Alfred T. Mahan, dans son analyse de la puissance maritime, avait constaté que le contrôle des grandes routes passe par le contrôle des détroits, ou plus généralement des « mers étroites ». Cette thèse ne semble pas avoir été démentie par la suite, elle a en tout cas été mise en application par les États-Unis qui contrôlent aujourd’hui la plupart des points stratégiques pour le commerce maritime mondial. La Chine pourra-t-elle s’affranchir de cette tutelle ?
Il semble en effet clair que les principales routes du commerce maritime sont largement dépendantes de certains « passages étroits », qu’ils soient naturels ou artificiels. À l’échelle mondiale, on peut citer Malacca, Ormuz, Bab-el-Mandeb, Gibraltar, le canal de Suez et celui de Panama. Il est difficile d’être exhaustif, mais ces points vitaux du trafic maritime semblent les plus sensibles, ce sont en tout cas ceux que cite une étude financée par le ministère de la Défense français (1).
Sur les routes maritimes existantes, les places sont chères
Les Américains, grâce à un outil naval très développé ainsi qu’à leurs alliances, arrivent à contrôler l’intégralité de ces passages. Le maillage des flottes américaines est bien disposé de ce point de vue, la 5e, en charge du golfe Persique et du golfe d’Aden, étant probablement la plus importante d’entre elles.
Le soutien de Washington à certains États clefs est également important : l’Égypte est le deuxième destinataire de son aide militaire au Moyen-Orient après Israël, avec le canal de Suez en ligne de mire. Du côté du détroit de Malacca, on peut citer les accords avec Singapour donnant accès pour l’US Navy à des infrastructures navales et aériennes de cette cité-État, qui est par ailleurs l’une des plus importantes places portuaires de la planète.
Mais le meilleur atout des Américains reste cependant le canal de Panama. D’une part, c’est un passage quasi obligé pour traverser le continent américain, le passage du Nord-Ouest restant inaccessible une partie de l’année et le cap Horn peu confortable. La route mondiale des conteneurs emprunte d’ailleurs cette voie. D’autre part, les États-Unis ont sur ce canal un contrôle quasi-absolu qui semble difficile à contester.
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Malgré tout, la Chine se place comme elle peut sur les routes existantes. D’une part, sa stratégie de contrôle de la mer de Chine lui donnerait, en cas de succès, la mainmise sur les flux intra-asiatiques (voir page 50). D’autre part, la stratégie dite du « collier de perles » (2), consistant à disposer d’implantations sur le chemin entre la Chine et le Moyen-Orient, notamment au Cambodge, en Birmanie, au Bangladesh, au Sri Lanka et au Pakistan, lui permet de prendre place sur la route la plus importante pour l’empire du Milieu.
Il ne faut pas surestimer la capacité militaire offerte par des implantations qui relèvent pour la plupart du symbole. Dans la plupart des cas, l’empire du Milieu a pris pied pour ne pas se faire devancer par d’éventuels rivaux, en particulier l’Inde. Même si la création d’une base à Djibouti peut être vue comme une forme d’accomplissement pour cette stratégie, dans la mesure où la continuité est atteinte jusqu’au Moyen-Orient et en Afrique orientale. Cela conduit du coup à s’interroger sur les objectifs ultérieurs de la patrie de Sun Tzu.
À pays continental, solution continentale ?
Pour contourner l’hégémonie américaine sur les routes maritimes, la Chine peut s’appuyer sur sa nature continentale, en créant des corridors de transport terrestre, reposant notamment sur le transport ferroviaire (3). On pense d’abord au corridor de Gwadar, entre le Pakistan et le Xinjiang, ainsi qu’à celui de Sittwe, entre la Birmanie et le Yunnan, qui évitent à des marchandises transitant de ou vers l’Europe et le Moyen-Orient un passage par le détroit de Malacca. On pense également aux corridors eurasiatiques, tels que le Transsibérien ou la nouvelle route de la Soie.
Mais un corridor terrestre a du mal à faire le poids face au transport maritime. D’une part, il faut une centaine de trains pour transporter une quantité de marchandises équivalente à la capacité d’un de ces ULCS – Ultra Large Container Ship – qui dominent le commerce maritime. D’autre part, le coût par conteneur transporté est cinq fois plus élevé pour le transport ferroviaire (4). Seul avantage de ce mode de transport : une vitesse plus élevée, mais cela le place sur un créneau plus complémentaire que concurrentiel du transport maritime.
Au final, l’intérêt de ces corridors est plutôt d’ordre interne pour la Chine : ils lui permettent de développer des régions éloignées de la côte, le Yunnan et surtout le Xinjiang que la Chine cherche à mettre en valeur à tout prix. Ils la rendront mécaniquement moins dépendante des grandes routes maritimes, mais ce n’est qu’une externalité secondaire.
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Une stratégie de contournement plus que d’affrontement
Une des pistes possibles pour la Chine consiste à se placer sur des passages maritimes en devenir. Ceux-ci peuvent consister dans les routes du Grand Nord – passages du Nord-Ouest et du Nord-Est – ou dans la création de nouveaux canaux, celui du Nicaragua étant le projet le plus abouti (5), mais celui de l’isthme de Kra n’est pas à négliger non plus.
Les routes du Grand Nord comportent plus d’incertitudes que de réelles potentialités. Cependant, la Chine place ses pions dans l’Arctique. La compagnie d’État, COSCO, envoie des navires sur le passage du Nord-Est depuis quelques années, et l’empire du Milieu dispose d’un navire de recherche brise-glace, le Xue Long, qu’elle envoie régulièrement dans la région. La clef pour comprendre l’intérêt qu’ont les Chinois dans cette route n’est peut-être pas dans un transit incertain entre l’Europe et l’Asie, mais plutôt dans ce à quoi elle a toujours servi à l’époque soviétique : donner accès aux ressources naturelles dont regorge le Grand Nord russe. D’ailleurs, les sanctions occidentales n’ont-elles pas conduit les Chinois à se substituer aux Européens pour le financement et le soutien technique du projet d’exploitation gazière de Yamal ?
Pour l’instant, le canal du Nicaragua n’est pas encore sorti de terre. L’homme d’affaires qui préside la société de développement en charge des travaux et qui en est le principal financeur, Wang Jing, aurait perdu 90 % de sa fortune lors du krach boursier chinois de l’été 2015 (6), alors que le projet est pharaonique : son coût est estimé à 50 milliards de dollars, soit l’équivalent de 4 fois le PIB du pays.
Le canal de Kra, quant à lui, reste à l’état théorique. Une route a été construite sur l’isthme dans les années 1990, mais les ports qu’elle est censée relier n’ont pas été réalisés, ce qui lui retire toute utilité. Pour de tels projets, deux difficultés majeures se dressent dans la conjoncture actuelle : d’une part le trafic maritime mondial en contraction diminue leur viabilité économique, d’autre part, l’augmentation régulière du gabarit des navires majore l’investissement nécessaire, une tendance accrue par l’élargissement du canal de Panama.
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La stratégie chinoise semble tenir dans cette maxime des Shadoks : « Si la solution n’est pas adaptée au problème, il faut adapter le problème à la solution. » Ainsi, comme il est difficile de prendre aux Américains la position hégémonique qu’ils tiennent sur la plupart des passages stratégiques des grandes routes commerciales, l’empire du Milieu semble vouloir les tordre pour les déplacer vers des zones qu’il peut façonner selon son bon vouloir.
- « Impacts sur l’économie française de la fermeture d’un ou plusieurs détroits maritimes majeurs », réalisée par le CEIS et publiée le 29/01/2016.
- Cf. Conflits n° 7.
- Cf. Conflits n° 1.
- Cf. Le courrier de Russie, 29/04/2013.
- Cf. Conflits n° 6.
- Cf. La Croix, publié le 26/11/2015.