<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Chiisme, révolution ou expansion : les horizons de la géopolitique iranienne

10 mai 2016

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La Grande mosquée à Ispahan (c) Pixabay

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Chiisme, révolution ou expansion : les horizons de la géopolitique iranienne

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Lors d’un rassemblement en février dernier à l’occasion du 36e anniversaire de la Révolution islamique en Iran, Qassem Soleimani, le commandant de la Garde révolutionnaire Al-Qods (voir encadré), déclarait : « Nous assistons à l’exportation de la révolution islamique dans toute la région. De Bahreïn à l’Irak et à la Syrie, du Yémen à l’Afrique du Nord. » Encore faut-il comprendre ce qu’il veut dire : l’islamisme dont il parle est celui de la République islamique d’Iran.

Dans la formule « révolution islamique », auquel des deux termes faut-il attribuer le plus d’importance ? Les commentateurs ont souvent tendance à se concentrer sur le terme « islamique », ce qui aboutit fréquemment à l’expression de « géopolitique du chiisme » voire d’« arc chiite », cette dernière formule ayant été vraisemblablement utilisée en premier par le roi Abdallah de Jordanie en 2004, pour s’en alarmer.

Bien sûr, comme cela peut s’observer dans le conflit en cours au Yémen, les puissances sunnites de la région ont beau jeu de présenter le conflit comme faisant partie intégrante d’un grand affrontement quasi eschatologique entre les musulmans orthodoxes (sunnites) et les rawafidh (littéralement les « renégats », parmi lesquels les chiites figurent au premier rang). Certes, Téhéran cherche à imposer des normes religieuses strictes dans la société et tend vers l’établissement d’un système de gouvernement islamique. Toutefois, lorsque les responsables iraniens parlent de l’exportation de la révolution, il s’agit d’un modèle plus complet et de structures politiques qu’il s’agit de reproduire à l’extérieur. Ce sont ces structures, maintenant visibles du Yémen au Liban, auxquelles faisait allusion Soleimani.

La révolution, plus que le chiisme, est le véritable horizon de la puissance perse.

L’arc chiite : un épouvantail

L’Iran, bien sûr, est le principal État musulman chiite dans la région. À y regarder de loin, le conflit qui couve au Moyen-Orient ressemble à une lutte existentielle entre les avant-gardes chiite et sunnite, soit l’Iran d’une part et les pays du Conseil de coopération du Golfe de l’autre. Selon cette logique, l’Iran aurait mis en place un arc chiite utilisé comme une sorte de nouveau Kominform qui agiterait à distance et à l’envi les populations chiites, au nom d’un centralisme non pas démocratique mais pour autant bien révolutionnaire. Sans doute, vu de Washington ou de Paris, ou du cockpit d’un F16 et bientôt d’un Rafale, cette représentation est bien commode. Mais si l’on descend au plus près, cette façon de voir les choses devient difficile à soutenir.

La Syrie, par exemple, où l’Iran soutient le gouvernement de Bachar el-Assad est un État baasiste réputé laïc. Mais lorsqu’en 1973, le projet de nouvelle Constitution syrienne omit de mentionner que le Président devait être musulman, de violentes émeutes éclatèrent. Or Hafez el-Assad était issu de la minorité alaouite et les échelons supérieurs du parti Baas en Syrie sont toujours occupés par des membres de cette minorité, assimilée à l’islam chiite, parfois hâtivement : il aura fallu à Hafez el-Assad la complaisance de l’imam (chiite) libanais Moussa Sadr pour obtenir une fatwa faisant d’eux des musulmans, dans un pays où 70 % de la population est sunnite (voir page 45). Drôles de musulmans chiites que ces alaouites sans mosquées, sans imams, croyant en la métempsychose et dont le corpus doctrinal (mal) connu articule des reliquats de néoplatonisme et de gnose préislamique !

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La diversité des chiismes

De fait, l’idée que le soutien de l’Iran à la Syrie se ferait sur des bases religieuses n’a aucun sens du point de vue anthropologique. Du point de vue politique non plus en fait, le pouvoir syrien contrôlant encore les deux tiers de la population, dont la plupart des chrétiens et des druzes, ainsi qu’une majorité de sunnites, en particulier la bourgeoisie marchande qui a largement profité de l’infitah (ouverture économique) permise sous Hafez et encore amplifiée par Bachar au tournant des années 2000. Tout se passe comme si l’Iran soutenait les alaouites de Syrie, mais que le chiisme n’était qu’une cause parmi d’autres de cette aide.

Il en est de même pour la rébellion dite des houthis (ou houtistes), les forces insurgées chiites au Yémen qui se nomment en fait de façon beaucoup plus neutre « ansarullah », c’est-à-dire les partisans de l’islam. Le terme houthi tire son nom du patronyme de son récent fondateur, issu de la communauté chiite zaïdite du nord du Yémen.

 

Problème : les zaïdites appartiennent à une variante du chiisme très différente du chiisme duodécimain majoritaire en Iran et en Irak et présentent davantage de ressemblances doctrinales avec le sunnisme qu’avec les partisans d’Ali. Chez eux, par exemple, on ne maudit pas les califes sunnites. Chez eux, pas d’ayatollahs. Ils sont parfois considérés par les chiites les plus rigoureux comme une cinquième école du sunnisme. Surtout, le Yémen est un pays où les allégeances se font entre clans et tribus, indépendamment de leur confession : des tribus sunnites se battent d’ailleurs aux côtés des houthis. L’intervention iranienne au Yémen est de fait très grossièrement surestimée (1) pour justifier la coalition de pays arabes groupés autour de l’Arabie saoudite : seul l’Irak et le Liban sont des pays où les réseaux iraniens sont implantés depuis longtemps, parfois depuis les années cinquante.

Le « modèle » du Hezbollah

C’est la juxtaposition des termes peuple/armée/résistance qui est la marque de fabrique de l’exportation du modèle révolutionnaire iranien, dont le Hezbollah libanais représente l’aboutissement.

De fait, le Hezbollah reste la réplique la plus complète et développée du modèle iranien. Et c’est en ce sens que le Hezbollah conserve le titre de Révolution islamique au Liban (Mouqawama alislamyia fi Loubnan) dans sa titulature officielle. En imposant avec succès cette équation au Liban, le Hezbollah n’a fait que concrétiser une structure fondamentale de la Révolution islamique : des organes révolutionnaires agissant parallèlement à l’armée régulière et en même temps une détermination très forte de ses membres dans une logique révolutionnaire portée par le goût du martyre propre à la religiosité chiite.

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Au cœur de cette dynamique, le Basij (ou Niruyeh Moghavemat Basij, Force de mobilisation de la résistance), formé dès 1980 en Iran et véritable marque de fabrique de la Révolution islamique. Des « comités populaires » ont également été établis en Syrie en 2012, avec le même modèle du Basij, pour épauler les forces de sécurité et l’armée syrienne, en particulier au sud et à l’ouest du territoire, de façon à sécuriser l’axe terrestre qui relie l’Iran au Sud du Liban, fief du Hezbollah libanais. Au cours de ces dernières années, l’Iran a ainsi opéré son déploiement en Syrie par la création d’une nouvelle organisation du Hezbollah en Syrie, ainsi que par la présence directe des forces iraniennes, en particulier sur les hauteurs du Golan. « 130 000 combattants iraniens Basij entraînés attendent d’entrer en Syrie », déclarait en 2014 le général Hossein Hamedani. Le chiffre est sûrement très exagéré mais il permet de donner des arguments à tous ceux qui dénoncent l’emprise chiite de plus en plus grande sur la Syrie où, d’ailleurs, existe une petite minorité chiite de 400 000 personnes (différente des alaouites).

 

En 2014, l’Iran a saisi une occasion historique de renforcer son modèle en Irak. À la faveur de l’émergence de l’État Islamique et avec la bénédiction des États-Unis rétifs à l’idée d’intervenir au sol, le général Hossein Hamedani, un des commandants des Pasdaran (Gardiens de la Révolution) déclarait qu’« avec le Basij, le troisième enfant de la révolution est en train de naître en Irak après avoir été mobilisé en Syrie et au Liban ». Hamedani faisait allusion à la Force de mobilisation populaire de l’Irak, Hashd el chaabi en arabe, l’équivalent de Basij en farsi. Ces unités, qui sont dirigées par Abou Mahdi al-Muhandis, un des lieutenants les plus proches de Qassem Soleimani, forment avec les brigades du Hezbollah une structure parallèle aux forces de sécurité irakiennes, à côté des Pasdaran et d’autres milices de ce type.

Exporter la révolution ?

Rien d’étonnant à ce qu’Ali Akbar Velayati, le conseiller en politique étrangère du Guide suprême Ali Khamenei, ait récemment exprimé à une délégation houthie à Téhéran son désir de voir le groupe Ansar Allah (un autre nom des houthis) « jouer un rôle similaire au Hezbollah au Liban ». Au Yémen, les houthis ont été soutenus par l’Iran. Le plan de Abdul Malik al-Houthi pour assurer la victoire de la « révolution » au Yémen intégrait en fait des éléments du modèle révolutionnaire iranien, à savoir le rôle des « comités populaires » pour « protéger la révolution » et « renforcer les bases de la sécurité » en visant ceux qui « agissent contre la révolution ». Ces comités populaires, dont la fonction est de contrôler les rues et de consolider la révolution naissante, rappellent les divers instruments révolutionnaires utilisés en Iran, comme les « comités révolutionnaires », mais aussi la force paramilitaire Basij. Cela dit, l’intervention iranienne au Yémen est de fait très grossièrement surestimée (2) pour justifier la coalition de pays arabes groupés autour de l’Arabie saoudite : seuls l’Irak et le Liban sont des pays où les réseaux iraniens sont implantés depuis longtemps. Surestimée également par les Iraniens, qui veulent laisser entendre qu’ils sont capables d’intervenir partout. Ainsi chacun se renforce mutuellement aussi vrai qu’« il ne saurait y avoir de politique sans un ennemi réel ou virtuel (3) ».

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Reste à savoir si cette géopolitique authentiquement perse et plus marginalement chiite aura un effet de levier pour les ambitions de l’Iran. Un des risques est de voir ses forces s’éparpiller et ses soutiens devenir autonomes. Mais n’est-ce pas aussi une façon d’exporter au loin les velléités révolutionnaires et de détourner l’attention d’une société iranienne écartelée entre la modernité la plus criante et la tradition la plus figée ?

 

  1. Voir à ce sujet un télégramme américain de 2009 https://wikileaks.org/plusd/cables/09SANAA1662_a.html
  2. Voir à ce sujet un télégramme américain de 2009 https://wikileaks.org/plusd/cables/09SANAA1662_a.html
  3. Julien Freund, L’Essence du Politique, Sirey, 1965

 

 

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Photo : La Grande mosquée à Ispahan (c) Pixabay

À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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