettes pétrolières dans le monde arabe. Ce boom économique « a accru la richesse et la puissance de nombreuses nations musulmanes et les a rendues capables d’inverser les relations de domination et de subordination qui existaient avec l’Occident » (p.166). Huntington énonce que dans l’Islam, les tribus et la Oumma (la communauté des croyants) ont beaucoup plus d’importance que les États-nations. Ces derniers sont souvent délégitimisés « parce qu’ils sont pour la plupart les produits arbitraires, voire capricieux, de l’impérialisme occidental, et leurs frontières ne coïncident souvent pas avec celles des groupes ethniques » (p.256).

Il n’y a jamais eu d’État phare en Islam. Aucun pays musulman ne peut se targuer d’être l’équivalent de la Chine pour le monde confucéen ou des États-Unis pour l’Occident. Cette absence d’État phare est un problème majeur pour l’Islam dans le monde des civilisations ; elle empêche toute unité et cohésion du monde musulman.

Dans la deuxième moitié du siècle dernier, le bond économique de l’Extrême-Orient a bouleversé la politique globale. Il a aussi dévoilé les profondes disparités culturelles entre Asiatiques et Occidentaux. La mentalité confucéenne, ciment d’une grande partie des sociétés asiatiques, contraste avec la nature occidentale, en particulier américaine. La première valorise l’autorité, la hiérarchie, le consensus, le refus du conflit, la suprématie de l’État sur la société et l’individu, la priorité au long terme. La deuxième se fonde sur la liberté, l’égalité, la démocratie, l’individualisme, la critique de l’autorité, la compétition, les droits individuels, le court terme et les gains immédiats. Selon Huntington, la Chine sera la grande rivale des États-Unis tout au long du XXIe siècle.

Il assure que « les conflits entre les États-Unis et la Chine sont aussi fondamentalement des conflits de pouvoir. La Chine refuse d’admettre le leadership ou l’hégémonie des États-Unis dans le monde ; les États-Unis refusent d’admettre le leadership ou l’hégémonie de la Chine en Asie » (p.338).

Avec son histoire, sa culture, sa taille, sa place, son économie et sa fierté retrouvée, la Chine a tous les moyens d’assurer sa position hégémonique en Extrême-Orient et de disputer l’hyperpuissance américaine.

Le choc des civilisations

A la croisée des blocs civilisationnels, certains pays ont encore du mal à répondre à leurs questions identitaires et culturelles. Ce sont souvent des grands pays, parfois États phares, déchirés entre occidentalisation et indigénisation, et écartelés entre plusieurs civilisations. La Russie est tiraillée entre le monde orthodoxe et l’Europe, la Turquie entre l’Islam et l’Europe, le Mexique entre l’Amérique du Sud et l’Occident, l’Australie entre l’Asie et l’Occident. Le politologue parle aussi de l’Amérique latine et de l’Afrique. Si la première devient de plus en plus occidentale, la seconde l’est de moins en moins. Ces deux civilisations restent néanmoins très dépendantes de l’Occident. Pour l’heure, elles n’ont qu’une influence limitée dans les nouveaux rapports de force mondiaux.

Pour le politologue, l’invasion soviétique de l’Afghanistan et la guerre du Golfe ont été des événements annonciateurs du choc des civilisations. Ces guerres « incarnent une transition vers un nouveau type de conflits ethniques et d’affrontements entre groupes appartenant à des civilisations différentes » (p.365). Les résistances aux puissances étrangères n’ont pas été fondées sur des principes nationalistes ou socialistes, mais sur des principes islamiques. Elles ont été menées au nom du djihad. Occidentaux et musulmans n’ont pas du tout eu la même lecture de ces conflits. Huntington synthétise cette dichotomie en disant que « là où l’Occident voit une victoire du monde libre, les musulmans voient une victoire de l’islam » (p.366). La disparition de l’URSS et la dislocation de la Yougoslavie sont aussi des symboles du retour des civilisations et de leurs conflits ethniques et religieux. Ne se définissant plus comme communistes ou citoyens yougoslaves, les individus « ont éprouvé le besoin urgent de se trouver une nouvelle identité. L’ethnicité et la religion étaient toutes trouvées » (p.393).

L’immigration est un sujet essentiel de la nouvelle politique globale. Huntington avertit que « l’expansion numérique d’un groupe donné suscite des pressions politiques, économiques et sociales sur d’autres groupes et induit des réactions en retour » (p.388).

Les mouvements de population vont se répéter, s’intensifier et chambouler l’équilibre des civilisations. L’auteur prétend que la « nouvelle vague migratoire résulte en grande partie de la décolonisation et de l’établissement de nouveaux États et de régimes policiers qui ont encouragé ou forcé les gens à bouger. C’est toutefois aussi le résultat de la modernisation et du développement technologique » (p.290).

Les Occidentaux ont été aveuglés par leur puissance. Cette désillusion n’est pas fatale. Huntington les enjoint à réaffirmer leur identité et leur culture. Il les incite à créer des institutions complémentaires de l’OTAN pour une meilleure intégration économique et politique et espérer renouer avec la puissance. L’Occident est une « civilisation arrivée à maturité, [qui] n’a plus le dynamisme économique ou démographique lui permettant d’imposer sa volonté à d’autres sociétés » (p.468). Pour le politologue, il urge que les dirigeants occidentaux cessent de vouloir occidentaliser le monde et qu’il s’efforce à conserver et ranimer les fondements essentiels et uniques de la civilisation occidentale.

La paix des civilisations

Avec l’affaissement de l’Occident, la puissance économique de la Chine et l’explosion démographique de l’Islam et de l’Afrique, Huntington s’inquiète de voir les guerres de civilisation se multiplier et se complexifier à l’avenir. Pour les éviter et les arrêter, il compte particulièrement sur l’action des États phares civilisationnels. Grâce à leur puissance et leur légitimité, ils ont la possibilité de calmer les tensions entre groupes ou États belligérants rattachés à leurs aires civilisationnelles. Huntington présente les trois conditions qu’il juge essentielles pour obtenir la paix dans un monde multipolaire et multi-civilisationnel : la règle de l’abstention, la médiation concertée et la règle des points communs. Avant tout, il décourage toute ingérence dans un conflit inter-civilisationnel ou intra-civilisationnel. Au contraire, il encourage une systématique médiation concertée entre les protagonistes d’un conflit. Enfin, il recommande l’établissement des points communs fondamentaux entre toutes les civilisations : « les peuples de toutes les civilisations devraient s’employer à propager les valeurs, les institutions et les pratiques qu’ils partagent avec les peuples d’autres civilisations. Cet effort contribuerait non seulement à atténuer le choc des civilisations, mais il renforcerait également la Civilisation au singulier […] La Civilisation au singulier fait référence à un mélange complexe : grande moralité, haut niveau d’éducation, élévation religieuse, philosophique, artistique, technologique ; bon niveau de vie et sans doute beaucoup d’autres choses encore » (p.484).

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Le choc des civilisations n’est pas un souhait de Samuel Huntington, bien au contraire. Avec précision et clairvoyance, il dresse le constat de la réalité d’un monde complexe et conflictuel. Le choc des civilisations est une menace pour la paix dans le monde. Le politologue américain se veut néanmoins optimiste en concluant que ce choc peut aussi être « au sein d’un ordre international, désormais fondé sur les civilisations, le garde-fou le plus sûr contre une guerre mondiale » (p.487).

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