Plus gros producteur de films au monde, le cinéma indien véhicule des idées culturelles et politiques propres au pays. Il demeure pourtant peu connu en France.
Le 4 juin 2024, le BJP (Bharathiya Janata Party) et son leader, le 1er ministre sortant Narendra Modi, ont remporté les élections en Inde pour le renouvellement de la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement. C’est une victoire, mais pas un triomphe comme initialement annoncé, malgré la présence déployée par le BJP sur le terrain, les réseaux sociaux et un vecteur d’influence et de propagande omniprésent en Inde : le Cinéma. La tradition du film patriotique remonte à l’histoire de l’indépendance de l’Inde (1947). Le cinéma est alors utilisé comme miroir des revendications des Indiens envers la présence des Anglais et plus particulièrement de l’administration et de l’armée. Cette antériorité explique l’attachement des Indiens à ce cinéma spécifique et populaire.
Bollywood, Tallywood, Kollywood
Les débuts du cinéma indien remontent au début du XXe siècle. A cette époque, en Inde, le cinéma se conçoit d’abord comme une nouveauté technologique et un produit commercial, avant d’être perçu comme un art. Il faut attendre 1913 pour que le premier film de fiction indien soit réalisé. Au tournant des années 1940, la production des films en hindi se concentre à Bombay.
Bollywood est une contraction de Bombay (aujourd’hui Mumbai) et de Hollywood. Ce vocable désigne aussi bien une industrie cinématographique régionale, qui devient nationale et internationale, qu’un style de films particulier, reflet magnifié de la vie quotidienne, très souvent accompagnée de chansons et de danses, ce qui en fait un genre éminemment populaire et, de facto, un vecteur de propagande efficace grâce au volume d’audience atteint (9300 salles de cinéma dans le pays). L’Inde s’enorgueillit d’être le plus grand producteur de films au monde avec entre 1000 et 2 000 films (cela dépend des statistiques !!) sortants chaque année de ses studios.
Néanmoins, Bollywood se trouve concurrencé aujourd’hui par 2 autres lieux de production cinématographique : Tollywood, mot qui désigne une industrie du cinéma indien basée, elle, à Hyderabad, dans le sud-est du pays, dont les films sont réalisés en télougou (telugu), l’une des principales langues de la région, l’initiale « T » étant associée au nom de « Hollywood ». Et Kollywood qui est une contraction de Kodambakkam (banlieue de Chennaï) et de Hollywood avec des films réalisés en langue tamoul (tamil). Ces deux autres types de cinéma combinent généralement des thèmes variés, abordant des sujets violents et réalistes (banditisme, pauvreté, politique, relations familiales, terrorisme…), sans exclure les caractéristiques inhérentes au cinéma indien populaire. En fait, les Indiens jugent les scénarios de Bollywood stéréotypés à destination des citadins, alors que 70 % de la population du pays est rurale. Politiquement, ces 2 nouvelles industries cinématographiques s’appuient sur une régionalisation qui n’est pas nouvelle, puisque l’Inde est une République fédérale avec 29 états et 7 territoires et que chaque état possède son propre parti politique (parfois plusieurs) et que, bien sûr, le gouvernement doit tenir compte de cet état de fait plus particulièrement pour les élections. Désormais, en plus des sujets de divertissement classique, les studios sortent des films policiers, de guerre et d’espionnage, exaltant le nationalisme de héros généralement hindous luttant contre des ennemis en dehors ou au sein même de l’Inde.
La politique et le cinéma
Depuis son élection en 2014, le Bharatiya Janata Party (BJP) défend la suprématie des hindous et de leur civilisation sur les autres minorités, notamment musulmanes. Cette ligne politique et idéologique appelée «Hindutva» a progressivement investi le cinéma populaire. Un biopic intitulé Swatantrya Veer Savarkar, relatant la vie et l’action de Vinayak Damodar Savarkar, ardent défenseur d’une nation purement hindoue (encadré 1), est sorti sur les écrans indiens le 22 mars 2024, soit 2 mois avant les élections. Problème : le film est produit par un cadre du BJP, le parti au pouvoir. The Accidental Prime Minister, un biopic critique de Manmohan Singh, prédécesseur et rival de M. Modi, a été lancé quelques mois seulement avant les élections de 2019 et salué par la critique comme un « film de propagande délirant ». L’hagiographie « PM Narendra Modi » a vu sa sortie retardée par la Commission électorale jusqu’après le scrutin de mai 2019. C’est un film biographique à la gloire de Narendra Modi où on frôle « la déification », avertit Raja Sen, critique à The Hindustan Times qui ironise : « La seule raison pour laquelle Narendra Modi ne marche pas sur l’eau est qu’il en a décidé autrement. » En 2022, le BJP organise des projections du film Kashmir Files, recommandé par le Premier ministre Narendra Modi. Le film revient sur l’exode des hindous du Cachemire, en 1990, après une insurrection musulmane. Sorti en janvier 2023, le jour de la mort du Mahatma Gandhi, le film Gandhi Godse, Ek Yudh est basé sur la réhabilitation de Nathuram Godse, nationaliste hindou, membre du RSS et assassin du leader indépendantiste. La sortie de The Kerala Story en mai 2023 a coïncidé avec des élections dans l’État méridional du Karnataka.
En mai 2024, le 1er ministre est en tournée électorale dans la région du Kashmir et il s’applique à promouvoir un long-métrage, sorti de Bollywood, intitulé Article 370 glorifiant la décision controversée de son gouvernement d’abroger l’article 370 de la constitution indienne, en 2019. En favorisant le nationalisme religieux, le révisionnisme est une constante des films de l’Hindutva. Ces films sont généralement soutenus et promus par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (encadré 2), groupe paramilitaire d’extrême droite hindou et soutien inconditionnel du 1er ministre Narendra Modi. Un film sur son fondateur, K.B Hedgewar, sort cette année en salles.
Au-delà de la suprématie religieuse, ce mouvement légitime le système des castes pourtant aboli lors de l’indépendance. Narendra Modi a été un membre éminent et haut placé du RSS pendant plusieurs années. Mais, la propagande nationaliste peut être également sous-jacente et subtile. Souvent, elle se manifeste dans des chansons, des dialogues ou des symboles qui participent au film lui-même. En 2019, le film RRR représente l’un de ses personnages principaux en dieu Ram, figure mythologique instrumentalisée par les mouvements nationalistes. Il apparaît, héroïque, en divinité faisant fuir les colons anglais. Le film comporte plusieurs scènes de propagande et une chanson qui légitime le système des castes.
Il n’y a pas que les réalisateurs et les producteurs qui sont impliqués dans cette stratégie « cinématographico-propagandiste ». Les acteurs et actrices participent également à ce mouvement. Leur vie passionne les Indiens et certain(e)s peuvent jouir d’un véritable culte. Les adeptes cherchent à imiter leur look, leur comportement et leur physique. Le culte de la personnalité, et le respect, dont ils jouissent, sont un capital très utile, particulièrement mis à profit, à des fins politiques lors des campagnes électorales.
Dès 2019, le Premier ministre s’est d’ailleurs assuré le soutien de plusieurs figures du cinéma indien lors de grands événements publics et politiques. Des acteurs n’hésitent pas à s’impliquer pour défendre le gouvernement. Certains franchissent le pas et en 2019, pas moins de seize acteurs (dont la majorité pour le BJP, le parti au pouvoir) ont été élus au Parlement. Par exemple, Sunny Deol, salué par Narendra Modi a été élu dans une circonscription du Pendjab sous la bannière du BJP ou bien Ravi Kishan dans l’Uttar Pradesh et Manoj Tiwari, vainqueur à Delhi. Mais, le plus emblématique acteur indien reste Sharukh Khan qui, a contrario, est un exemple de résistance aux extrémistes hindous (encadré 3).
Censure ?
En 1918, les colons britanniques imposent leur censure sur l’industrie indienne du cinéma. L’indépendance de 1947 ne changera pas vraiment le système mis en place. Aujourd’hui encore, la liberté des scénaristes, des réalisateurs et des acteurs reste corsetée.
La création du comité de censure, le Central Board of Film Certification (CBFC), remonte à l’indépendance. Son examen et son approbation sont nécessaires à la diffusion de tous les films indiens. Il est en droit d’apporter des coupes pour garantir la sécurité nationale, l’ordre public ou encore la défense et la morale.
D’autre part, la constitution indienne affirme que la liberté d’expression peut être restreinte, au nom de l’intégrité de la nation, de la moralité ou de l’ordre public. L’article 19(1) de la Constitution garantit le droit de tous à la liberté de parole et d’expression et l’article 19(2) cite l’ordre public comme un motif parmi d’autres de restriction de la liberté d’expression. La Cour suprême a justifié la censure préalable de films, car cet art s’adresse à un public très large et souvent peu éduqué. Le CBFC relève directement du ministère de l’Information et de la Radiodiffusion et permet « l’examen et l’approbation nécessaires à la diffusion des films indiens » selon son site Internet. En 2019, le BJP a bien essayé de durcir le contrôle du CBFC dans une proposition de loi (Cinematograph Bill, 2023), mais l’article qui s’en réclamait a été révoqué par la Cour suprême au nom de la liberté d’expression.
Ces dernières années, plusieurs films ont été retirés sous la pression des mouvements nationalistes hindous qui s’estimaient offensés par le blasphème, le non-respect des croyances et la promotion des mariages interreligieux.
Le cinéma indien, vecteur du soft power ou outil politique ?
La culture est un outil de puissance. En ce sens, le soft power représente la capacité d’un pays à exercer une influence à l’International en diffusant ladite culture. Si on prend le cinéma indien, il est unique tant par sa spécificité « divertissement » que par ses messages sociaux et politiques et en ce sens, il représente une identité réelle, mais qui reste indo-indienne pour l’Inde elle-même et la diaspora (environ 18 millions de personnes selon les Nations Unies et 32 millions selon le gouvernement indien). Il semble que le cinéma n’offre pas à ce jour à l’Inde un réel instrument de soft power au vu des particularités domestiques du cinéma indien, les films indiens sont très peu exportables, sauf en ce qui concerne la diaspora. Le cinéma indien constitue une exception fondée sur ses particularités institutionnelles et culturelles. Même si, effectivement, le cinéma indien est utilisé par le gouvernement indien de plus en plus comme outil de diffusion de messages politiques et nationalistes, la première destination des films indiens est le divertissement, demandé par le public qui, ne l’oublions pas, est en grande majorité populaire. Cet engouement va de pair avec le culte dédié aux actrices et aux acteurs qui sont la projection idéale des rêves de la population indienne. Et, l’industrie cinématographique est un business dont le but est de faire des bénéfices. Le cinéma fait partie de la culture indienne depuis plus d’un siècle en partant d’un « cinéma d’auteur » jusqu’à sa forme actuelle d’entertainment plébiscité par le public. Alors, le cinéma vecteur politique ? Oui, et cela va s’accentuer avec le politique mis en place par Narendra Modi, mais la population aura toujours de ces films indiens « classiques » qui permettent l’évasion et la reconnaissance des émotions.
Encadré 1 : Vinayak Damodar Savarkar
Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966) est, avant tout, un idéologue qui définit l’hindouisme en termes culturels, politiques et ethniques.
Selon Savarkar, trois éléments clés constituent l’hindutva et sont nécessaires pour se considérer comme hindou :
L’attachement à la nation, qui constitue une mère patrie (pitribhumi).
L’appartenance à une seule race (jati), fondée par les Aryens
Une civilisation commune (sanskriti), liant ce peuple à un roman historique commun. L’hindutva accepte le bouddhisme ou le jaïnisme, qui sont des religions nées sur le sol indien, mais exclut de fait les religions comme l’islam et le christianisme.
Il illustre son concept d’hindutva, que l’on peut traduire par « hindouité », dans son livre fondateur Hindutva, who is a hindu (1923), socle du concept de nationalisme hindou que le BJP utilise pour remporter les élections de 2014, 2019 et 2024.
Encadré 2. Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS)
C’est « l’Association des Volontaires nationaux » créée en 1925 par Kashav Baliram Hedgewar (1889-1940). Hedgewar considère le RSS comme une organisation qui représente le cadre d’une « doctrine et d’attitudes spécifiques, nationaliste, culturelle, religieuse, anti-musulmane et anti-communiste et va se définir comme un mouvement d’auto-défense ». C’est une organisation de jeunesse avec pour but de développer les jeunes hindous sur le plan physique (entrainement paramilitaire) et sur le plan moral pour « résister » aux musulmans, accusés de menacer la majorité hindoue. Le RSS est une organisation très structurée qui dispense un enseignement idéologique et paramilitaire et qui est aujourd’hui le « bras armé » influent du BJP de Narendra Modi avec un quadrillage du territoire indien très efficace.
Encadré 3 : Shah Rukh Khan , le symbole
Né le 2 novembre 1065 et élevé dans une famille musulmane de la classe moyenne de la banlieue de Delhi, Shah Rukh Khan a commencé sa carrière à la télévision avant de passer au cinéma environ 100 films). Il est considéré comme l’une des plus grandes vedettes du cinéma indien au niveau mondial et, en Inde, son charisme est extraordinaire, au sens strict du terme. Le couple qu’il forme avec son épouse, Gauri, d’origine hindoue, avec qui il a eu trois enfants, incarne les prises de position multiculturelles et multiconfessionnelles qu’il défend depuis toujours.
Après quatre ans d’absence, la superstar de Bollywood fait son grand retour à l’écran, mercredi 25 janvier 2023, dans Pathaan, qui fait référence aux descendants de Pachtounes d’Afghanistan, majoritairement des musulmans, ce qui a fait bondir les extrémistes hindous et a entrainé une controverse devenue caractéristique de la guerre que livre le BJP contre les récalcitrants de Bollywood qui contreviennent aux directives du pouvoir. De surcroit, dans une chorégraphie torride du film, l’actrice Deepika Padukone est vêtue en couleur safran, couleur associée à l’Indouhisme et Shah Rukh Khan est en chemise verte, interprétée comme une référence à l’islam, la religion de l’acteur. Il n’en fallait pas plus pour que les appels au boycott envahissent les réseaux sociaux.
Pour aller plus loin :
Deprez, Camille. Bollywood. Presses universitaires du Septentrion, 2010, https://doi.org/10.4000/books.septentrion.44261
Wiel O. Bollywood et les autres. Une histoire du cinéma indien. 2011
Ed. Buchet Chastel.
Vlassis A. Les puissances émergentes dans la bataille mondiale de l’attraction : Bollywood, vecteur du soft power de l’Inde ? 2016
Le nationalisme hindou, nouvelle vedette de Bollywood.
https://www.slate.fr/story/266116/inde-nationalisme-hindou-cinema-bollywood-propagande-censure-modi
Comment Bollywood influence les élections indiennes
Filmographie films politiques contemporains.
The Accidental Prime Minister (2019) de Vijay Gutte.
PM Narendra Modi (2019)de Omung Kumar.
Kashmir File (2022) de Vivek Agnihotri.
Gandhi Godse, Ek Yudh (2023)de Rajkumar Santoshi.
The Kerala Story (2023)de Sudipto Sen.
Swatantrya Veer Savarkar (2024) de Randeep Hooda.
Article 370 (2024) d’Aditya Suhas Jambhale.
RRR acronyme de Rise Roar Revolt (2022) de S.S Rajamouli.
Dr Hedgewar (2024) de Sunny Manavarra.