« Abu Ammar [Arafat] était le héros de nos pères, aujourd’hui le nôtre est Abu Obayda ». Voici ce que l’on peut entendre dans les rues de Chatila. Dans ce camp palestinien, installé depuis 1949 à proximité de la capitale libanaise, c’est environ 20 000 personnes qui s’entassent dans cet espace de 1 km². Les fils électriques, les tuyaux d’alimentation d’eau se croisent et s’entrecroisent au-dessus de ce dédale de ruelles. Mais à l’instar de Gaza et de la Cisjordanie, ce kilomètre carré de Palestine en plein Liban est l’enjeu d’une compétition entre les différentes factions palestiniennes.
Pierre-Yves Baillet, depuis Liban
Chatila est une Palestine miniature, « toutes nos divisions y existent [1]» explique Rami, un journaliste palestinien vivant au Liban. En effet, sur les murs, les fenêtres, sur chaque espace mural disponible, on peut apercevoir des affiches, des drapeaux et des posters. Au-dessus des gens, des guirlandes de drapeaux jaunes ou verts se joignent au méandre des tuyaux et de câbles électriques. Aucun espace n’est abandonné. Rami poursuit :
« Ici tout est instrumentalisé par les partis politiques. Chaque rue, chaque maison, chaque famille, chaque espace d’affichage est un enjeu dans la compétition que se mènent le Fatah, le Jihad islamique et le Hamas ».
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En effet, depuis leur création, les différentes factions palestiniennes s’affrontent pour devenir l’unique champion de la cause palestinienne. À Chatila, l’un des fronts est celui du collage d’affiches. Aux côtés des drapeaux palestiniens et des photos des « shaheeds » (martyrs), de multiples affiches de Yasser Arafat, de Saddam Hussein, de la mosquée Al-Aqsa côtoient des posters du Cheikh Yassine, d’Abu Obayda (porte-parole du Hamas) ou du porte-parole du Jihad islamique palestinien Abu Hamza. L’un des riverains explique que c’est une stratégie de mélanger les portraits des leaders. Il est connu de tous que le Fatah et le Hamas sont ennemis.
« Ils s’affrontent depuis des années. Alors, pourquoi mettre une image d’Arafat avec celle d’Abu Obeyda ? Pour plusieurs raisons. Premièrement la figure d’Arafat est extrêmement respectée parmi la population. Mais aussi, en mettant la figure d’Arafat avec celle du fondateur du Hamas, Cheikh Yassine. Cela protège l’affiche des militants du Fatah, car ils ne peuvent pas arracher une affiche d’Arafat et inversement. »
Ainsi l’on voit se multiplier les affiches avec des figures des différents partis. Ces affiches n’ont pas pour seul but de gagner les cœurs et les esprits des habitants de Chatila. Elles permettent de délimiter les différentes zones contrôlées par les milices palestiniennes. Cette division territoriale est d’une importance cruciale. Dans le camp, le gouvernement libanais n’est pas présent. Il n’y a ni forces de police ni service public. Ce sont les mouvements palestiniens qui se substituent à l’État. Le Fatah, le Hamas et le Jihad islamique palestinien possèdent chacun leurs propres services. Ainsi, dans un quartier contrôlé par le Fatah, les électriciens, les agents en charge de l’eau et les autres employés « publics » sont des membres du parti. Le Hamas et le Jihad islamique agissent de même. Ces services permettent aux mouvements palestiniens de gagner des fonds et de renforcer leur contrôle sur ces zones et leurs populations. Mais depuis le 7 octobre, les affiches du Hamas se multiplient à Chatila.
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L’après 7 octobre
« Vive la Palestine ! », « Libérez Gaza ! » scandent des dizaines d’enfants, habillés en militant et/ou en combattant palestinien. Ces écoliers, encadrés par des adultes, manifestent pour s’opposer aux bombardements de la bande de Gaza. Certains d’entre eux, à peine sept ou huit ans, ouvrent la marche en portant un faux cadavre d’enfant « martyr » sur leurs épaules. Ils sont vite suivis par une ribambelle d’autres bambins, filles et garçon, brandissant des pancartes et des photos des victimes des bombardements. Après le passage de la masse des militants dans les étroites et sombres ruelles, des groupes d’adolescents commencent à coller des affiches. L’une sur un mur, l’autre sur vitrine et la troisième est déposée sur la petite remorque d’un scooter. Certaines, collées plus discrètement, se superposent à des posters plus anciens. Sur ces nouvelles affiches, il n’y a aucun portrait d’Abu Omar ou de Mahmoud Abbas, le président de l’autorité palestinienne. En premier l’on voit apparaitre les visages des combattants tués récemment à Gaza. Ensuite émerge une image d’ Abu Hamza (porte-parole du jihad islamique palestinien) ou encore une du porte-parole du Hamas, Abu Obayda, qui est le nouveau héros depuis l’attaque du 7 octobre. « Ces jeunes-là attendaient une action militaire contre l’ennemi de toujours » affirme un badaud qui pointe du doigt les colleurs d’affiches. « Le Fatah est décrié pour son inaction militaire et sa corruption généralisée. Mais Toufan al-Aqsa a tout changé. »
« Toufan al aqsa » (le déluge d’al Aqsa), nom donné à l’opération militaire du Hamas lancée le 7 octobre, a bouleversé les rapports de forces qui existaient entre les trois principaux groupes palestiniens. L’attaque du Hamas a permis à ce parti islamique de gagner un important soutien au sein de la population palestinienne. Le Fatah, parti séculaire, qui règne d’une main de fer sur la Cisjordanie, depuis que le Hamas lui a ravi la bande de Gaza, est en perte de popularité. Une partie de la population lui reproche sa corruption, son manque de succès diplomatique et son inaction militaire. « Les jeunes sont en effervescence. Regardez-les enfants, filles comme garçons jouent à la guerre. Les jeunes, qui n’ont pas de futur et qui se sentent abandonnés, voulaient de l’action », explique Mohammad, un survivant du massacre de Sabra Chatila en 1982. La population palestinienne est très jeune. L’âge médian à Gaza et en Cisjordanie est de vingt ans environ. Une part significative de ces jeunes qui ont grandi sous embargo et/ou sous l’occupation avec peu d’espoir dans l’avenir, dans la précarité économique et pour certains élevés dans la culture de la revanche sur Israël voulait que les choses changent. Aujourd’hui une part non négligeable des Palestiniens considère le Fatah comme le parti de la compromission et le Hamas comme le parti de l’action. Un professeur encadrant la manifestation des enfants déclare, face caméra « Je suis depuis toujours un militant du Fatah. Mais depuis le 7 octobre, je soutiens le Hamas ». Sur les murs du camp de Chatila, le vert du Hamas remplace peu à peu le jaune du Fatha.
[1] Reportage et entretiens réalisés en décembre 2023.