Sur la pointe d’un éperon rocheux qui s’avance sur le lac du Bourget, les cloîtres de l’abbaye d’Hautecombe s’élèvent au cœur de la Savoie depuis huit cents ans. Fondée en 1125 par des moines cisterciens, elle est bâtie sur le site d’un ancien temple d’Auguste comme pour signifier le rôle de l’Église catholique de gardien et transmetteur de l’héritage romain. Elle est surtout connue pour être la nécropole des princes de la maison de Savoie qui semblent, selon le mot de Balzac, « prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage ». Le premier à y reposer est Humbert III, comte de Maurienne et de Savoie, qui prit l’habit monastique après la mort de sa femme. D’abord porté par une période de grande prospérité au xiie et xiiie siècle qui amena les moines de Hautecombe à fonder des maisons-sœurs jusqu’en Orient, comme l’abbaye Saint-Ange de Pétra, le monastère s’enlise ensuite dans une longue décadence qui atteignit son paroxysme au xvie siècle. On raconte que devant la croissance spectaculaire des couvents d’Hautecombe, saint Bernard lui-même aurait averti : « Altacumba, nimis alta cades. » (« Hautecombe, tu es trop prospère, le jour de ta chute arrivera. ») Trop vite élevée dans les hauteurs de la gloire, comme prise de vertige, elle tomba précipitamment dans les affres du déclin. Ainsi, il ne restait plus pendant les guerres de religion qu’une poignée de moines ne respectant ni leur règle ni leurs vœux pour le plus grand désespoir de François de Sales, alors évêque de Genève. Ce déclin devait s’accélérer avec la défaite du royaume de Savoie contre la France de Richelieu, à une époque où la vallée de la Valteline – ce petit canton italien qui permettait aux troupes habsbourgeoises allemandes et espagnoles de faire leur jonction – était le « centre du monde » d’après le grand cardinal. La déchéance de l’abbaye fut telle que les révolutionnaires français n’eurent que six moines à expulser en 1793 avant de transformer les lieux en faïencerie. Plus isolés et moins emblématiques, les restes des princes furent épargnés par l’emportement des profanateurs. Rattachés à la couronne de Piémont-Sardaigne après le congrès de Vienne, les bâtiments en ruine sont restaurés et redécorés en style baroque-troubadour sous l’impulsion de Victor-Emmanuel Ier. La nécropole lacustre, ornée de nouvelles sculptures et peintures, se hausse alors à une pompe qu’elle n’avait jamais eue. Sous les plafonds de stuc et le regard des fresques, les tombes de Louise de Savoie et du dernier roi d’Italie Humbert II sommeillent côte à côte dans la « nuit éternelle » près des « flots harmonieux » du lac du Bourget. Car enfin, si Hautecombe est italienne par les rois qui l’habitent, le lac est français par la poésie immortelle de Lamartine.
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