<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec François Godement – La Chine dans nos murs

23 juin 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Jean-Claude Juncker, Xi Jinping, Emmanuel Macron et Angela Merkel le 26 mars 2019 © Thibault Camus/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22317805_000050

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Entretien avec François Godement – La Chine dans nos murs

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La Chine ne cesse de développer ses réseaux, que ce soit en Afrique, en Amérique du Sud ou même en Europe. Spécialiste de la Chine et de ses relations internationales, François Godement auteur de La Chine à nos portes livre pour Conflits son point de vue sur les perspectives des relations chinoises en Europe.

Conflits : Le titre de votre ouvrage est « La Chine à nos portes ». Ne pourrait-on pas dire « La Chine dans nos murs » ?

François Godement : Sans doute. La crise mondiale puis la crise de la zone euro ont donné à la Chine l’occasion de pénétrer massivement le marché européen. C’est le moment où la Chine engage des politiques d’influence systématiques, de façon très différente de la Russie. La Chine ne cherche pas à influencer l’opinion, elle ne tient pas compte des choix politiques de ses interlocuteurs, elle vise les élites et cherche à promouvoir ses intérêts.

Conflits : Comment les Chinois développent-ils leurs réseaux d’influence ?

François Godement : Ils courtisent particulièrement les anciens ministres, les anciens diplomates. Mais ils ne sont pas les seuls à agir ainsi. Longtemps ils ont incité les grandes entreprises travaillant en Chine à payer des travaux favorables à leurs intérêts : ils faisaient financer leur lobbying par le contribuable et le consommateur européen ! Et toujours en échange de l’accès au marché chinois.

Aujourd’hui ils interviennent de façon plus directe ; les sommes qui transitent par la délégation chinoise à Bruxelles sont considérables. Et les entreprises chinoises peuvent maintenant financer elles-mêmes les travaux qui les intéressent. Huawei passe pour être la multinationale qui fait le plus de lobbying à Bruxelles. En décembre dernier elle organisait ainsi à Rome une convention avec des centaines de participants, prônant « l’Europe ouverte » et le « gagnant-gagnant ». Mais Huawei a fini par attirer l’attention par son activisme public, car ses liens avec le pouvoir et avec l’armée sont trop évidents.

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Conflits : Quels sont les moyens de pression que peuvent utiliser les Chinois ?

François Godement : D’abord l’accès à leur marché qu’ils contrôlent plus que nous ne contrôlons le nôtre. Si vous mécontentez Pékin, vous aurez du mal à vendre là-bas, les mesures qui vous bloqueront ne seront pas affichées officiellement, tout sera informel, mais bien réel. Prenons le cas des batteries pour véhicules électriques. Les constructeurs allemands ont accepté d’équiper leurs voitures avec des batteries chinoises, on construit même une usine géante de batteries chinoises en Allemagne. Pékin ne le dit pas, ne l’exige pas, mais c’est une condition tacite pour que les constructeurs allemands puissent avoir accès au marché chinois, le plus lucratif au monde pour ces activités.

Conflits : À ce sujet vous signalez que Cambridge University Press avait accepté de ne pas diffuser sur son site en Chine des centaines d’articles de sa prestigieuse revue, le China Quarterly, avant de revenir sur cette décision. Springer-Verlag a subi les mêmes pressions. Peut-on parler, pour reprendre le titre du roman de Michel Houellebecq, de « soumission » ?

François Godement : Soumission intéressée. Il y a quinze ans, la Chine ne payait pas de droits d’auteur. Maintenant elle les paye et cela représente des sommes et des enjeux considérables pour tous les éditeurs. C’est exactement la même chose que pour des industriels : comment peut-on se passer du marché chinois ?

Conflits : Sur le plan géopolitique, quel est le jeu chinois ?

François Godement : Il n’a rien d’étonnant : détacher les Européens des Américains, jouer sur le neutralisme et le pacifisme, surtout profiter de toutes les divisions européennes. Ce dernier point devient le plus important, Pékin joue avec minutie de la diversité des intérêts en Europe. Ils courtisent tous les pays. En 2015, Xi Jinping a fait une visite de deux jours en Biélorussie, un pays qui n’a pas une telle importance. On murmure qu’il devrait se rendre à Monaco prochainement. Il a déjà reçu le prince Albert en visite d’État en Chine. Pékin ne néglige aucun État, même les plus petits. Xi Jinping parcourt tout l’arc de faiblesse méditerranéen d’un bout à l’autre, de la mer Noire jusqu’au Portugal. Il n’oublie personne ! Et alors qu’il prône en public le multilatéralisme, toutes les négociations avec ces pays se font sur le mode bilatéral. C’est encore un moyen de jouer des divisions européennes.

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Conflits : Vous parlez d’un rebond réaliste de l’Union européenne dans les cinq dernières années ?

François Godement : Le passage progressif au vote à la majorité à partir de l’Acte unique me semble aller dans le bon sens, au moins dans le domaine économique où ce vote est appliqué. Jean-Claude Juncker disait que là où l’on vote à l’unanimité, rien ne se fait, là où l’on vote à la majorité on avance.

Conflits : Pourtant, quand il dirigeait le Luxembourg, Jean-Claude Juncker profitait du vote à l’unanimité pour adopter des mesures destinées à attirer les capitaux étrangers, en particulier chinois.

François Godement : C’est vrai, et le Luxembourg reste la principale porte d’entrée de ces capitaux financiers. Mais Jean-Claude Juncker a changé lors de la crise de la sidérurgie : il a pris conscience que les surcapacités chinoises s’expliquaient par des subventions d’État inouïes. Et dans la foulée l’octroi à la Chine du statut d’économie de marché, qui allait être entériné, a été refusé en 2016 (1).

2016 a aussi été l’année du Blitzkrieg chinois sur plusieurs entreprises de haute technologie allemande comme Kuka et Aixtron (2). Cela a fait basculer l’opinion dans ce pays et c’est un changement majeur.

Conflits : N’y-a-t-il pas une sorte de mépris chinois envers l’Europe ?

François Godement : Les négociations pour un accord bilatéral sur les investissements traînent depuis 5 ou 6 ans, les rencontres Union européenne-Chine de 2016 et 2017 se terminent sans communiqué final. Aux yeux des Chinois, l’Europe pèse peu car elle n’a guère de moyens de rétorsion. Mais cela serait pire si l’Union n’existait pas.

Conflits : La faiblesse européenne ne vient-elle pas aussi de ses principes libéraux ?

François Godement : Je ne suis pas certain que cela ait la même importance que les divisions internes. On peut évoquer l’accord entre l’Union et la Chine sur les importations de panneaux solaires vendus à des prix de dumping. Le commissaire au Commerce extérieur, Karel De Gucht, quoique libéral, était parfaitement conscient du problème ; mais ce sont 16 États membres qui ont poussé à un accord favorable aux intérêts chinois, et aux leurs, car ils craignaient des représailles sur leurs ventes en Chine.

Conflits : Et le refus de la création d’un champion européen du rail entre Siemens et Alstom ?

François Godement : Cela pose le problème du droit de la concurrence. Le droit de la concurrence est sans doute dépassé car la situation de monopole s’apprécie à l’échelle européenne alors qu’elle devrait être appréciée à l’échelle mondiale. La Chine fabrique 90 % des TGV mondiaux – mais pour son propre marché. Elle devient un exportateur important de matériels ferroviaires moins avancés. J’aurais préféré que la fusion se fasse – pour l’avenir plutôt que pour le présent. Car ces entreprises fournisseurs d’infrastructures ou de transports s’arrangent parfois pour protéger leur marché au nom de la préférence nationale – ou européenne. Voyez les sociétés d’autoroutes françaises, un peu de concurrence ne ferait pas de mal.

En tant que contribuable francilien, j’aimerais que les plans d’équipement en transports du Grand Paris fassent l’objet d’une véritable concurrence. A condition, en ce qui concerne la Chine, qu’elle soit loyale et que Pékin ne la fausse pas à coups de subventions. Et (cela concerne à la fois la Chine et le Japon) que les mêmes marchés soient ouverts là-bas. Or, ils ne l’ont jamais été vraiment au Japon, et ils le sont de moins en moins en Chine.

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Conflits : Mais n’est-ce pas se désarmer face à un pays qui ne respecte pas nos règles ?

François Godement : Le problème est considérable et peut se résumer ainsi : faut-il imiter la Chine, centraliser, planifier, subventionner, ou conserver nos règles qui ont quand même fait leurs preuves ? Un peu des deux sans doute.

Mais il ne faut pas confondre le terrain politique ou idéologique et le terrain économique. Les pays tentés par l’illibéralisme sont parfois ceux qui développent leurs relations avec la Chine. C’est le cas en particulier du groupe 16 + 1, des pays d’Europe centrale et orientale qui ont espéré tirer profit des investissements liés à la mise en place de la route de la Soie. Il est vrai que les choses sont parfois plus compliquées ; en Pologne, le gouvernement libéral de Donald Tusk a été plus favorable aux intérêts chinois que le gouvernement actuel du PiS. Ce dernier, très clairement anti-communiste, se méfie de la Chine comme de la Russie.

Maintenant ces pays seront probablement déçus. Les investissements pour la route de la Soie se font surtout en Asie, les 16 + 1 en profitent peu, et les investissements financiers ou pour acquérir des pépites industrielles sont en Europe de l’Ouest…


  1. Le statut d’économie avancée limite les mesures anti-dumping qui peuvent être adoptées contre lui.
  2. Dans ce second cas, les États-Unis ont fait pression sur l’Allemagne pour qu’elle refuse le rachat par Fujian Grand Chip Investment.
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Photo : Jean-Claude Juncker, Xi Jinping, Emmanuel Macron et Angela Merkel le 26 mars 2019 © Thibault Camus/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22317805_000050

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