Chypre, l’actualité d’une guerre de perception

13 mai 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Drapeau chypriote Pixabay

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Chypre, l’actualité d’une guerre de perception

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L’actualité chypriote entre le nord turc et le sud grec est électrique. L’analyse à la fois historique, sociologique et géopolitique permet d’en révéler les raisons. Elle conduit aussi à mettre en exergue les tensions vives qui paralysent les deux parties de l’île sur le terrain des négociations de paix et de mieux comprendre la potentielle escalade de tension.

Par le sous-Lieutenant Matthieu – École Spéciale Militaire de Saint-Cyr.

En 1821, les Chypriotes grecs orthodoxes sous l’occupation des Ottomans souhaitaient rejoindre la Grèce indépendante pour se libérer des Pachas qui engourdissaient l’île de taxes et renouer avec ses racines hellènes. Cédée aux Britanniques en 1878, l’île de Chypre a traversé cette période de domination de la Couronne dans l’espoir qu’elle se termine par une réunification avec la Grèce. Cette union n’a pas eu lieu, les Anglais ont occupé l’île jusqu’à son indépendance en 1960. 

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Au cours de la lutte anticoloniale, le peuple chypriote grec s’est retrouvé aux prises avec les Chypriotes turcs. Leur légitimité juridique, largement brodée et favorisée par l’occupant britannique dans les traités d’indépendance et de garantie, dérangeait les Chypriotes grecs dans leur projet de réunification avec la Grèce. La situation constitutionnelle déboucha sur des règlements de compte ethniques et des luttes intercommunautaires. La Grèce, laissant encore miroiter aux Chypriotes grecs que le jour de l’union viendrait, soutint les combats menés par des milices jusqu’à la tentative de coup d’État diligentée par la dictature des colonels (1974). En tant que nation garante de l’indépendance de Chypre, la Turquie débuta alors l’invasion de l’île. Le clivage géographique et communautaire actuel est donc l’héritage de la politique du Divide and Rule1 employée par les Britanniques dans leurs colonies tandis que le partage de facto est le fruit d’une politique américaine cherchant à ménager le front méditerranéen d’une possible division au cours de la guerre froide2.

Cette ligne de démarcation est aujourd’hui le point de départ de tensions qui opposent les deux communautés. Espace d’éloignement, elle fait l’objet d’un jeu de provocations qui, de plus en plus institutionnalisé, risque de conduire à une escalade et l’amenuisement d’un dialogue déjà rachitique. L’origine du caractère insoluble de la situation peut se décomposer en plusieurs dimensions.

Idéologie et sociologie

 Cette première dimension tient aux perceptions que chaque camp se fait de l’autre. Pour les Chypriotes grecs, la situation est perçue comme bloquée ; par conséquent, elle le devient réellement. Tant que les Chypriotes turcs ne leur concéderont pas le retrait des forces turques stationnant dans le nord, ils ne feront pas avancer les négociations. Cette crainte d’un retour des combats est également alimentée par un désir fondamental de revanche sur le déchirement de la guerre vécue en 1974. À ce titre, l’île de Chypre est surmilitarisée et la levée de l’embargo sur les armes en septembre 2022 laisse imaginer un profond regain de tension dans les années à venir.

La perception des Chypriotes grecs est également entachée par un sentiment de frustration à l’égard de la communauté internationale, qui n’a pas vu réellement l’intérêt de faire bouger le statu quo. Cet immobilisme est analogue à celui de la classe politique chypriote. La situation parait gelée et les prises d’initiative bloquée, car proposer un changement de situation représenterait un coût électoral. Pour ce qui est des Chypriotes turcs, l’isolement international est pesant. En voyant la République de Chypre se positionner dans l’ordre international en candidatant à l’Union européenne, les Chypriotes turcs ont décidé de se manifester en faveur du projet de réunification. Il s’agit d’une posture risquée pour Ankara qui cherche autant à garder les attaches qu’elle possède en République autoproclamée de Chypre du Nord que les bonnes grâces de l’Europe3.

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Le discours de la tension montante laisse donc percevoir aux Chypriotes grecs que la guerre n’est jamais loin de se manifester. Ce discours est entretenu par l’Église chypriote qui présente le nord comme un sanctuaire perdu dont les combattants martyrs de 1974 sont abandonnés du reste du monde. Le rattachement de Chypre à la cause grecque contre les Ottomans, et de façon plus large contre les occupants, vient du concours de l’Église et de l’archevêque Kyprianou en 1821 qui annonce que le destin de Chypre est de rallier les peuples grecs. Il existe une véritable sensibilité des Chypriotes aux symboles religieux. Ce caractère est d’autant plus touché qu’Ankara cherche à turquiser le territoire en lui réinventant son identité par des labels et en transformant sa dénomination. Cette posture se conjugue à un export massif du phénomène religieux musulman sur l’île.

Un fort caractère géopolitique

Il existe à ce titre un véritable décalage d’échelle dans les lectures de chaque camp. Pour la Turquie, Chypre est un maillon secondaire de sa politique régionale en Méditerranée orientale. Pour Chypre, la Turquie est une menace perpétuelle et verse parfois dans le complexe obsidional. C’est en ce sens que la République de Chypre a cherché à entrer dans l’Union européenne. Sous-dimensionnée pour faire front face à Ankara, il lui fallait appartenir à un tout plus grand, capable de contenir l’ambition turque. La République de Chypre, incapable de s’assurer la sécurité par la force, cherche la paix par le droit4 .

Chypre est ainsi devenue un problème européen, aux portes du Moyen-Orient. À ceci s’ajoute que le phénomène de partition dont elle est victime semble résumer toutes les questions la concernant : l’île se définit et se perçoit uniquement par son morcellement. En intégrant Chypre dans la vague d’élargissement de 1996-2004, la Communauté européenne espérait apporter l’impulsion internationale qui manquait au processus de paix ; mais les Chypriotes grecs se sont manifestés contre la réunification alors que les Chypriotes turcs y avaient consenti. Ce renversement de la situation diplomatique a été confirmé en 2017 lors des pourparlers de Crans-Montana : la tranche dure des négociations est désormais portée par les Chypriotes grecs malgré la bonne foi de la République autoproclamée de Chypre du Nord et de la Turquie.

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Cette focalisation sur la ligne de séparation conduit à faire oublier le Royaume-Uni, considéré comme occupant colonial présent sur l’île depuis 1878. Installé sur deux bases souveraines, il est très mal perçu les Chypriotes grecs. Leurs bases, servant de tremplin militaire vers le Proche-Orient et le Moyen-Orient et de lieu d’exercice, sont d’une importance cruciale pour leur influence. Il faut toutefois noter que les Chypriotes n’interagissent jamais en pratique avec ces bases.

Une question diplomatique

Jusqu’en 2004, le problème chypriote était clairement identifié, mais les solutions pour le résoudre difficiles à mettre en œuvre. Désormais il est devenu plus complexe, mais la solution plus claire : la réunification. Des perceptions croisées obscurcissent aujourd’hui le chemin vers la paix. À celles-ci se sont ajoutées de nouvelles considérations concernant la question sécuritaire. Chypre porte sa zone tampon comme une cicatrice et alimente des représentations vengeresses de conflits. En prophétisant la guerre, les comportements pourraient changer, et le conflit réellement survenir. La stabilité de l’île de Chypre repose sur des schémas de menaces que chaque camp se configure. Leur problème essentiel est qu’ils sont rendus crédibles aux yeux de chacun du fait de l’imaginaire collectif qui les entoure. Et chaque camp pourrait, en particulier les Chypriotes grecs, chercher à répondre à cette menace avant qu’elle ne soit exécutée.

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L’instabilité tient à deux hypothèses. La première hypothèse est la fin du processus de paix avec le Nord. La seconde est l’annexion par la Turquie. Les habitants du Sud génèrent un narratif dans lequel ils sont éternellement victimes et en proie à une Turquie à l’appétit grandissant. La realpolitik5 menée par Ankara les conforte dans la perception hostile de leur environnement à laquelle contribuent les Chypriotes turcs en validant les forces d’occupation de la Turquie. C’est donc pour cette raison que les Chypriotes grecs s’arment et repoussent les négociations sous un prétexte sécuritaire. Ils jouent de l’histoire pour prouver au monde que leur situation est injuste. Le manque de considération internationale les incite également à revitaliser leur sort en faisant monter les tensions d’abord auprès de l’ONU, dont il pourrait désavouer la mission à tout instant, mais aussi en cherchant des points d’appui internationaux pour se rendre légitime.

L’appréciation de l’UNFCYP va également dans le sens d’une situation délétère. Il convient de reconnaître que le moindre événement, pour mineur qu’il soit, prend des proportions démesurées dans la presse et dans le monde politique. Le risque le plus immédiat serait une demande de démission de Colin Stewart, directeur des Nations Unies sur l’île, qui reçoit beaucoup de pressions de la part de Nicosie. En conséquence, la mission de l’ONU à l’international pourrait perdre de sa crédibilité, engendrant une crispation des relations communautaires et internationales.

En ce terme, la question n’est désormais plus de savoir si la Russie est capable de reconnaître l’État séparatiste de Chypre-Nord, mais quand. Longtemps, Moscou a joué la carte de Chypre pour détourner le regard d’Ankara de l’Occident, sous les yeux des États-Unis qui ont estimé que le format de Chypre, trop petit, ne valait pas la peine de contrarier ni la Turquie ni la Grèce.

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Derrière ce point se dressent plusieurs questions pour les années à venir. La première est une question de seuil d’engagement. Mieux vaut-il laisser la RATCN être reconnue ou un retour des combats ? La non-guerre est donc une bataille de tous les jours. Les Chypriotes grecs font de moins en moins l’économie de la rhétorique de la violence. Ils se galvanisent aujourd’hui face aux symboles nationaux qu’ils estiment souillés. Mais le problème général est que ce conflit n’engagerait pas uniquement les Chypriotes, mais bien les Grecs et les Turcs.

Rester dans l’impasse ?

Quel(s) pays pourrai(en)t, concrètement, s’interposer dans un tel affrontement entre deux pays de l’OTAN ? Il est peu probable que l’Union européenne prenne à son compte ce différend. Ni l’Allemagne se dressant derrière la Turquie ni la France appuyant la Grèce, ne pourraient diriger une action conjointe, car l’Union serait déjà divisée avant d’entrer en négociation. De leur côté, les États-Unis et le Royaume-Uni pourraient donner une priorité au partenaire turc, mais sous quel prétexte ? Celui de l’OTAN serait injuste pour un camp comme pour l’autre. Le cas de Chypre est donc symptomatique de la déconnexion du discours des alliés. De son côté, la Russie pourrait se tourner vers Ankara depuis que la République de Chypre a dévié le regard de Moscou avec la guerre en Ukraine. Le rôle de la Chine reste à débattre, mais pourrait s’aligner derrière son Partner in crime russe. La France pourrait jouer un rôle important et en saisir l’occasion du fait que les populations apprécient particulièrement le Président Emmanuel Macron depuis la présidence française de l’Union européenne. 

Toutefois, la question de Chypre reste profondément ignorée, mal maîtrisée, et les conseils politiques ne vont pas dans le sens d’une réunification pacifique. Aujourd’hui, Chypre reprend les sentiers de 1960 et de 1974 sans laisser apparaître exactement ce vers quoi elle tend.

1 Il s’agit d’une politique de domination qui consiste à générer des dissensions entre plusieurs groupes politiques pour éviter qu’ils fassent front commun envers un occupant. 

2 En écho ici au texte de Brendan O’Malley et Ian Craig, The Cyprus Conspiracy : America, Espionage and the Turkish Invasion (2001).

3 Mathieu PETITHOMME, Un Mur et des Hommes, 2016.

4 James KER-LINDSAY, The Cyprus problem, 2011.

5 On entend ici realpolitik au sens définit par RATZEL et KJELEN, c’est-à-dire une politique internationale de rapport de force, axée sur une compétition dans laquelle le plus fort domine, impose et s’agrandit. 

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