Pour occuper la première place mondiale, la Chine doit rejeter la peur et affirmer qu’elle ne craint rien. Le gouvernement chasse les hérétiques et les fantômes, ces êtres associés à des démons, qui pourraient faire vaciller la puissance chinoise.
En 1961, le poète He Qifang, sous l’impulsion de Mao Zedong, publie à l’intention des masses une anthologie d’histoires traditionnelles chinoises intitulée Histoires où l’on n’a pas peur des fantômes. La préface de He est semble-t-il relue et amendée par Mao lui-même, qui y introduit la figure du « réactionnaire », à mi-chemin entre l’être humain et le démon, contre lequel le valeureux peuple chinois, enfin débarrassé de ses antiques superstitions, est encouragé à se mobiliser pour débarrasser une fois pour toutes la terre sacrée chinoise de cette présence répugnante. Cependant, la « lutte » contre les figures du passé qui viennent hanter la réalité radieuse de la Chine contemporaine est une séquence récurrente de la politique chinoise. Cela se vérifie jusqu’à aujourd’hui avec la lutte engagée par Xi Jinping contre les individus « à double face » qui tout en paraissant fidèles au Parti ont, in petto, abandonné leur foi et manquent d’enthousiasme dans la défense des idéaux de la révolution. Ainsi, triste et prévisible ironie, He Qifang sera quelques années plus tard, lors de la révolution culturelle, victime des bûchers qu’il a contribué à allumer lorsqu’il sera qualifié par les gardes rouges de « compagnon de route du capitalisme ». Il mourra en 1977, épuisé par des années de persécution.
La propagande du Parti communiste est parfois tentée de faire de la peur, comme du réactionnaire ou de la superstition, une chose obsolète. C’est la révérence à l’égard des puissants et la crainte des antiques institutions de l’empire qui empêchaient le peuple chinois de se lever et de prendre la place centrale qu’il mérite sur la scène de l’histoire globale. Pourtant, et c’est le paradoxe de tout pouvoir qui trouve sa source dans un mouvement révolutionnaire, ce qui l’a porté hier au pouvoir est susceptible de le chasser du pouvoir demain, et le Parti communiste compte aujourd’hui comme l’empire autrefois sur la révérence et la crainte pour maintenir la population chinoise dans un état de soumission totale. Pour Xi Jinping comme pour Machiavel, il est plus important d’être craint que d’être aimé, même si, dans un système tel que le système chinois, au sein duquel le sacré trouve sa source dans la politique, le Prince fait l’objet d’un culte où se trouve associés d’une façon indémêlable la peur et l’amour.
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Le 31 décembre 2020, dans son discours du Nouvel An, ce même Xi Jinping fête la victoire contre la pandémie en louant l’audace des Chinois. Comme celle que l’on éprouve face aux ennemis de la révolution, la peur de la pandémie doit être surmontée, pour pouvoir vaincre aujourd’hui encore ennemis et démons qui bien souvent ne font qu’un. C’est Xi Jinping encore qui le premier a usé dans le contexte de la pandémie d’une rhétorique martiale (le virus est « l’ennemi commun de l’humanité ») et même religieuse : c’est le « pays des dieux » (神州shenzhou, un terme ancien pour qualifier la Chine qui semble bien peu marxiste, mais que Xi Jinping affectionne néanmoins) qui s’est uni pour vaincre ce que le secrétaire général du Parti avait qualifié dès janvier 2020, devant le directeur général de l’OMS, de « démon » de l’épidémie.
Le courage de rester dans le sens du vent
Rien n’importe plus aujourd’hui aux dirigeants chinois que de paraître courageux. Dans l’imaginaire communiste, c’est la faiblesse des diplomates chinois face aux Occidentaux et aux Japonais qui, lors du traité de Versailles en mai 1919, a mené à des concessions inacceptables. Il faut paraître fort car si, dans l’idée qu’elle se fait d’elle-même, la Chine est une civilisation marquée par une exquise délicatesse qui passe par le sens de l’effacement, sur la scène internationale, il faut au contraire savoir ne pas se laisser marcher sur les pieds. C’est en raison de sa trop grande délicatesse que le Chinois doit savoir se montrer brutal. Tandis que l’Europe, marquée par son histoire mouvementée, a peur de sa propre force au point de souvent paraître vouloir la faiblesse, la Chine refusant de revivre les humiliations de son histoire récente a peur de sa faiblesse et s’efforce d’accumuler les armes et les technologies qui feront sa puissance de demain. L’Europe et la Chine, l’une et l’autre hantée par les démons du passé, en tirent des conclusions opposées.
Ainsi, les dirigeants chinois redoutent-ils de ne pas être à l’heure au rendez-vous de l’histoire. La mythologie chinoise contemporaine fait de la renaissance de la Chine la « mission historique » confiée par une divinité non identifiée au Parti communiste. Si bien que dans sa rhétorique, le Parti ne cesse de vouer aux gémonies ceux qui s’opposent à l’ascension de la Chine vers la puissance et la gloire, au centre de la scène mondiale. La consolidation simultanée de la souveraineté et de l’identité taïwanaise, à l’écart de la Chine, les mouvements « localistes » à Hong Kong, sont considérés de façon obsessionnelle par le Parti comme menant dans une impasse, de même que la politique occidentale visant à « contenir » l’émergence chinoise. Cette peur se nourrit de l’expérience communiste russe : alors que les Soviétiques pensaient se situer dans le sens de l’histoire, ils ont été balayés pour laisser le champ libre à ces réactionnaires capitalistes qu’ils devaient en toute logique historique supplanter. Comment expliquer cette anomalie ? Selon Xi Jinping, c’est qu’en Union soviétique, au début des années 1990, et contrairement à ce qu’il s’est passé place Tian’anmen en 1989, il ne s’est trouvé personne capable d’agir assez virilement au moment clé, c’est-à-dire, lorsqu’il eut fallu montrer assez de détermination pour accepter de faire couler le sang de son propre peuple. C’est ainsi que s’explique le goût actuel du pouvoir chinois pour les défilés militaires, où des foules immenses de soldats exhibent des armes dernier cri dont les vertus sont apotropaïques avant même d’être militaires : il s’agit de chasser les démons de la division et de la guerre en exhibant une puissance guerrière aussi manifestement écrasante que possible.
Face aux hérétiques
Idéalement, il faudrait que l’ensemble de l’humanité partage la foi du Parti dans l’irrésistible émergence de la Chine. Mais force est de constater que c’est n’est pas le cas. Il existe des hérétiques qui prétendent s’opposer à ce phénomène historique. Comment leur faire face ? Tout d’abord en les nommant pour ce qu’ils sont : des hérétiques. Le Quotidien du Peuple affirme, en titre d’un éditorial récent, et pour répondre aux critiques du gouvernement des États-Unis sur la politique répressive menée à Hong Kong, que « le peuple chinois ne croit pas en l’hérésie et n’a pas peur de l’hérésie[1] ». Est hérétique celui qui vise à diviser ce qui doit être uni, c’est-à-dire la Chine. Ainsi, dans la mythologie chinoise, l’hérétique est-il, comme le diable pour les chrétiens, le diviseur. La différence, mais elle est de taille, est que pour l’Église il ne saurait exister de chrétien malgré lui, et que le Royaume de Dieu ne saurait tenir sur la violence qui fonde les principautés de ce monde.
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C’est d’ailleurs peut-être, en fin de compte, la question religieuse qui inquiète le plus le Parti communiste chinois. Car, du point de vue du Parti, on ne peut servir en même temps Dieu et la Chine. Le processus de « sinisation » des religions que le Parti organise depuis 2016 vise à réduire ou à capter à son profit l’autorité spirituelle dont bénéficient auprès de la population chinoise les grandes religions : bouddhisme, taoïsme, islam et surtout christianisme, la religion des Occidentaux, ces barbares à la fois admirés et haïs que la Chine rêve de supplanter au sommet d’une hiérarchie implicite. De ce point de vue, la pandémie fut un test providentiel pour le régime chinois, une épreuve envoyée par le Ciel. La Chine s’en est sortie avec les honneurs, c’est elle qui « sauvait des vies », tandis que les Occidentaux s’enfonçaient dans la crise. Pour le Parti, cette victoire dans la lutte contre la pandémie se présente même comme une victoire quasi militaire dans le cadre d’une guerre qu’il n’aurait pas eu besoin de combattre, une victoire « sans ensanglanter la lame », selon le mot trop fameux de Sun Tzu. Vécue comme une ordalie, la pandémie est la manifestation la plus tangible de la victoire géopolitique éclatante de la Chine, qui sera d’autant plus redoutable qu’elle n’aura plus peur de rien.
[1] « Prévenez les États-Unis : le peuple chinois ne croit pas à l’hérésie, et n’a pas peur de l’hérésie », 10 décembre 2020.