<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Chypre. dans l’œil du cyclone. Jusqu’où peut aller la Turquie ?

23 janvier 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Chypre, une terre toujours envahie par la Turquie.

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Chypre. dans l’œil du cyclone. Jusqu’où peut aller la Turquie ?

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Les questions énergétiques sont de plus en plus au centre des préoccupations de la communauté internationale. La crise ukrainienne de la fin des années 2000 et du début des années 2010 a montré que la diversification des sources et des routes de l’énergie est vitale, en particulier pour les pays qui ne disposent pas ou très peu de ressources propres, comme c’est le cas de la majorité des pays européens. À ce titre, Chypre est essentiel pour l’avenir de l’Europe.

Les récentes découvertes d’importants gisements de gaz naturel dans le bassin oriental de la Méditerranée ont-elles provoqué une certaine euphorie mais, en même temps, exacerbé les problèmes géopolitiques existants dans cette région troublée ? En effet, Israël est en guerre contre le Liban et les deux pays ne sont pas d’accord sur le tracé de leurs zones économiques exclusives respectives (ZEE) ; la Syrie est en miettes, le conflit israélo-palestinien perdure et la question d’une éventuelle ZEE pour Gaza demeure ; la Turquie occupe toujours la partie nord de Chypre, dénie à l’île le droit d’avoir une ZEE et met en cause le traité de Lausanne qui fixait, en 1923, les frontières gréco-turques ; et enfin, la Libye est déstabilisée et en guerre civile, avec des interventions étrangères qui compliquent encore davantage la stabilité de la région.

Ces découvertes modifient considérablement le destin énergétique des États riverains du bassin levantin. Israël devient une puissance exportatrice de gaz naturel, l’Égypte satisfait dans un premier temps ses besoins propres et envisage de devenir un hub énergétique régional, Chypre mise sur ses ressources naturelles pour arriver à la réunification de l’île. De même, le Liban et la Syrie peuvent envisager une exploitation de leurs ressources respectives ; le Liban a accordé les premières licences de recherche/exploitation (Total en fait partie) et la Syrie a fait de même au profit, sans surprise, des sociétés russes. Reste le cas turc. Ce pays entretient des relations compliquées ou conflictuelles avec tous ses voisins. Son président national-islamiste, Recep Tayyip Erdogan, rêve de remettre le pays dans une position centrale dans l’histoire post-guerre froide, c’est ce que l’on appelle communément le néo-ottomanisme.

Isolée sur le plan régional et voyant son rêve de devenir un hub énergétique s’éloigner, la Turquie joue la surenchère, menaçant tour à tour Chypre, la Grèce, l’Égypte, Israël, envahit la Syrie, envoie des armes et des mercenaires en Libye (et plus récemment dans le Caucase en soutien à son allier azéri dans son agression contre l’Artsakh (Haut-Karabagh), menace la France.

Turquie : jeu trouble à l’égard de Chypre

L’occupation turque de la partie nord de Chypre (depuis 1974) est une des composantes de la question. La nouveauté vient de la réaction hystérique de la Turquie devant la possibilité que Chypre exploite les ressources naturelles situées dans sa ZEE. Rappelons que Chypre a procédé à la délimitation de sa ZEE avec l’Égypte et Israël, a signé avec le Liban et était en négociations avec la Syrie (avant le conflit) sur la base de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982). L’île a ensuite accordé des accords de recherche/exploitation à différentes compagnies. La compagnie américaine Noble Energy, le consortium italo-coréen ENI-Kogas, le français Total, seul ou en coentreprise avec ENI, et l’américain ExxonMobil allié à Qatar Petroleum, ont obtenu des licences.

La Turquie de son côté prétend que Chypre, comme toutes les îles méditerranéennes, n’a pas de ZEE. Ankara, qui ne reconnaît pas la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, a une position arbitraire sur le sujet, position qui lui est propre : elle considère que les îles ne possèdent pas de ZEE dans les mers fermées ou semi-fermées.

Malgré les menaces turques contre les compagnies pétrolières travaillant avec Chypre, il y eut de nombreux forages exploratoires dans la ZEE du pays et d’importantes découvertes de gaz naturel en quantités exploitables : Noble Energy (découverte d’un gisement contenant 100 à 170 milliards mètres cubes de gaz naturel dans le bloc no 12), ExxonMobil avec Qatar Petroleum (170 à 230 milliards mètres cubes dans le bloc no 10) et ENI avec Total (gisement important non quantifié encore dans le bloc no 6).

Devant ces découvertes, la Turquie est devenue encore plus agressive, envoyant dans les eaux chypriotes des navires de prospection et de forage, accompagnés de navires de guerre. La Turquie a procédé à huit forages illégaux dans la ZEE de Chypre. Elle applique à Chypre la tactique de l’encerclement en maintenant en permanence la pression sur elle, avec, in fine, le contrôle total de l’île. Sa dernière provocation, en dehors de l’invasion quasi constante de sa ZEE, fut l’ouverture à l’exploitation et à terme la colonisation, le 8 octobre dernier, du quartier fermé de Famagouste, cité portuaire vidée de sa population en 1974 et restée depuis une cité-fantôme.

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L’été de tous les dangers

Concomitamment à la menace contre Chypre se développe une menace accrue contre la Grèce. Depuis le 10 août 2020, la Turquie a déployé dans l’espace maritime grec, jusqu’aux côtes de la Crète, son navire sismique Oruç Reis, accompagné de forces militaires navales, obligeant la Grèce à faire de même. La Grèce, la France, l’Italie et Chypre ont mené du 26 au 28 août un exercice militaire conjoint en Méditerranée orientale, envoyant un message clair sur la volonté de ces pays à défendre le respect du droit international. Selon un communiqué du ministère français des Armées, « Chypre, la Grèce, la France et l’Italie se sont mis d’accord pour déployer une présence commune en Méditerranée orientale dans le cadre de l’Initiative quadripartite de coopération ». La ministre des Armées, Florence Parly, a également précisé que la Méditerranée « ne doit pas être un terrain de jeu des ambitions de certains ; c’est un bien commun ».

Le président turc, toujours aussi délicat et diplomate, précisait de son côté : « Nous ne ferons absolument aucune concession sur ce qui nous appartient. Nous invitons nos homologues à […] se garder de toute erreur qui ouvrirait la voie à leur ruine. » Puis il a ajouté : « La Turquie prendra ce qui lui revient de droit en mer Noire, en mer Égée et en Méditerranée […]. Pour cela, nous sommes déterminés à faire tout ce qui est nécessaire sur les plans politique, économique et militaire. » Ce discours a été prononcé lors d’une cérémonie commémorant la bataille de Manzikert, en 1071, qui marque l’entrée des Turcs en Anatolie, après la victoire du sultan seldjoukide Alp Arslan sur les Byzantins. Les marines militaires des deux pays sont arrivées au bord de l’affrontement lorsqu’à la mi-août un navire grec est entré en collision avec un navire turc.

 

Le nouvel imbroglio libyen

À la situation déjà compliquée, la Turquie a rajouté un nouvel élément ayant trait au conflit libyen. Depuis la chute du colonel Kadhafi, la Libye est entrée dans une zone d’instabilité où se sont engouffrés de nombreux acteurs, aux intérêts divergents. L’Égypte, soutenue par les Émirats et l’Arabie saoudite appuie le maréchal Haftar, qui contrôle la Cyrénaïque. La Russie se trouve également dans ce camp. À l’opposé, la Turquie, soutenue par le Qatar, appuie le gouvernement Farraj, qui contrôle la région de Tripoli. Mettant à profit ce soutien, la Turquie a procédé à la signature de deux accords (le 27 novembre 2019), avec le maître de Tripoli. L’un militaire, l’autre maritime. L’accord maritime de délimitation du plateau continental entre les deux pays fait totalement abstraction de l’existence de Chypre, de la Crète ainsi que d’autres îles grecques de la mer Égée. En outre, la volonté d’Erdogan de prendre pied sur le continent africain et de changer la donne géopolitique de cet espace contrarie-t-elle nombre d’autres acteurs internationaux, dont la France, provoquant des frictions ? La Libye constitue pour la Turquie, une des « entrées » dans cet espace, d’où sa volonté d’établir des bases permanentes dans ce pays.

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Nécessité d’une coopération régionale

Cette situation géopolitique explosive montre la nécessité de développer des coopérations dans cette région troublée. Une coopération entre Chypre, la Grèce et Israël s’est précisée rapidement. D’autres ont suivi, impliquant l’Égypte et la Jordanie, toujours avec la participation de Chypre et de la Grèce. L’Italie et la France sont également très présentes du fait de l’implication d’ENI et de Total, mais également pour protéger cet espace vital commun qu’est la Méditerranée, comme l’a d’ailleurs récemment rappelé le président français, Emmanuel Macron, lors du sommet MED7, à Ajaccio[1].

La signature, début janvier 2020, d’un accord interétatique entre Israël, Chypre et la Grèce, pour la construction du gazoduc sous-marin EastMed, fait partie des projets ambitieux de cette coopération. D’un coût d’environ 7 milliards d’euros, ce gazoduc permettrait l’acheminement du gaz chypriote et israélien vers la Grèce continentale, via la Crète, et au-delà vers l’Italie et l’Europe occidentale (entre 9 et 11 milliards de mètres cubes/an, correspondant à environ 15 % de la consommation européenne en gaz naturel). Si économiquement ce projet est coûteux, géopolitiquement il a une importance certaine dans la construction de l’indépendance énergétique de l’Europe. Notons également qu’en janvier 2019, les pays de la région ont créé le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, qui ambitionne de gérer le futur marché gazier – une coalition qui compte Chypre, la Grèce, Israël, l’Égypte, l’Italie, la Jordanie et la Palestine. La France a demandé à y adhérer un an plus tard. La Turquie manque à l’appel et dénonce un outil destiné à menacer ses intérêts. Deux autres développements positifs ont eu lieu durant l’été 2020 : la Grèce a procédé à la délimitation de sa ZEE avec l’Italie et l’Égypte. Et cette délimitation, fondée sur la Convention des Nations unies sur le droit de la mer reconnaît, bien évidemment, une ZEE aux îles.

Depuis 2002 et la prise du pouvoir par l’AKP, Erdogan a imposé petit à petit l’islam comme le ciment de la société turque. Il a également développé le concept du retour de l’époque glorieuse de l’Empire ottoman. En clair, la jonction entre islamisme et nationalisme. L’alliance stratégique opérée avec les nationalistes du MHP en 2016 complète l’arsenal idéologique de l’« erdoganisme », un national-islamisme autoritaire, antidémocratique et agressif. Cependant, un mince espoir apparaît avec l’annonce (fin septembre 2020) d’un dialogue entre la Grèce et la Turquie ; sans date de début et en laissant Chypre en dehors du processus.

Enfin, le Conseil européen réitère dans ses conclusions du 2 octobre 2020 sa solidarité avec Chypre et la Grèce, précisant que des sanctions contre la Turquie seraient prises dans le cas où cette dernière poursuivrait ses violations des ZEE des deux pays membres de l’UE ; Ankara a immédiatement rejeté cette décision, déclarant que son programme de recherche en Méditerranée orientale allait se poursuivre. D’autant plus que l’Oruç Reis est toujours dans les eaux chypriotes et que la Turquie et le régime d’occupation ont décidé d’ouvrir à l’exploitation, aux fins certainement d’une colonisation prochaine, le quartier fermé de Famagouste, et ce en violation de toutes les résolutions des instances internationales. La pression permanente qu’exerce la Turquie sur Chypre connaît une escalade dangereuse.

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[1] Sommet des pays du sud de l’Union européenne (Med7) : Chypre, Espagne, France, Grèce, Italie, Malte et Portugal, 7e sommet, 10 septembre 2020, à Ajaccio. Conférence de presse du président Macron et déclaration finale du sommet : « Nous réitérons notre plein soutien et notre entière solidarité avec Chypre et la Grèce face aux atteintes répétées à leur souveraineté et à leurs droits souverains ainsi qu’aux mesures agressives prises par la Turquie. »

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Photo : Chypre, une terre toujours envahie par la Turquie.

À propos de l’auteur
Charalambos Petinos

Charalambos Petinos

Historien, spécialiste de Byzance et de géopolitique de la Méditerranée.

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