Churchill : portrait d’un homme d’État. Entretien avec François Kersaudy 

19 mai 2023

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Sir Winston Churchill Wiki Commons

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Churchill : portrait d’un homme d’État. Entretien avec François Kersaudy 

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Chef de guerre pugnace, orateur hors pair, visionnaire notable, humoriste pointu, buveur infatigable, politicien combatif et propagandiste de génie, le personnage de Churchill est aussi complet que surprenant. C’est surtout l’homme qui a pu infléchir le cours du siècle dernier. L’Histoire est souvent une boussole pour les temps de crise : retour sur les grandes étapes de la vie d’un véritable homme d’État. 

François Kersaudy est un historien français, spécialiste d’histoire diplomatique et militaire contemporaine. Il ré-édite sa biographie sur Churchill, Winston Churchill, le pouvoir de l’imagination, aux Éditions Tallandier. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Winston Churchill possède d’illustres ancêtres, à commencer par ses quatre grands-parents. Comment ses aïeuls participent-ils, indirectement, au génie de Churchill ? 

Eh bien, il semble avoir hérité de l’énergie et de l’inventivité de son grand-père maternel Leonard Jerome, du patriotisme et de l’esprit d’organisation de son grand-père paternel, le 7e duc de Marlborough, et sans doute de la générosité et de l’idéalisme de sa grand-mère paternelle, la duchesse de Marlborough. La mémoire phénoménale semble être un héritage du père, Randolph Churchill – mais il reste à savoir de qui le père la tenait lui-même ! Après, il y a l’héritage spirituel : le souvenir de l’illustre ancêtre John Churchill, premier duc de Marlborough, qui s’est illustré sur d’innombrables champs de bataille, n’a pas manqué d’inspirer le petit Winston. 

De tout temps la politique a occupé une place démesurée dans la famille Churchill. À l’image de son père, le jeune Winston ambitionne-t-il dès son plus jeune âge d’entrer en politique ? 

C’est indéniable : Winston vénère son père, écoute toutes ses interventions au Parlement, apprend ses discours par cœur et rêve d’entrer un jour au Parlement à ses côtés. Ajoutez à cela qu’il rencontre à la table paternelle tous les grands ténors politiques du moment : Gladstone, Disraeli, Balfour, Chamberlain, Salisbury. C’est une école unique, et Winston en est naturellement influencé. Même lors de ses premières années de campagnes militaires en Inde, au Soudan ou en Afrique du Sud, il se prépare déjà à faire son entrée en politique – notamment par ses lectures. Du reste, il pense que le seul moyen d’entrer au Parlement pour un jeune homme désargenté, c’est de se faire connaître en s’illustrant sur les champs de bataille.

Avant de devenir député pour la première fois en 1900, Churchill a déjà participé à quatre guerres, publié cinq livres, écrit plus de 200 articles et réussi une évasion de prison. Comment Churchill s’est-il forgé sa véritable personnalité au cours de ses 25 premières années ?

Ses parents se sont très peu occupés de lui, mais durant ses premières années, sa nurse, Mrs Everest, lui a donné l’affection qui lui manquait. Ensuite, et quoi qu’il en ait dit lui-même (« Mon instruction n’a été interrompue que par ma scolarité »), il reçoit au collège de Harrow une formation intellectuelle très solide, qui lui sera précieuse par la suite. En imitation de son père, il a dès l’adolescence un besoin d’écrire, de discourir, d’agir, de s’illustrer et de se faire remarquer. C’est pourquoi, étant incapable de choisir entre les carrières de militaire, de journaliste et de politicien, il entreprend d’exercer les trois, simultanément ou consécutivement – ce qu’il ne cessera plus de faire pendant plus de cinq décennies !  

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Alors que Churchill est souvent présenté comme un illustre chef de guerre, vous précisez qu’il est « un stratège inquiétant ». Alors qu’il commet de nombreuses erreurs stratégiques, comment Churchill est-il entré dans l’Histoire comme un grand maître de guerre ? 

La vérité, c’est qu’il est à la fois un illustre chef de guerre et un stratège inquiétant ! Chef de guerre incomparable, parce qu’il sait prévoir, inventer, organiser, déléguer, motiver, contrôler, sanctionner, récompenser, stimuler et galvaniser – notamment par ses discours. Stratège inquiétant, parce que, persuadé d’avoir hérité les talents de stratège de son illustre ancêtre le premier duc de Marlborough, il se lance avec enthousiasme dans la haute stratégie sans avoir reçu la formation adéquate – Sandhurst ne formant à l’époque que des sous-lieutenants de cavalerie. Quelques-uns des éléments de base de la stratégie que Churchill néglige, ignore ou n’admet pas : la nécessaire concentration des forces avant toute action offensive, l’interdépendance des théâtres d’opérations, l’adaptation des buts poursuivis aux moyens disponibles, et surtout la primauté de la logistique. Ajoutez à cela son impulsivité, un sens de la mesure assez imparfait et un léger manque de sobriété. Mais Churchill n’est pas un dictateur, et il sait s’entourer de gens plus expérimentés et capables de le retenir lorsqu’il bat la campagne : le maréchal Alanbrooke, le général Ismay, le maréchal de l’Air Portal, les amiraux Pound et Cunningham. Et pour la diplomatie en temps de guerre : Eden, Attlee, Bevin et Macmillan, pour ne citer que les principaux. C’est cette association entre un génie effervescent et quelques professionnels moins imaginatifs, mais plus pondérés – une association mouvementée, mais somme toute confiante -, qui va assurer en définitive le salut de la Grande-Bretagne et la gloire éternelle de Winston Churchill.  

En 1938, Winston Churchill est le politicien le plus impopulaire d’Angleterre. Deux ans plus tard, il est au sommet du gouvernement britannique et bientôt le héros de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer un tel renversement de situation ? 

Il faut reconnaître qu’Adolf Hitler l’a beaucoup aidé ! L’impopularité de Churchill dans le pays venait de ses innombrables discours en faveur du réarmement et contre l’apaisement ; son opposition catégorique aux accords de Munich, dans lesquels la majorité des Britanniques avait cru voir une garantie de paix durable, avait porté l’impopularité à son comble. Mais lorsqu’au printemps de 1939, Hitler a envahi ce qui restait de la Tchécoslovaquie et a commencé à menacer la Pologne, l’opinion publique britannique a compris que son Premier ministre, Neville Chamberlain, avait été dupé, et que tous les avertissements de Churchill étaient parfaitement fondés. A partir de là, il n’était plus possible de le tenir en dehors du gouvernement ; et lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté pour de bon, chacun – même dans les cercles dirigeants – a dû se rendre à l’évidence :  pour traverser cette épreuve, il fallait un homme de guerre, et l’Angleterre n’en avait pas d’autres que Winston Churchill. 

Épargné plusieurs fois miraculeusement de la mort au cours de sa jeunesse, Winston souligne : « Le bon Dieu m’a préservé pour des tâches plus élevées. » Winston fait aussi des allusions régulières au Tout-Puissant dans ses discours lors de la Seconde Guerre mondiale. En plus de lui-même, en quoi croit Winston Churchill ? 

« Ses dieux étaient l’Angleterre, le roi, le Parlement et l’Empire, dont il se considérait comme l’humble serviteur, et pour lesquels il était parfaitement disposé à donner sa vie. »

Pour ce qui est de sa propre existence, Churchill croyait en son invulnérabilité, en son génie stratégique et en son destin de dirigeant incontesté d’un pays en péril. Depuis l’âge de 16 ans, il ne cessait d’en faire part à ses relations – collégiens, militaires, députés –, qui se moquaient naturellement de lui. En même temps, et ce n’est pas incompatible, il était tout aussi persuadé qu’il mourrait jeune – d’où cette frénésie d’activité pour accomplir son destin avant l’échéance. Par ailleurs, quelles que soient ses allusions fréquentes au Tout-Puissant, Churchill ne croyait pas en Dieu ; il s’inclinait tout au plus devant « la destinée », qu’il entrevoyait sous des formes diverses et changeantes. Pour le reste, ses dieux étaient l’Angleterre, le roi, le Parlement et l’Empire, dont il se considérait comme l’humble serviteur, et pour lesquels il était parfaitement disposé à donner sa vie. Ajoutez à ce cocktail une fascination pour le danger et une chance parfaitement anormale, et vous aurez fait à peu près le tour du phénomène…

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Devenu ministre de la Marine, Churchill fait voter en 1914 le budget naval le plus considérable de toute l’histoire britannique. En 1938, il s’oppose farouchement à la politique d’apaisement de Neville Chamberlain envers Hitler. Ainsi, à plusieurs reprises dans son histoire, Churchill défend une politique de réarmement dans un contexte largement pacifiste. Churchill est-il belliciste ou réaliste ?

En temps de paix, Churchill n’est pas un belliciste, c’est un pacifique, mais c’est aussi le contraire d’un pacifiste : pour lui, les pacifistes sont des fauteurs de guerre, puisqu’ils aiguisent l’appétit des agresseurs potentiels. C’est pourquoi il croit fermement à la consigne : Si vis pacem, para bellum – si tu veux la paix, prépare la guerre. (Churchill se plaindra souvent du fait que les Romains lui ont volé ses meilleures formules – « et pour être sûr de s’en attribuer éternellement la paternité, ils les ont écrites en latin ! »). Mais s’il n’est pas belliciste en temps de paix, l’homme est belliqueux en temps de guerre : une fois les hostilités déclarées, tous les moyens sont bons pour gagner – perdre la guerre n’est pas une option. 

Winston est reconnu pour sa vision à long terme. Il connaît l’Histoire et la comprend. Quelles sont, parmi ses nombreuses prédictions, les plus sidérantes ?

Dès 1891, il annonce à son entourage qu’il sera Premier ministre et qu’il sauvera Londres en péril – ce qui suscite la plus grande hilarité, à une époque où la capitale, comme l’Angleterre et l’Empire, sont considérés comme invulnérables. Le plus extraordinaire est peut-être son rapport au Comité de défense impérial, rédigé en août 1911 et décrivant très exactement – pratiquement au jour près – les premiers épisodes de la Grande Guerre tels qu’ils se dérouleront trois ans plus tard. En 1925, Il annonce la Seconde Guerre mondiale pour « dans 20 ans », ce qui est exactement la date à laquelle Hitler voulait la déclencher – avant d’être amené à accélérer le processus en 1939. En mars 1933, à la chambre des communes, il décrit fidèlement le déroulement de la bataille d’Angleterre, avec sept ans et demi d’avance sur l’événement. A la préfecture de Tours, le 12 juin 1940, il murmure à l’obscur sous-secrétaire d’État à la Défense Charles de Gaulle : « l’Homme du Destin ! ». En juillet 1940 : « Hitler doit nous envahir ou échouer. S’il échoue – ce qui est inévitable -, il va se reporter vers l’Est » ; Hitler échoue effectivement, et neuf mois plus tard, il attaque l’URSS… Churchill prédit de même en 1943 que la guerre se terminera en 1945, et il annoncera ensuite la confrontation avec l’Union soviétique, l’équilibre de la terreur, la détente et même la fin du communisme en Europe de l’Est – avec une stupéfiante précision quant aux dates ! 

Véritable francophile, Churchill insiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que l’on donne à la France une zone d’occupation en Allemagne. D’où vient cette admiration du Vieux Lion pour notre pays ? 

« Ses trois héros étaient Jeanne d’Arc, Napoléon et Clemenceau, ce qui paraît assez inhabituel chez un Britannique. »

L’insistance pour que l’on donne une zone d’occupation à la France dans l’Allemagne vaincue est moins le reflet de sa francophilie qu’un souci de sécurité élémentaire pour son pays : il s’agit d’interposer le plus de barrières possibles entre les falaises de Douvres et l’ours soviétique. Mais il est vrai que Churchill a été toute sa vie un grand francophile : en dehors de son grand ancêtre John Churchill, ses trois héros étaient Jeanne d’Arc, Napoléon et Clemenceau, ce qui paraît assez inhabituel chez un Britannique. Son admiration pour une France mère des arts et de la culture, sa grande connaissance de l’histoire de France, ainsi que la fraternité d’armes franco-britannique durant la Grande guerre sont les premiers éléments constitutifs de cette francophilie – auxquels il faut naturellement ajouter la Côte d’Azur et les casinos de Cannes et Monaco, sans oublier le champagne et le cognac. 

Les deux conflits mondiaux du XXe siècle ont permis à Churchill d’allier ses deux passions que sont les armes et la politique. Après la guerre, vous expliquez qu’il n’a pas grand-chose à proposer, alors que les travaillistes portent un ambitieux projet de réforme sociale. Le génie de Winston n’existe-t-il qu’en temps de guerre?

Oui, on peut soutenir cela. Churchill n’est à son meilleur que dans l’adversité, et il aurait très bien pu dire, comme le général de Gaulle : « La guerre, bien sûr, c’est horrible ; mais la paix, il faut bien l’avouer, c’est assommant ! » En fait, tous deux sont très mal à l’aise dans les petits arrangements et les combinaisons mesquines qui forment à l’époque le quotidien de la politique de temps de paix. A la différence de son épouse, Churchill connaît mal le quotidien de ses compatriotes et il s’en soucie très peu ; l’homme est « self-contained », il vit un peu dans sa bulle et dialogue surtout avec sa très riche imagination. A quelques proches et admirateurs, il fait parfois l’honneur de la partager. 

Vous précisez que si Churchill est un bon ministre, c’est en revanche un mauvais politicien, qui n’hésite pas à aller à l’encontre de l’opinion publique en plaçant l’intérêt du pays au sommet de ses préoccupations. Quel est l’héritage de Churchill dans la politique anglaise ? Comment le personnage a-t-il été inspirant pour ses successeurs et continue de l’être pour notre temps ?

Oui, la considération de l’intérêt à long terme du pays plutôt que le souci de l’intérêt à court terme du parti ne sont pas – déjà à l’époque – la marque du « bon » politicien. Les somptueuses envolées de Churchill font merveille lorsque les Britanniques se sentent menacés d’un péril imminent, mais elles tombent à plat lorsque le péril a disparu. Churchill a inspiré au moins un de ses successeurs : Margaret Thatcher ; au moment de la grande grève des mineurs et de la guerre des Malouines, elle a voulu suivre l’exemple du vieux bouledogue, et il faut reconnaître que cela lui pleinement réussi. Depuis lors, même si le « déboulonnement » des grands hommes bat son plein des deux côtés de la Manche – et de l’Atlantique -, il faut reconnaître que la figure de Churchill domine toujours très largement celle de ses contempteurs.

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François Kersaudy

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