<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Planification ou empirisme ? La « grande stratégie » de Charlemagne

13 septembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Cathédrale d'Aix-la-Chapelle (c) Revue Conflits

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Planification ou empirisme ? La « grande stratégie » de Charlemagne

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À la Noël de l’an 800, le pape Léon III posa la couronne impériale sur la tête du roi des Francs, Charles, que l’on n’appelait pas encore « le Grand ». Le souverain franc, en guerre depuis son arrivée sur le trône royal en 768, est à la tête du plus grand rassemblement territorial effectué en Europe depuis l’Empire romain. Cette expansion fut-elle le fruit d’une volonté précise et planifiée ? Et, à défaut de stratégie impériale, peut-on discerner sur le terrain la mise en œuvre d’une authentique stratégie militaire ?

 

Reconquérir les terres perdues par les Francs sous les derniers Mérovingiens et sécuriser les frontières avaient été les axes de la politique menée par Charles Martel et Pépin le Bref, qui entamèrent une première expansion en Frise et en Bavière notamment. Charlemagne poursuivit et amplifia leur action, agissant dans toutes les directions. L’expansion paraissait être l’unique remède aux invasions ; elle fut aussi le résultat d’appels à l’aide venus de Rome. Les Francs étaient les garants de l’intégrité des terres et de la fonction pontificales. Le pape avait décerné à Pépin le titre de « patrice » (protecteur) « des Romains » et l’avait autorisé à se dire roi, puis l’avait sacré. Il avait interdit que l’on choisisse un roi hors de la famille des Pippinides et, à 7 ans, Charlemagne avait été sacré en même temps que son père.

 

Un monde en guerre

Au sein de l’ancienne Gaule, la frontière de l’ouest fut stabilisée entre Tours, Rennes et Angers : la Bretagne, dont la soumission n’était qu’apparente, fut érigée en marche. L’Aquitaine fut contrôlée, à l’exception de la Gascogne. Au-delà des Pyrénées, Charlemagne échoua devant Saragosse en 778 (c’est en revenant que son arrière-garde fut attaquée à Roncevaux), mais s’empara de Barcelone en 801. Les opérations militaires en Catalogne permirent de refouler la domination musulmane et de créer un glacis défensif, protégeant le sud de la Gaule des raids venus d’Espagne.

En Italie, appelé à la rescousse par la papauté, il triompha du royaume des Lombards (774), et s’empara de la « couronne de fer » de leur roi. En 782, il occupa l’Istrie puis soumit les duchés lombards de Spolète et de Bénévent. C’est en Germanie et vers le Danube qu’eurent lieu les campagnes les plus rudes. La Bavière fut soumise, non sans difficultés, et intégrée à l’administration du royaume franc, tout en gardant son autonomie. À l’est de celle-ci, les Avars furent vaincus à la suite de plusieurs expéditions (prise de leur principale forteresse, le « Ring » en 796). Au nord de la Germanie, au-delà de l’Elbe, les Slaves (Obodrites, Sorabes, Wilzes) furent contenus et liés par des traités qui constituaient l’un des outils privilégiés de la politique franque. Les Saxons opposèrent la résistance la plus farouche, marquée par trente ans de guerre, des massacres, des révoltes, des lois d’exception (premier « Capitulaire saxon » vers 785-790). Enfin, les tribus slaves de Bohème entrèrent dans la sphère d’influence de l’empire vers 806. L’organisation politique des Carolingiens se coula dans le cadre géographique construit par l’Église. Les 300 aristocrates placés à la tête des comtés étaient associés aux évêques dans l’exercice du pouvoir local. L’empereur leur transmettait ses ordres et les surveillait par l’intermédiaire d’envoyés spéciaux, les missi dominici. Toute la hiérarchie sociale des hommes libres était structurée par les serments de fidélité et les liens de vassalité.

 

La réalisation d’un plan ?

La mise en place progressive d’une dynastie héréditaire fut l’élément de base de la puissance carolingienne. La conception germanique du pouvoir qui veut que le souverain soit un chef militaire de valeur encourageait les conquêtes, tandis que le couronnement impérial ajouta une dimension de sacralité. Mais l’idée d’empire germa lentement et ne s’imposa qu’après les annexions : celles-ci ne furent pas les étapes d’un programme prévoyant la restauration de l’Empire romain. L’empire s’est imposé comme une nécessité politique qui donnait un cadre juridique à la domination territoriale en grande partie achevée en 800. Il offrait aussi la possibilité de remplacer auprès de l’Église la tutelle byzantine. Au maximum, par le biais d’un service d’ost annuel et sélectif, ne recrutant que des hommes libres et suffisamment aisés (ou aidés financièrement par leurs voisins), Charlemagne bénéficiait, selon les estimations, de 60 à 100 000 combattants, dont environ 15 à 30 000 cavaliers. Si la cavalerie lourde a fait la réputation des Francs, les fantassins jouaient un rôle essentiel. Contrairement à une idée reçue, les Francs ne bénéficièrent d’ailleurs de l’étrier que tardivement, sans doute après le règne de Charlemagne. Mais les armes franques (hache, lance, broigne) étaient excellentes et la métallurgie carolingienne produisait alors les meilleures épées du monde.

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L’armée se montra efficace contre les Avars ou les Lombards. Son parcours fut plus laborieux en Saxe ou en Espagne. Les effectifs, non permanents, étaient insuffisants par rapport à la taille de l’espace à maîtriser : les possibilités d’établir des garnisons étaient faibles. Les campagnes se limitaient à cinq ou six mois, dont la moitié se passait en déplacements vers les théâtres d’opérations ; la réquisition des hommes et des chevaux ne pouvait dépasser cette durée. Longue mobilisation, mais guerres courtes… Aussi, bien des opérations militaires étaient interrompues avant terme et devaient être relancées l’année suivante ; la soumission de la Saxe prit trente ans. Sitôt pacifié et l’armée franque partie sous d’autres cieux, le vaincu pouvait rallumer l’incendie. Rien n’était jamais acquis.

Si on ne connaît pas de grande bataille navale sous Charlemagne, la maîtrise des mers ne fut cependant pas perdue de vue. En Méditerranée, une lutte incessante fut menée contre la piraterie musulmane, mais aussi contre Byzance pour contrôler le sud de l’Italie ou les côtes dalmates. Le littoral méditerranéen, en Septimanie et en Italie, était protégé par des navires de guerre. À Ampurias (près de Gérone) stationnait une flotte capable d’intervenir en Corse et en Sardaigne, cibles récurrentes des pirates maures. En mer du Nord et en Manche, on assura la défense des ports (fortification de Gand, Dorestad, Boulogne ou Quentovic, réparation du phare de Boulogne) et une flottille garantit un certain temps la sécurité. Face à des adversaires adeptes des coups de main et des razzias, Charlemagne fit contrôler l’embouchure des grands fleuves par des navires et des postes de garde, interdisant ainsi les pénétrations ennemies ou s’assurant de les bloquer à leur retour. En revanche, il ne semble pas que l’empire ait mené d’expéditions navales dans l’espace maritime septentrional, au contraire de ce qu’il fut en mesure de faire en Méditerranée. Au nord, on se contentait donc de défendre ; au sud, on conjuguait capacités défensive et offensive : il fallait à la fois protéger les populations, permettre la diplomatie, montrer sa puissance face à la concurrence des autres empires, byzantin et islamique. La politique dépendait de la géographie.

 

La maîtrise de l’espace

Les opérations, entravées par l’éloignement des zones de guerre et la faiblesse des effectifs, se limitaient en général à des raids, des opérations de « recherche-destruction », à l’image finalement des tactiques ennemies. On mêlait à la guerre des négociations : des trêves bienvenues mettaient fin à des opérations mal engagées. On faisait appel à l’arme de la division : l’art de la diplomatie, voire de la subversion ou du complot politique, venait suppléer le manque d’effectifs. Il ne semble pas que les Carolingiens aient eu des cartes à leur disposition. Leurs manœuvres reposaient donc sur des connaissances livresques, l’expérience des années précédentes et les informations recueillies par les hommes vivant sur place. Toutefois les espaces de guerre n’étaient pas inconnus. Par ailleurs, Charlemagne était capable d’effectuer des opérations simultanées sur des terrains très éloignés les uns des autres. On en a quelques exemples précis. Lorsqu’il attaqua les Lombards, il divisa son armée en deux corps. L’un emprunta le col du Mont-Cenis, l’autre suivit la route du Saint-Bernard. Les deux forces se rejoignirent pour enserrer Pavie dans leur pince. De même, la campagne contre les Avars reposa sur une belle réalisation, combinant des mouvements de troupes parties de Bavière et d’Italie.

La pensée stratégique militaire se lit aussi dans l’étonnant projet dit des « fosses carolines » : la construction d’un canal entre deux affluents du Main et du Danube (la Regnitz – plus précisément la Rezat souabe – et l’Altmühl), et donc permettant de relier le Rhin au Danube ! L’idée était sans doute de permettre un passage rapide des navires de guerre d’un bassin fluvial à l’autre (on pratiquait d’ordinaire le halage des bateaux glissant sur des rondins de bois). Ce canal aurait aussi servi le gouvernement de l’empire en mettant en relation les différents palais impériaux dispersés dans l’espace. Il aurait enfin facilité les échanges commerciaux : le blé des plaines du Main serait parvenu plus vite dans les régions orientales et, plus largement, le commerce avec les mondes slave et byzantin en aurait été accéléré. Le canal aurait permis de passer quasiment sans rupture de charge de la mer du Nord à la mer Noire ! Il ne fut pas achevé, faute de main-d’œuvre suffisante et en raison d’obstacles techniques liés aux constantes remontées d’eau. Toutefois, d’importantes campagnes de fouilles menées depuis 2012, avec télédétection par laser et techniques fines de forage, ont dégagé des restes de 2,4 km de long au nord de Graben. Le projet a finalement été concrétisé entre 1960 et 1992 par le creusement du grand canal entre Main et Danube…

 

Triomphe et limites de l’empirisme

Les historiens ont longtemps vu dans la constitution de marches frontalières une des originalités de la politique carolingienne. L’empereur aurait conçu un authentique système défensif par le biais de territoires frontaliers intégrés à l’empire et confiés à des margraves (« comtes de la marche ») aux pouvoirs étendus, supérieurs à ceux des comtes. Il aurait donc créé un outil original au service d’une authentique vision de la politique extérieure. Des recherches récentes révèlent en fait une pratique plus empirique et multiforme que systématique. Il n’y a pas à l’époque carolingienne d’organisation d’ensemble de la garde des frontières : la périphérie de l’empire est protégée par l’opposition aux tentatives d’invasions et par des opérations ponctuelles menées en territoire ennemi.

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De même, il n’y a jamais eu de « limes » francs. Les marches concernaient des territoires extérieurs à l’empire, mais ouverts à son influence (Bretagne, Catalogne). Elles exerçaient une simple fonction défensive sans relever d’une politique clairement définie. Le terme même de « marche » était d’ailleurs rarement employé pour les frontières de la Saxe, de l’Elbe ou de la Carinthie. Il n’a jamais été utilisé vis-à-vis du Danemark dont le nom « marche des Danois » est d’origine scandinave (on le trouve sur l’une des pierres gravées de Jelling sous la forme « tanmaurc » ou « maurc » / « marc » signifie « royaume »). Enfin, il ne semble pas que les marches aient été des unités administratives et il est impossible de dire si les hommes placés à leur tête étaient supérieurs aux comtes. Dès l’origine, elles semblent avoir été une sorte de « domaine réservé ». À l’époque de Louis le Pieux, elles relevaient toujours de l’empereur, non de ses fils placés à la tête des différents royaumes de l’empire. L’autorité du souverain était bien une des conditions de l’intégrité de l’empire.

La stratégie carolingienne n’existait pas en tant que telle ; Charlemagne, comme ses parents et ses successeurs, intervint surtout en fonction des circonstances. La politique menée se caractérise par sa réactivité, guidée par quelques principes (assurer la paix à l’intérieur et la sécurité aux frontières ; stabiliser ou soumettre les peuples les plus remuants ; défendre l’Église et protéger les missionnaires), mais se heurte à un manque de moyens, à l’hétérogénéité ethnique et linguistique, à l’émancipation progressive des vassaux chargés de contrôler les marges de l’empire. La privatisation du pouvoir a entraîné la fragmentation de la construction politique. Au niveau international, l’hypothèque byzantine ne fut jamais levée. Il y avait bien deux empires et l’idée d’« une translation de l’empire », effectuée par la papauté au profit des Francs, était une illusion tant que Constantinople abritait un empereur qui continuait à se dire « romain ». Si Louis le Pieux régna seul entre 814 et 840, il fut en butte aux révoltes de ses fils qui, en 843, partagèrent l’empire en trois royaumes : les Francies occidentale et orientale, ancêtres de la France et de l’Allemagne, séparées par l’étendue et friable Lotharingie, qui allait d’Utrecht à Rome. Plus aucune « grande stratégie » n’était possible puisque le grand empire se fragmentait en attendant de se dissoudre.

 

Bibliographie

Martin Gravel, Distances, Rencontres, Communications. Réaliser l’Empire sous Charlemagne et Louis le Pieux, Turnhout, Brepols, 2012.

Marie-Céline Isaia, Histoire des Carolingiens, Seuil, 2014.

À propos de l’auteur
Sylvain Gouguenheim

Sylvain Gouguenheim

Agrégé d’histoire, Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim s’est spécialisé dans l’histoire du monde germanique au XIIIe siècle, en particulier celle des chevaliers teutoniques. Il s’intéresse aussi aux liens culturels entre le monde byzantin et l’Europe latine.

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