<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Chine, seul rival global des Etats-Unis ?

26 décembre 2020

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Sommet du G20 à Osaka, au Japon, le 29 juin 2019 Auteurs : Susan Walsh/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22383091_000003.

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La Chine, seul rival global des Etats-Unis ?

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Les États-Unis ont conduit depuis 1979 une politique constante de coopération avec Pékin jusqu’à ce que l’affirmation de la puissance chinoise les conduise, sous pression de leur opinion publique, à osciller entre vigilance et fermeté. À l’heure où la Chine conteste ouvertement l’ordre américain, quelle perception les États-Unis ont-ils des postures chinoises et quelles inflexions peut-on attendre de leur politique étrangère ?

Les relations entre les États-Unis et la Chine, fondées sur l’antisoviétisme, ont été globalement au beau fixe du rapprochement de 1972 jusqu’au milieu des années 1980 et l’avènement de Gorbatchev. Les relations diplomatiques ont été rétablies en 1979 et Kissinger peut parler alors d’une « quasi-alliance » entre les deux pays contre l’URSS.

Ensuite, les problèmes liés à la répression de la place Tian’anmen (1989) et à des points de friction récurrents (le Tibet, les droits de l’homme, le bombardement de l’ambassade chinoise de Belgrade par l’US Air Force en 1999) ont refroidi les relations, d’autant plus que l’URSS disparaît en 1991. La présidence de W. Clinton a permis un réchauffement grâce à  la « patience chinoise » et à la « modération américaine » ; il permet la conclusion du constructive engagement de mai-juin 1996 et l’acceptation de l’entrée de Pékin dans l’OMC (2001).

Les relations ont ensuite continué à s’améliorer et le 11 septembre 2001 a été à l’origine d’une alliance des deux pays contre le terrorisme international. L’administration américaine a alors cessé d’appliquer à la Chine le concept de strategic competitor qui avait remplacé celui de strategic partner antérieur et les reproches sur les droits de l’homme ont été atténués. La décennie 2000-2010 a permis de nouer des liens ambivalents mais puissants[1] entre les deux pays dans les domaines économiques, financiers et monétaires, créant de facto une forme de solidarité et d’interdépendance, voire de « pacte faustien » qui pouvait faire encore déclarer à Barack Obama en début de mandat : « Les relations entre la Chine et les États-Unis vont façonner le xxisiècle… »

Opposition frontale en Asie

Les États-Unis s’inquiètent pourtant de la montée en puissance économique de la Chine et de ses pratiques commerciales que les Américains n’hésitent pas à qualifier de frauduleuses – protectionnisme déguisé, subventions, espionnage industriel, sous-évaluation du yuan… Ces manœuvres ne suffisent pas à expliquer le déficit commercial avec ce pays en 2015 (367 milliards de dollars), mais elles y contribuent sans doute. Pis, depuis l’avènement de Xi Jiping, Pékin entend établir « un nouveau type de relations entre grandes puissances » fondé sur une relation d’égal à égal, alors que son « rêve chinois » s’affiche comme concurrent d’un « rêve américain » qui serait en perte de vitesse.

C’est dans la région Asie-Pacifique que les tensions sont les plus manifestes.

D’abord parce que la Chine, pour laquelle les États-Unis ne sont pas véritablement une puissance asiatique, entend y dépasser la « politique de voisinage » définie à l’époque de Hu Jintao pour une diplomatie ouvertement proactive dans une région devenue la zone prioritaire de sa politique étrangère.

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La Chine s’est ainsi manifestée par une présence plus active dans les forums régionaux, APEC, ASEAN + 3, ou encore Organisation de coopération de Shanghai ouverte depuis l’été 2015 à l’Inde et au Pakistan, ou encore par la création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII, 2014). Elle a lancé de grands projets à l’échelle continentale voire intercontinentale avec les routes de la soie. Elle a conclu enfin en 2009 un traité de libre-échange avec l’ASEAN qui est devenu effectif en 2015 et pourrait s’élargir avec le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), lancé en 2012, à la Corée du Sud, le Japon, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande.

La Chine, qui procède à une remarquable modernisation de son outil militaire afin de dénier l’accès de ses eaux adjacentes à la flotte américaine, a aussi mené une politique agressive en mer de Chine méridionale qui a donné lieu ces dernières années à de multiples incidents sino-japonais autour des îles Senkaku, à l’élargissement de sa zone d’identification aérienne à l’est (ADIZ) en novembre 2013, à la consolidation des atolls des Spratleys par une « grande muraille de sable » qui mécontente les nombreux États riverains, à la transformation de récifs en îles artificielles (Mischief, Fiery Cross). À la suite de ces provocations, les tensions entre les États-Unis et la Chine se sont accrues lors de la tenue des derniers Shangri-la Dialogue ou des Dialogues économique et stratégique sino-américains, voire lors de la venue de Xi Jinping aux États-Unis en septembre 2015, parasitée par le cyberespionnage et le piratage informatique imputés à la Chine ou encore par les restrictions à l’accès aux marchés chinois pour les entreprises américaines… Le net tournant autoritaire pris par le régime et le nationalisme ambiant n’ont pas contribué à assainir l’atmosphère.

En arrière-plan, le leadership mondial

Récurrente depuis quelques décennies déjà, la possibilité d’un hypothétique déclin américain se trouve accentuée par la crainte de se voir supplanter par la puissance ascendante de la Chine qui serait presque mécaniquement appelée à devenir la première économie mondiale au cours des deux décennies à venir. De facto, la Chine devenue « l’atelier et le banquier du monde » tisse, au gré des One Belt, One Road, sa toile en Asie et en Afrique avec l’Europe comme objectif affiché alors qu’elle est aussi de plus en plus présente en Amérique latine.

Les États-Unis qui se voient encore en nation indispensable sont bien conscients des risques d’un tel événement. Le politologue G. Allison a calculé que,  quand une puissance montante s’est trouvée en capacité de rivaliser avec une puissance dominante, le transfert s’est soldé par un conflit dans 11 cas sur 15.

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Les historiens américains sont ainsi conduits, depuis quelques années, à s’interroger sur l’« inévitable analogie » avec 1914, lorsque la remise en cause de l’ordre international par l’Allemagne et les failles du système international ont été à l’origine d’une Première Guerre mondiale qui n’avait rien d’inévitable[2] mais fut déclenchée par une variante du « piège de Thucydide » aux termes duquel « ce fut non seulement la montée d’Athènes, mais la peur qu’en éprouva Sparte qui a rendu la guerre du Péloponnèse inévitable ».

La politique d’Obama face à la Chine

Obama s’est illustré par la théorie du pivot : il s’agit de concentrer l’attention et les moyens américains en Asie orientale et méridionale qui paraissent beaucoup plus dynamiques que l’Europe. Là se joue l’avenir du monde, là il faut être présent. Le volet politico-militaire du pivot a consisté à y repositionner 60 % des forces aéronavales américaines afin de manifester leur présence lors des coups de force chinois, à renforcer les liens stratégiques avec leurs alliés traditionnels (Japon et Corée) ainsi qu’avec les autres pays du Sud-Est asiatique (Indonésie, Philippines, Vietnam) ou encore l’Inde, Singapour, voire la Birmanie. Sur le plan économique, le Trans-Pacific Partnership (TPP) a été signé début 2016 avec entre autres Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour, le Vietnam ; il rassemble 12 pays bordant le Pacifique, mais exclut la Chine.

En dépit de ces annonces et succès, la politique étrangère d’Obama, dont la dernière mouture, celle de la patience stratégique, formulée dans le deuxième et dernier « National Security Strategy » (NSS) de la présidence Obama, ne convainc pas.

 

La doctrine occidentale, américaine comme européenne, lui reproche une pusillanimité qui se traduit par un retard de réactivité sur les initiatives de ses interlocuteurs-compétiteurs traduisant l’absence chez le président d’une véritable vision asiatique et d’une stratégie régionale, même si elle peut s’expliquer par l’opposition des républicains comme d’une partie des démocrates à l’augmentation de l’aide militaire à la région ainsi qu’à sa politique de libre-échange.

Thomas Christensen, dans « Obama and Asia », (Foreign Affairs, septembre-octobre 2015), se montre pourtant moins sévère. Pour lui, l’administration Obama a généralement bien géré des circonstances particulièrement difficiles… à quelques exceptions rhétoriques près.  Il lui reproche en particulier le terme de pivot (d’ailleurs vite remplacé par celui de rebalance, rééquilibrage) qui, trop musclé, a alimenté les critiques chinoises contre l’encerclement que Washington mènerait contre Pékin. Les partenaires des États-Unis en Asie n’ont pas été rassurés cependant : les Américains, qui paraissent incapables de gérer plusieurs problèmes à la fois, ne pourraient-ils « pivoter » à chaque fois que des problèmes nouveaux se poseraient dans d’autres régions ? Ne sont-ils pas à nouveau en train de se focaliser sur la Russie, au risque de moins s’investir en Asie orientale ?

Hésitations américaines

Les diagnostics sur la montée en puissance de la Chine et les préconisations pour y remédier recouvrent tout le spectre du possible.

Ashley Tellis et Robert D. Blackwill[3], estiment que la Chine veut supplanter les États-Unis sur le plan global et régional. Pour eux, si les États-Unis veulent conserver leur suprématie, il leur faut contrôler la montée de la puissance chinoise au lieu de la favoriser. Un tel programme passe d’abord par une revitalisation de l’économie américaine et le retour à une forte croissance. Il passe ensuite sur le plan militaire par le renforcement de la puissance américaine dans le Pacifique et en mer de Chine du Sud, par le renforcement des partenariats existants dans la zone Asie-Pacifique, par l’accélération de la ratification du TPP, et enfin par une attitude plus énergique vis-à-vis de Pékin.

Mickael Swaine (de la Fondation Carnegie pour la Paix) et Kevin Rudd (d’Asia Society) se montrent beaucoup plus compréhensifs avec le président Xi Jinping et une Chine dont le modèle économique devrait se pérenniser d’après eux. Ils font valoir que la volonté de puissance prêtée à la Chine est largement fantasmée et que les efforts des États-Unis pour relever un défi finalement illusoire sont irréalistes sur le plan budgétaire et nuisibles sur le plan stratégique. Pour Mickael Swaine[4], il faut avant tout éviter les polarisations dangereuses en Asie. Les États-Unis doivent y limiter leurs ambitions à un équilibre des deux puissances par la mise en place d’un grand marché économique et de mécanismes de gestion des crises, quitte à faire des concessions sur Taïwan et les îles des mers de Chine et à accepter l’idée d‘une zone neutre qui pourrait comprendre la péninsule coréenne, voire le Japon.

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David Shambaugh[5] (de la Brookings Institution) croit plutôt, en ce qui le concerne, à une « fin de partie » pour la Chine, rongée par la fuite des capitaux et des élites, l’accentuation de la répression, le vide idéologique du PCC. Le pays, qui connaît les mêmes difficultés que les démocraties populaires européennes dans les années 1980, ne peut que s’effondrer, même « si personne ne sait combien de temps cela prendra ». Dans l’immédiat, la Chine, devenue nationaliste, est une source de danger en particulier pour ses voisins. Il faut donc une administration présidentielle américaine moins accommodante avec Pékin sans que pour autant la compétition stratégique ne devienne ouvertement antagoniste.

Le réalisme, what else ?

Barack Obama a formalisé sa pensée en matière de politique étrangère, The Obama Doctrine, dans une interview accordée à The Atlantic en mars 2015. Réfutant l’isolationnisme et prônant multilatéralisme et partage du leadership, il s‘inscrit explicitement dans la tradition du réalisme incarné par G.H.W. Bush « senior » et Brent Scowcroft : les interventions militaires, trop souvent préconisées par le Département d’État, le Pentagone et les think tanks, doivent être utilisées seulement là où l’Amérique est menacée de façon imminente et directe. Dans un contexte où les plus grands dangers sont désormais climatiques, financiers ou nucléaires, il appartient aux alliés des États-Unis de prendre leur part du fardeau commun. S’il convient que la relation avec la Chine sera la plus critique de toutes, il souligne que tout dépendra de l’aptitude de Pékin à prendre ses responsabilités internationales dans un cadre pacifique. Si elle ne le faisait pas et se laissait gagner par le nationalisme, il faudrait se montrer ferme avec elle par des initiatives comme celles prises récemment en mer de Chine en concertation avec les alliés asiatiques.

Quoi qu’on en dise, la Doctrine Obama ne partira pas complètement avec lui, et la politique américaine envers la Chine ne devrait pas être très différente en dépit d’inflexions possibles dans les deux sens du curseur.

 

Donald Trump reformule la doctrine de l’America first de Charles Lindbergh. Il veut taxer drastiquement les produits importés made in China et préconise un retrait militaire d’Asie, compensé par le fait que la Corée et le Japon pourraient se doter de l’arme atomique.

Hillary Clinton, le « faucon démocrate », s’inscrit dans le statu quo, même si elle affirme qu’elle devrait se monter plus dure dans le domaine économique comme dans le domaine stratégique (elle est plus nettement en rupture avec Obama pour d’autres régions du monde comme l’Ukraine et le Proche-Orient).

Tout laisse donc présager au final que les États-Unis, persuadés que leur supériorité stratégique actuelle devrait se pérenniser[6], devraient rester sur la ligne traditionnelle de Kissinger et de Brzezinski : retour à une politique plus proche de celle de Théodore Roosevelt que de Wilson, poursuite de relations économiques et stratégiques pragmatiques avec la Chine en privilégiant la mise en place d’une communauté d’intérêts dans le Pacifique et recherche d’une entente sur les grands problèmes mondiaux (climat, sécurité nucléaire)… tout en préservant des alliances de réassurance sur les coastlands asiatiques.

 


  1. Cf. Cercle Turgot, La Chinamérique, un couple contre-nature ?, 2010.
  2. Cf. en particulier Richard Rosecrance, The Next Great War ? The Roots of World War I and the Risk of U.S.-China Conflict, 2015.
  3. Revisiting US Grand Strategy Toward China, Council on Foreign Relations, CFR, 2015.
  4. The Real Challenge in the Pacific, A Response to How to Deter China, Foreign Affairs, 2015.
  5. Cf. “The Coming Chinese Crackup”, Wall Street Journal, 6 mars 2015.
  6. Cf. Stephen G. Brooks et W.C. Wohlforth, The Once and Future Superpower, Why China won’t overtake the United States, Foreign Affairs, May/June 2016.

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Photo : Sommet du G20 à Osaka, au Japon, le 29 juin 2019 Auteurs : Susan Walsh/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22383091_000003.

À propos de l’auteur
Michel Nazet

Michel Nazet

Diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (Sciences-Po Paris), Michel Nazet est professeur de géopolitique. Dernier ouvrage paru : Comprendre l’actualité. Géopolitique et relations internationales, éditions Ellipses, 2013.
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