« Ce n’est pas seulement en gastronomie que le génie chinois sait rendre méconnaissable la matière dont il part ». Comment imaginer, en voyant la Chine d’aujourd’hui qu’elle avait du mal à se nourrir un siècle auparavant ? Et qui pouvait penser, dans les années 1970, qu’il lui faudrait seulement 50 ans, pour se mettre au niveau des États-Unis en « allant dans la Lune avec des ordinateurs et du Coca-Cola[1] » ?
Des coïncidences entre l’ouvrage et la réalité
L’ouvrage parle régulièrement de Wuhan, là où se produisit un évènement dont les réactions en chaîne furent cataclysmiques. En 1911, le soulèvement de Wuchang allait en effet conduire à la chute du dernier empereur chinois et à la naissance de la Première République. Celle-ci voyant rapidement le pays se diviser en factions, parmi lesquelles le Guomindang et le Parti Communiste. On comprend alors que le chef de ce dernier, Mao Tsé-Toung fit un pari risqué, mais qui se révéla payant : celui de compter sur la paysannerie, dans un pays qui était essentiellement rural. Sa résistance à toute épreuve fit le reste : après avoir survécu à la Longue Marche et à la Seconde Guerre mondiale, il réussit à venir à bout du Guomindang et de son chef, le général Tchang-Kai-Chek, qui s’était appuyé sur la Chine urbaine, plus développée, mais minoritaire.
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On découvre surtout que le Grand Timonier a tout brûlé de l’ordre ancien pour repartir sur des bases saines. Celles d’une dictature du prolétariat, au sens propre du terme, comme si ce concept avait été créé pour cette société confucéenne où la force du groupe est prédominante. Car si les classes sociales ont été bouleversées à coup d’exécutions, d’auto-critiques forcées, et de rééducation dans les Laogaïs[2], si une partie du patrimoine a été détruit par les gardes rouges, la Chine maoïste n’a pas totalement renié les racines spirituelles de son peuple. Un peu comme si Mao, tel un messie était venu accomplir la destinée de ce peuple, lui révélant la parole grâce au Petit Livre rouge.
Du reste, on comprend que le caractère dramatique de la Campagne des Cent Fleurs, du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle est à relativiser à plusieurs titres. Premièrement, ils ne le sont guère plus que la réalité courante de la Chine d’avant, où famines, violences et infanticides étaient tristement banals[3]. Deuxièmement, la Chine maoïste peut se targuer de réussites extraordinaires, à commencer par l’extraction du pays de la famine et de sa démographie galopante dans lesquelles elle semblait devoir rester engluée. Enfin, elle s’est aussi affranchie de la tutelle étrangère, et la page humiliante de la semi-colonisation européenne du XIXe siècle, ainsi que celle de l’occupation japonaise, ont été complètement tournées sous Mao[4]. Elle a enfin été reconnue par la communauté internationale, face à l’autre Chine, celle de Taïwan.
L’éveil de la Chine contemporaine
La Chine moderne, pourtant convertie à l’économie de marché, est bel et bien dans la continuité de celle de Mao, qui continue de « gouverner par l’esprit ». On peut ainsi voir la compagnie nationale COSCO immatriculer des navires à Hong Kong, paradis fiscal et pavillon de complaisance réputé, tout en y conservant un commissaire politique au rôle d’équipage. En mer de Chine du sud, le passage en force de l’Empire du Milieu semble être la mise en œuvre de la célèbre phrase du Grand Timonier « le pouvoir est au bout du fusil ». Du côté de la société, le « rideau de bambou », variante chinoise du « rideau de fer » est devenu virtuel, et l’information continue d’être filtrée, quoique les Chinois ne dépendent plus du seul Quotidien du Peuple. Les individus, eux aussi, sont toujours strictement contrôlés, que ce soit grâce à l’usage des nouvelles technologies ou du fait de la pression sociale qui reste très forte. Même au XXIe siècle, les dirigeants de l’Empire du Milieu semblent considérer « qu’il n’y a pas d’autre moyen d’assurer la survie du peuple que de le faire obéir ».
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Mais cet aspect de la Chine est également un de ses points faibles. Dans une société sans liberté individuelle, sans liberté d’informer, la pandémie naissante de la Covid-19 est devenue explosive à la manière d’une cocotte-minute sans soupape de sécurité[5]. Une leçon à retenir quant à la tentation de restreindre celles-ci pour gérer les conséquences de cette crise ?
[1] Réplique de Jean Gabin dans le film « Le Tatoué »
[2] Équivalent chinois du Goulag, qui n’a été officiellement supprimé qu’en 2013
[3] À l’époque des révoltes intérieures du XIXe siècle, la Chine a connu une mortalité similaire à celle subie lors du Grand Bond en avant
[4] À l’exception du cas de Hong Kong et de Macao, sur lesquels la Chine n’a recouvré la souveraineté qu’en 1997 et 1999
[5] Cf. Paul Coyer dans Conflits n°27