<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Chine : penser les hiérarchies dans le monde moderne

12 janvier 2023

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Chine : penser les hiérarchies dans le monde moderne

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Les professeurs de l’Institut des sciences sociales de l’université de Fudan (Shanghai) ont organisé un important colloque, repoussé depuis deux ans en raison de la pandémie, sur un sujet important et significatif tant en philosophie politique qu’en relations internationales : « Hiérarchies et justice sociale dans le monde moderne ». Afin de lancer et de stimuler la réflexion, deux des chercheurs chinois responsables de l’organisation, Daniel A. Bell et Wang Pei, ont écrit un ouvrage intitulé en anglais Just Hierarchy. L’argumentaire en est celui-ci : il n’y a pas de société sans hiérarchies, et l’Occident qui prétend le contraire navigue en plein rêve… L’ouvrage commence par décrire le rituel des places à table, sous-entendu : en Occident aussi, on place les invités à table selon de subtiles hiérarchies !

Pour Zhang Weiwei, professeur à l’université de Fudan et auteur de La Vague chinoise, la culture chinoise favorise une méritocratie qui est l’envers de la démocratie, laquelle n’a de sens que pour l’Occident. Il nous est difficile, ici, de comprendre comment la méritocratie et la démocratie seraient antithétiques. C’est que pour les Chinois, la démocratie est une sorte d’anarchie où tout est fait n’importe comment, sous le prétexte que tout le monde serait capable de tout faire. Tandis que la méritocratie instaure un ordre, sous la forme de la hiérarchie des savoirs.

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Hiérarchie des savoirs

Nous tenir pour des écoles d’anarchie est cependant excessif, même si, au regard du système chinois de surveillance généralisée, il est facile de l’être. Depuis la saison révolutionnaire, les sociétés européennes ont remplacé les hiérarchies de la naissance par les hiérarchies du mérite. La méfiance vis-à-vis des hiérarchies, que nous constatons de plus en plus vivantes à l’âge de l’individualisme, quoique déjà réelle avant lui, ne se traduit pas forcément par un refus des hiérarchies, dont on sait bien la nécessité, mais davantage par la volonté de les surveiller et de les maîtriser. Nous le savons d’expérience : c’est la nature des hiérarchies de courir vers l’ossification, parce qu’elles avantagent ceux qui sont en haut, lesquels craignent de perdre leurs places. La hantise de tomber de leur piédestal représente chez les élites, partout et toujours, la pensée la plus répandue et la plus inquiète. Ainsi font-elles tout pour asseoir leur prérogative et la rendre inaliénable, d’où la tendance partout présente au népotisme : on tente, toujours, de rendre familialement transmissible la situation hiérarchique. Et plus une situation d’autorité est inaliénable, plus l’autorité devient cassante et injuste, parce que l’humain est ainsi fait qu’il a tendance à abuser du pouvoir dont il n’est pas responsable. La lutte contre l’ossification des hiérarchies, qui tendaient à protéger certaines familles, était déjà au ive siècle chinois le souci de l’empereur qui instaure alors le système dit du nine-rank, pour permettre à des familles de basse extraction d’accéder aux rangs supérieurs. Souci historique permanent dans toutes les civilisations. Les sociétés occidentales se sont employées depuis le début, avec une vigilance parfois névrotique, à contrôler les pouvoirs. Pour cela, il y a différents moyens. On peut rendre les hiérarchies temporaires, ce qui évite aux bénéficiaires les plus hauts gradés de s’habituer à leurs rangs, de les considérer comme des dus, et d’en abuser. On peut instaurer une responsabilisation des hiérarques et les rendre justiciables, c’est-à-dire fragiliser leur piédestal. Les Grecs de la démocratie naissante se méfiaient tant des hiérarchies qu’ils conféraient les grades et les statuts pour des temporalités courtes, afin d’éviter l’accoutumance à la grandeur. Ils instituaient des tours de rôles pour les magistratures, et il arriva même, aux premiers temps de la démocratie, qu’on tente d’imposer ce principe aux commandants militaires. Ce qui était évidemment une absurdité et la meilleure façon de perdre les guerres, et cela ne dura pas, mais reste significatif. Par ailleurs, les magistrats grecs étaient responsables de leur gestion, et constamment sous la menace des procès et des diffamations. Le système de tirage au sort (qui au départ traduisait le jugement des dieux), utilisé dans l’Antiquité grecque et dans la République de Venise, jouait le rôle de limitation des hiérarchies. La mise en place de ces limitations strictes à la puissance des hiérarques est un trait permanent et originel de toutes les sociétés occidentales, dans lesquelles les autocraties apparaissent comme des exceptions et des parenthèses brèves (Louis XIV, les despotes éclairés du xviiie siècle, Napoléon, Hitler et les fascismes du xxe siècle). La création partout des Parlements traduit le désir d’atténuer la force des hiérarchies nécessaires. La méritocratie s’inscrit dans ce même souci. Au départ, elle apparaît comme un système de contrôle plus juste que le tour de rôle. En – 431 av. J.-C., Périclès le dit déjà dans le discours de la guerre du Péloponnèse : « Notre régime a pris le nom de démocratie parce que le pouvoir est entre les mains du plus grand nombre et non d’une minorité. Mais si, en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi, c’est en fonction du rang que chacun de nous occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu’à tour de rôle[1]. »

Toutes ces tentatives de contrôle et jusqu’à la méritocratie traduisent la crainte du pouvoir de domination des hiérarchies, et puisqu’elles sont nécessaires, la volonté constante de les tenir sous la coupe.

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Naissance de la méritocratie

Après la destruction des critères hiérarchiques anciens puis la chute des utopies égalitaristes du xxe siècle, s’impose la seule hiérarchie possible en cette période : la méritocratie. Il faut préciser que le modèle méritocratique moderne nous est venu de Chine, transmis par l’intermédiaire des jésuites au xviiie siècle. La Chine connaît ce système depuis des siècles, il est le seul qui permette à une société de posséder des élites hormis les vieilles aristocraties féodales. En Chine, ce sont des élites qui dépendent entièrement du pouvoir central. En Occident, où il se déploie dans les deux derniers siècles, il transforme les critères d’excellence, désormais individualisés et vérifiés par tests et concours.

Cependant, au cours des cent dernières années, la méritocratie a été très fortement critiquée par plusieurs auteurs occidentaux. Un livre de l’Anglais Michael Young avait déjà, dès l’après-Seconde Guerre mondiale, mis en valeur les tares profondes de ce système donné pourtant pour le seul juste. Son vice inhérent tiendrait à ce qu’il révèle trop clairement l’inégalité naturelle entre les hommes. La hiérarchie au mérite renvoie chacun à ce qu’il vaut vraiment et lui laisse la certitude de sa totale responsabilité personnelle dans ce qui lui échoit – et surtout, dans ce qui ne lui échoit pas. C’est l’illusion de l’égalité que ce système abolit, et Young le dit clairement : « L’injustice qui présidait à l’éducation permettait aux gens de garder leurs illusions et l’inégalité des chances au départ favorisait le mythe de l’égalité des hommes[2]. » Celui qui se trouve en bas de l’échelle ne peut même pas se dire qu’il subit là une injustice, puisque cette place dégradante est due à son seul démérite. Autrement dit, en critiquant les hiérarchies du mérite, c’est le rêve de l’égalité que l’on voudrait sauver, à défaut de pouvoir le réaliser… Au fond, la hiérarchie au mérite serait trop juste, au sens où elle placerait chacun à sa si juste place que cela deviendrait insupportable pour ceux d’en bas. Ce qui compte ici, c’est l’estime de soi. On part aussi du principe, plutôt convaincant, que juger un individu sur le seul mérite intellectuel est tout à fait insuffisant : tant d’autres qualités font la richesse de l’individu ! Autrement dit, l’individu en question risquera de perdre l’estime de soi pour un jugement non pas faux, mais beaucoup trop partiel. L’écrivain américain Michael Sandel revient tout récemment sur la question, avec un titre évocateur : La tyrannie du mérite[3]. Ses arguments reprennent largement ceux de Michael Young. Il décrit la pression insensée qui s’exerce sur les jeunes gens dans la société du mérite, et la désolation des « morts de désespoir » (Angus Deaton). Il regrette cette « cruelle éthique du succès[4] », arguant que dans l’ancienne société aristocratique, les classes supérieures traitaient les classes inférieures avec davantage de respect qu’aujourd’hui. On pourrait lui objecter que ce respect des grands pour les petits ne tenait qu’à la morale chrétienne, et c’est la perte de la morale chrétienne bien plus que l’avènement de la méritocratie qui suscite aujourd’hui le mépris des grands pour les petits.

La méritocratie, fondée sur l’intelligence, mesurée par concours, constitue pour l’Occident un retour au modèle de Platon, et une sournoise remise en cause de ses choix originels, parce qu’elle a tendance à ne prendre en compte que la rationalité. On croit que le mérite intellectuel suffit pour gouverner. Michael Young, désolé de voir le QI érigé en valeur suprême de la qualité d’un individu, se demandait pourquoi on ne pouvait pas mettre la valeur plutôt dans la bonté ou la sensibilité, le courage, etc. Il n’avait pas pensé que ces qualités humaines transformées en critères de valeurs engendreraient alors des sociétés de l’ordre moral, de type Savonarole. Le seul critère acceptable dans une société qui se veut démocratique, ce n’est pas l’intelligence rationnelle, qui suscite des épistocraties forcément antidémocratiques, c’est le sens commun loué par Chesterton. Christopher Lasch[5] reprochait à la méritocratie, en ne prenant en compte que l’intelligence, de manquer à la civilisation. Elle marginalise, disait-il, les qualités humaines : tout lui manque.

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La hiérarchie dans les relations internationales

Quelques remarques au sujet des hiérarchies dans les relations internationales. Tant que l’Occident était colonisateur, il pensait le monde de façon paternaliste, établissant des hiérarchies de civilisation entre lui et les autres. Les sociétés occidentales n’étaient pas platoniciennes à l’intérieur, elles développaient plutôt un modèle d’autonomie qui allait déboucher sur les démocraties modernes, mais la vision de la supériorité de leur modèle les portait à traiter les autres cultures comme des enfants non encore pleinement développés (suivant en cela le schéma de la Grèce ancienne qui regardait les Barbares avec mépris et paternalisme). Aujourd’hui, les grandes autocraties porteuses d’un modèle paternaliste/platonicien, qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine, établissent au niveau mondial les mêmes hiérarchies de type familial qui gouvernent l’intérieur de leurs sociétés. De même qu’elles regardent leurs sujets comme des enfants, elles regardent comme des enfants les États plus faibles dont elles entreprennent la conquête (quelle que soit la tonalité de cette conquête : militaire, mais le plus souvent économique et culturelle). Alain Besançon a bien montré de quelle manière la Russie intègre ou conquiert des territoires : par l’amour. Il écrit : « La Russie ne conquiert pas, elle réunit. Elle procède par amour. Elle aime la Géorgie, les pays baltes, la Finlande, la Pologne qui sont venus à elle comme on retourne au foyer familial. Soljenitsyne ne comprenait pas le désir d’émancipation de l’Ukraine : la Russie aimait maternellement l’Ukraine ; alors pourquoi ? Parce que les Polonais, les Ukrainiens et les autres savent dans leurs os ce que signifie cet amour, et ils le craignent plus encore qu’une franche domination. La Russie veut convertir à elle-même. Comme l’Église, elle veut être aimée. L’attaquer est considéré comme un sacrilège[6]. »

On constate ici une manière paternaliste de se comporter avec les États plus faibles, qui mime le paternalisme hiérarchique instauré à l’intérieur de la société. On repère la même attitude que celle décrite chez les Russes par Besançon, en lisant les descriptions du Tianxia chinois[7]. Dans les relations internationales, la Chine se comporte de manière paternelle envers les pays plus faibles, en les aimant, en les secourant et en les gouvernant fermement. Le Tianxia voit le monde comme une vaste famille dont la Chine serait le père et la mère, à l’instar du gouvernement chinois pour son peuple. On part du principe que les États forts ont des responsabilités envers les États faibles, et la notion du gagnant-gagnant est ici de type féodal/paternel : « Je te sers, tu me protèges. » Dans un système de ce type, les effets pervers de l’autorité sont maîtrisés par l’éducation de l’autocrate (comme dans toutes les autocraties dans le temps et l’espace – chez nous aussi les autocraties des monarchies absolues étaient contenues, du moins en principe, par l’éducation du prince, tandis que dans les démocraties les effets pervers du pouvoir sont maîtrisés par les contre-pouvoirs). Sous le Tianxia, le monde est une famille unifiée par un bon chef, « qui emporte le cœur des petits ». Le père doit être bon, suivre les rites, être le premier à appliquer ses propres principes afin de donner l’exemple. C’est le modèle éternel du bon père de famille. Pour nous, et de plus en plus, le modèle platonicien est susceptible d’effets pervers trop graves pour qu’on puisse impunément le défendre : il parie sur la moralité du chef, et cela nous paraît naïf (ce que les récents scandales de pédophilie, tant dans la famille que dans l’Église, révèlent à loisir). Nous pensons que le pouvoir, où que ce soit, doit être surveillé d’en bas afin d’éviter ces effets pervers. C’est ce que nous appelons la démocratie.

Les hiérarchies existent toujours, mais elles varient selon les sociétés. D’une manière générale, les sociétés holistes établissent leurs hiérarchies pour le bien des collectivités, selon des justifications extrinsèques à l’individu. Tandis que les sociétés individualistes établissent les hiérarchies selon leur idée de la justice entre les individus, d’une manière générale, elles sont constamment contraintes de les justifier.

En dépit des critères culturels changeants, peut-on définir un critère universel de la hiérarchie juste ? Daniel Bell et Wang Pei le disent dans leur livre, et je les suis sur ce point : pour les modernes que nous sommes, les hiérarchies ne doivent pas inclure la violence, et ne doivent pas être fixées pour toujours.

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[1] Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, 37.

[2] La méritocratie mai 2033, Futuribles, 1969, p. 155.

[3] Albin Michel, 2021.

[4] p. 355.

[5] La révolte des élites, Climats, 1996.

[6] Contagions, Œuvres complètes, Les Belles Lettres, 2018, p. 1451.

[7] Zhao Tingyang, Tianxia tout sous un même ciel, Le Cerf, 2018.

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À propos de l’auteur
Chantal Delsol

Chantal Delsol

Membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Philosophe.
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