Anna Moretti, après son ouvrage sur Catherine II (Ellipses), a travaillé sur une autre grande figure politique féminine « Christine de Suède ». L’auteur explore plusieurs thèmes, la contradiction, l’ambiguïté et met en exergue probablement l’apparition de la première grande figure du combat pour l’émancipation des femmes. Considérée comme une femme cruelle, sa légende noire l’a accablé des pires maux. Anna Moretti a voulu faire œuvre de justice et réhabiliter un personnage bien loin de l’immoralité prêtée par ses biographes.
Entretien réalisé par Yannick Campo, initialement paru dans Le Petit Bastiais. Reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
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YC : Après Une Histoire érotique de Versailles, Pascal Paoli et les femmes en collaboration avec Michel Vergé-Franceschi, un livre consacré à l’Impératrice de Russie, Catherine II, vous publiez chez Ellipses un ouvrage sur Christine de Suède. Vous explorez de nouveau ce rapport particulier entre la politique, plus exactement le pouvoir politique et les femmes ?
Anna Moretti : Vous avez bien résumé mon intérêt. Je travaille sur les femmes dans l’histoire. Pour Christine de Suède, j’ai décidé aussi de changer d’époque et de pays afin de montrer un parcours aussi extraordinaire et passionnant que celui de Catherine II par exemple. Christine devient reine à l’âge de 6 ans, elle abdique à 28 ans. Elle n’a ni époux ni enfant. Luthérienne, elle se convertit. Protestante, elle meurt à Rome. Cette série de contradictions m’a beaucoup intéressée. De plus, c’est une Reine plutôt méconnue à l’exception de l’interprétation qu’en a donnée Greta Garbo dans le film « Queen Christine » en 1933 et de la pièce de tragédie d’Alexandre Dumas en 1828, « Christine, ou Stockholm, Fontainebleau et Rome » et jouée à la Comédie française. Elle donne d’ailleurs un statut romanesque à la vie de Christine. Plus récemment, il y a aussi eu la pièce « Christine, la reine-garçon » de Bouchard en 2012. Toutes ses œuvres se focalisent sur la liberté sexuelle prétendue de Christine, sur son instabilité psychologique. Cette image est très réductrice et déforme même la réalité. Mon intention était justement de réhabiliter l’image de cette femme extraordinaire et de montrer pourquoi sa réputation a été ternie.
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YC : Son portrait de femme cruelle et dévoreuse d’amants et de maitresses serait donc totalement faux ?
AM : Sa légende noire et sa sexualité ne sont pas le sujet de mon livre, car je parle davantage de sa vie politique, mais on a prétendu qu’elle était couverte d’amants, de médecins, d’ambassadeurs y compris un cardinal de Rome. On lui a prêté des aventures sadiques, on a mis plusieurs hommes dans son lit à la fois alors qu’à mon avis, elle est morte vierge. Il a été dit également qu’elle était hermaphrodite. Il faut savoir que c’est une femme qui voyageait beaucoup, on l’appelait d’ailleurs « la Reine ambulante » et elle s’habillait comme des hommes uniquement en raison du côté pratique. En revanche, quand elle rencontre Louis XIV ou le Pape, c’est une jeune femme très élégante et très raffinée. Sa légende noire part en réalité d’un amalgame culturel. Depuis des millénaires, le pouvoir est associé à l’homme et on l’attribue des traits masculins, à la fois moraux et physiques aux femmes ayant le pouvoir : courage, sagesse, justice, intelligence… Christine a vraiment une vie avant et après l’abdication. Pendant son règne, elle est considérée comme une femme d’une grande sagesse et d’une grande intelligence, on la compare à Sémiramis, on la couvre d’épithètes absolument élogieuses. Dès son abdication, elle devient une femme ordinaire, mais elle garde sa liberté. Et sa liberté reste un critère masculin aux yeux de ses contemporains qui moqueront son comportement, la considérant comme ridicule ou même dangereuse, car la liberté d’esprit est bien plus redoutée que le libertinage des mœurs à cette époque. En se convertissant au catholicisme après son abdication, elle se met aussi à dos les peuples des pays nordiques qui sont luthériens. Après avoir fait assassiner son écuyer Monadelschi en 1657 à Fontainebleau, sa légende noire se répandra, y compris dans les pays catholiques. Considérée comme une femme éclairée avant le siècle des Lumières, Christine sera perçue par Voltaire comme une reine folle. Une version qui sera reprise par la suite par Dumas. Petit à petit, on s’intéressera au libertinage de Christine, mais le libertinage d’esprit sera transformé en libertinage de mœurs alors que cette femme est probablement restée vierge toute sa vie. Tout simplement, car elle fut inhumée au Vatican !
YC : Quelle Reine était-elle ?
AM : Elle a reçu une éducation masculine, digne d’un souverain. Elle a été élevée comme un Roi, mais elle ne peut pas conduire une armée. C’est peut-être une des raisons de son abdication. Elle œuvre pour la paix en Europe. C’est d’ailleurs sous son règne qu’est signé le Traité de Westphalie qui achève la guerre de Trente Ans. Plus curieusement, en plein XVIIe Siècle au moment des guerres de religion où les protestants et les catholiques s’entretuent, Christine défend par exemple, la minorité catholique aux Pays-Bas, elle prend position pour les huguenots après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. Elle se prononce aussi pour la défense de la communauté juive à Rome auprès du Pape Alexandre qui, lors de sa conversion, lui donne un autre prénom, Alessandra. C’est une femme qui est très mystique aussi, elle considère qu’elle a une mission à réaliser, elle est passionnée d’alchimie, elle cherchera toute sa vie la pierre philosophale. Elle adore l’astronomie, l’astrologie, les sciences occultes. Elle est persuadée d’avoir une mission plus importante que de régner sur un petit pays. Sa mission est d’œuvrer pour la paix, elle le dit elle-même, elle veut unir les protestants et les catholiques.
YC : Elle adore les arts aussi ?
AM : Elle essaye de faire venir les artistes, les philosophes en Suède. Descartes décèdera d’ailleurs d’une pneumonie à Stockholm. A Rome, elle s’entoure de nombreux artistes et musiciens. Elle ouvre le premier théâtre public et encore plus audacieux, elle permet aux femmes d’interpréter des rôles pour la première fois. Elle admirait tout simplement le talent.
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