<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Chine-Inde-Russie. Vers une « triangle anti-hégémonique »?

30 septembre 2015

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le président chinois Xi Jinping rencontre le président brésilien Jair Bolsonaro, le président russe Vladimir Poutine, le premier ministre indien Narendra Modi et le président sud-africain Cyril Ramaphosa lors d’une réunion des dirigeants des BRICS à Osaka le 28 juin 2019. Photo : SIPA 00914116_000001

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Chine-Inde-Russie. Vers une « triangle anti-hégémonique »?

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Inde et Chine ont noué des liens importants avec la Russie à l’époque soviétique. Ils se sont relâchés ensuite, en particulier en ce qui concerne la Chine. La politique euro-atlantique de mise à l’écart de la Russie mise en œuvre depuis la crise ukrainienne de février-mars 2014 ouvre des perspectives inédites, dont le sommet d’Oufa a montré l’étendue, même si les tensions persistent entre les pays membres.

 

Les collaborations entre la Russie d’une part, l’Inde et la Chine de l’autre, sont importantes et se concentrent sur trois secteurs prioritaires.

D’abord l’armée

L’armée indienne est largement équipée de matériel russe. Après la fin de l’URSS, les deux pays se sont orientés vers un véritable partenariat technologique. Cas unique au monde, Moscou loue un sous-marin nucléaire d’attaque à l’Inde, le Chakra (autrefois Nerpa) et un second pourrait suivre. Elle l’aiderait aussi à construire son premier sous-marin nucléaire lance-engin [simple_tooltip content=’L’Ahirant, lancé par l’Inde en 2009, n’est en général pas considéré comme un véritable SNLE.’](1)[/simple_tooltip]. Par ailleurs les deux pays ont mis au point ensemble l’un des tout premiers missiles de croisière supersonique mis en service, le BrahMos. À partir de 2001, ils sont passés à la conception et la construction d’un avion de combat de 5e génération, appareil dont seuls les États-Unis disposent actuellement. Cependant, comme le programme de 5e génération américain (F35), il rencontre des difficultés sérieuses et la partie indienne ne cache pas son mécontentement.

La relation technologique entre Russie et Inde est dissymétrique, mais pour Delhi, il s’agit d’une véritable coopération, et non pas d’une mise en sujétion comme l’ont été et le sont les « partenariats » offerts par Washington à ses alliés européens dans le cadre des programmes F 104/F 16/F 35.

Avec la Chine, les relations sont plus anciennes et les livraisons d’armes soviétiques puis russes ont été encore plus importantes. La relation s’était distendue après 2005. Moscou n’avait pas apprécié le fait qu’après avoir acquis quelques exemplaires de chasseurs Su 33, l’industrie chinoise se mette à produire en série des copies presque conformes. En 2013, les discussions sur la vente à Pékin des
derniers types de missiles anti-aériens (S 400) et d’avions de combat russes (Su 35) étaient gelées. Contrecoup de la crise ukrainienne, les discussions sur le S 400 ont repris en mai 2014 et débouché en avril 2015 sur un contrat militaire qui sera le plus important jamais conclu entre les deux pays. L’espace aérien chinois deviendra à peu près inaccessible aux avions américains ou japonais, y compris de 5e génération, ce qui ne porte guère ombrage aux intérêts indiens.

Des liens énergétiques renforcés

Depuis 1990 aucun projet de gazoducs russes vers la Chine n’avait abouti. La crise ukrainienne, encore elle, a dégelé la situation. En mai 2014, Pékin et Moscou se sont mis d’accord pour construire le gazoduc Force de Sibérie (38 milliards de m3 par an) à partir des gisements orientaux déconnectés des bassins travaillant actuellement pour l’Europe. Ces derniers vont en revanche alimenter le gazoduc Altaï, entrant en Chine par l’ouest (30 milliards de m3 annuels d’ici 2020, décidé en novembre 2014) et l’usine GNL de Lamal, prévue pour 2018, dans laquelle des intérêts chinois ont pris 20 % en février 2014. Par ailleurs, courant 2014, des contrats ont été signés pour des investissements chinois dans le charbon d’Extrême-Orient russe, où ils ont été exceptionnellement autorisés à acquérir des parts majoritaires, ainsi que dans l’hydro-électricité. En ce qui concerne le pétrole, l’oléoduc VSTO, entre le Baïkal et le Pacifique, mis en service en 2009, est raccordé aux gisements de Bakou III. Il permet de réorienter le pétrole des marchés occidentaux vers l’Asie. Sa capacité de 30 millions de tonnes par an est en voie de passer à 50 millions et il a été décidé en février 2014 de la porter à 80 d’ici 2020.

Le lien énergétique avec l’Inde n’a décollé qu’en 2014. La première participation indienne à un projet de mise en valeur de charbon sibérien a été actée. Mais l’Inde a des sources d’approvisionnement plus proches que les ports sibériens. C’est surtout dans le domaine nucléaire que la coopération s’est intensifiée : Delhi a signé l’achat de 12 réacteurs russes de 1 000 MW sur les 30 prochaines années.

Les promesses de la coopération spatiale

Les trois pays ont d’importantes ambitions spatiales. La Chine vise une mission lunaire à partir d’une station orbitale à construire d’ici 2020. L’Inde a un projet lunaire à un horizon moins précis. La Russie poursuivait des projets à horizon indéterminé pour la Lune, Mars et Vénus. Le seul programme bilatéral concernait jusqu’à récemment l’aide russe à la réalisation du futur alunisseur indien.

La crise ukrainienne a bouleversé cette situation. La Russie a précisé ses intentions : elle construira sa station orbitale d’ici 2020, en prélevant ses modules de la station internationale ISS qui ne pourra donc plus fonctionner. Au sommet d’Oufa, la mise en place d’une station orbitale commune aux BRICS a été décidée. L’organisation et la répartition des tâches ne sont pas encore précisés mais on s’oriente vers de nombreuses mutualisations.

Début juillet 2014, la Russie avait annoncé officiellement qu’elle allait livrer des moteurs de fusée RD 180 à la Chine en échange d’électronique chinoise moins coûteuse que l’occidentale. Ce moteur sans équivalent est celui qui propulse les Atlas américaines (que Moscou continue de livrer) et la Zenit ukrainienne, qui va se trouver privée de moteur.

Le virage du sommet d’oufa

L’idée de constituer un nouvel ordre mondial non occidental a fait son chemin. Initiée en 2009, elle a abouti à l’organisation de sommets des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). En 2014, lors du sixième de ces sommets à Fortaleza, la création d’un fonds de réserve monétaire, embryon de FMI, a été décidé, ainsi que celle d’une Nouvelle Banque de Développement, concurrente de la Banque mondiale de Washington. En cause, le refus du Congrès américain de valider la réforme du FMI de 2010 qui aurait augmenté les quotes-parts, et donc les droits de vote, de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Le sommet d’Oufa en 2015 a confirmé cette mesure qui prendra corps plus vite que prévu. Parallèlement, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), créée à l’instigation de Pékin en juin 2015, va attribuer quelque 8 000 milliards d’appels d’offres dans les infrastructures ferroviaires (routes de la soie) et énergétiques. Les décideurs y seront la Chine (26 % des droits de vote), l’Inde (8,4 %) et la Russie (6,5 %). Quelques voix seront réservées à trois pays européens choisis.

Assurant fortuitement la présidence et des BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai, la Russie a saisi l’opportunité pour fusionner les sommets des deux organisations. Du 8 au 10 juillet 2015, les dirigeants de quinze pays se sont réunis à Oufa. Le sommet a associé les cinq BRICS et les six membres de l’OCS (outre Russie et Chine, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizistan). Mais l’OCS compte également cinq membres observateurs, l’Iran, l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan, la Mongolie, et trois « partenaires de discussion », la Biélorussie, le Sri Lanka et la Turquie.

L’OCS se préoccupe de sécurité, notamment de lutte contre le trafic de drogue et le terrorisme, mais n’est pas une structure de défense intégrée comme l’OTAN. Elle apparaît surtout comme une tribune « anti-hégémonique » – ce sont les États-Unis et leurs interventions dans le monde qui sont visés. Elle refuse les prétentions de Washington à organiser l’ordre mondial et proclame son attachement à la souveraineté des nations.

Le sommet a été l’occasion d’une importante montée en puissance de l’OCS. Le processus d’adhésion de l’Inde, du Pakistan et de l’Iran a été engagé. La Biélorussie est devenue membre observateur et l’OCS a accueilli quatre nouveaux partenaires de discussion, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Cambodge et le Népal.

Chine, Inde et Russie sont donc de plus en plus associées au sein des BRICS, de l’OCS et de la BAII. Le meilleur moteur de cette association est l’affirmation du bloc euro-atlantique organisé par Washington. La politique de sanctions économiques (pour répondre à un problème politique) montre à toutes les puissances émergentes l’ampleur de leur fragilité si elles restent isolées. L’association leur offre sécurité et développement économique. À condition bien sûr que les intérêts des trois piliers ne soient pas contradictoires.

L’unité, jusqu’où?

Les conflits territoriaux entre la Russie et ses deux partenaires n’ont aujourd’hui qu’une importance réduite. Il n’en existe pas entre l’Inde et la Russie qui ne partagent aucune frontière. Entre Chine et Russie, le contentieux sur l’Extrême-Orient soviétique (acquis par Moscou en 1858) avait débouché sur des affrontements armés en 1969. Aujourd’hui, les deux pays ont délimité et reconnu leur frontière.

Le problème se pose donc de façon différente. La Chine pourrait être tentée par les immensités et les richesses de Sibérie orientale, elle y investit de façon importante, ses travailleurs viennent y travailler en nombre. N’est-ce pas une forme de reconquête rampante qui se produirait ? L’idée vaut ni plus ni moins que les craintes exprimées par certains d’une « recolonisation » de la Californie par les immigrants mexicains. Le problème ne peut se poser, s’il se pose, qu’à très long terme. Pour l’instant, la Chine a tout intérêt à ne pas assumer les frais d’aménagement et de gestion d’un espace naturellement difficile, selon sa logique de « passager clandestin » analysée par François Godement (voir page 12). De toute façon, le seul débouché rationnel des matières premières de Sibérie orientale est l’Extrême-Orient. Les intérêts chinois peuvent très bien s’y investir pour s’assurer leur contrôle. Et les perspectives qu’ouvre une coopération sont suffisamment prometteuses ; l’espace commercial mondial, les océans et leurs fonds, la conquête spatiale offrent à tous des champs d’expansion beaucoup plus attractifs qu’une lutte pour des terres difficiles.

Par ailleurs, la complémentarité est forte entre Pékin et Moscou en ce qui concerne la haute technologie : avions de combat, missiles, fusées spatiales d’un côté, TGV, construction navale, électronique de l’autre.

Le côté problématique du triangle

Le maillon faible du triangle est constitué par les relations entre Chine et Inde.

Le contentieux territorial est réel, mais il a perdu de sa virulence. En revanche, les deux puissances peuvent se considérer comme rivales. Mais le développement de l’une nuit-il à celui de l’autre ?

Le concept chinois du « collier de perles », sur la carte, semble encercler l’Inde. Mais tel n’est pas son objet. Sa fonction est de sécuriser les routes commerciales majeures de la Chine, dont 90 % du commerce extérieur s’effectue par voie maritime (voir page 63). La puissance maritime indienne serait en mesure de couper la route en cas de guerre entre les deux pays, mais elle n’y trouverait aucun intérêt en temps de paix. Les puissances maritimes indiennes et chinoises peuvent donc cohabiter dans l’océan Indien. Même si elles s’observent, elles ne se nuisent pas, du moins en temps de paix.

Certains axes des « nouvelles routes de la soie » chinoises peuvent également inquiéter Delhi. Deux projets d’axes de fret ferroviaire reliant les côtes pakistanaise et birmane à la Chine semblent enserrer l’Inde, mais leur fonction est de court-circuiter le verrou du détroit de Malacca, contrôlé par des alliés des USA, en constituant des voies directes vers la Chine.

Le principal objet de conflit entre l’Inde et la Chine pourrait bien être la rivalité commerciale pour les marchés extérieurs mais l’Inde est encore très loin d’être le géant commercial qu’est la Chine et tous deux disposent de vastes marges d’expansion dans leurs marchés intérieurs.

L’Inde, la Chine et la Russie ne sont donc pas des concurrents irréconciliables, ni sur le plan commercial, ni sur celui de la sécurité. Tous sont mécontents de la place que leur laisse l’ensemble euro-atlantique dans les affaires du monde. La voie de la coopération leur ouvre des perspectives dans le développement des infrastructures, du commerce, de la technologie. Les susceptibilités de puissance entravaient l’exploration de cette voie. La crise ukrainienne les a levées en mettant au premier plan la vulnérabilité de chacun.

Reste une incertitude. Au sein du « triangle », Pékin dispose des atouts les plus forts, en particulier sur le plan économique, tandis que Delhi est sensible aux avantages que lui promet Washington. Ce fait laisse aux États-Unis une marge de manœuvre qu’on ne peut négliger.

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Photo : Le président chinois Xi Jinping rencontre le président brésilien Jair Bolsonaro, le président russe Vladimir Poutine, le premier ministre indien Narendra Modi et le président sud-africain Cyril Ramaphosa lors d’une réunion des dirigeants des BRICS à Osaka le 28 juin 2019. Photo : SIPA 00914116_000001

À propos de l’auteur
Pascal Marchand

Pascal Marchand

Agrégé et docteur en géographie, professeur à l’université de Lyon II, Pascal Marchand est auteur de Géopolitique de la Russie, PUF, 2014.
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