Changer de camp – 14 volte-faces au XXe siècle. Entretien avec Étienne Augris

30 novembre 2024

Temps de lecture : 5 minutes

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Changer de camp – 14 volte-faces au XXe siècle. Entretien avec Étienne Augris

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Traitres, collaborateurs, opportunistes ou fidèles à leurs idéaux ? Pourquoi certains ont décidé de changer de camp ou de rompre avec les milieux dont ils sont originaires ? C’est l’objet du livre dirigé par Étienne Augris qui étudie quatorze volte-faces.

« Les régimes passent, la France reste. Parfois en servant un régime avec ardeur, on peut trahir tous les intérêts de son pays, mais en servant celui-ci on est sûr de ne trahir que des intermittences. » Ainsi Talleyrand, homme de tous les gouvernements et de toutes les compromissions, décrivait-il le XIXe siècle. Le XXe n’a rien à envier à son aîné : il comporte son lot de décisions à prendre, de gré ou de force. La paix ou la guerre contre l’Allemagne, la Résistance ou la collaboration, la France avec ou sans l’Algérie, avec ou sans de Gaulle, la Guerre froide, la gauche, la droite, l’extrême gauche et l’extrême droite : tous les retournements sont décrits dans ces quatorze histoires de « volte-faces » au XXe siècle, qui illustrent les moments de bascule de notre histoire collective.

Propos recueillis par Paulin de Rosny

Étienne Augris, (dir.), Changer de camp: 14 volte-faces au XXe siècle, Novice, 2024

P. de R. : Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste le projet général de votre livre Changer de camp, que vous avez dirigé au sein d’un collectif de 12 auteurs ?

É. A. : Ce projet est né d’une idée de Timothé Guillotin, notre éditeur, avec qui nous avons souhaité étudier les changements de camp à travers des figures emblématiques du XXe siècle en France. Nous avons cherché à comprendre comment, en temps de crise – et le XXe siècle en regorge – des trajectoires individuelles peuvent éclairer des dynamiques collectives, et réciproquement. Ces crises contribuent à remettre en question les choix des individus, qu’ils soient partisans, idéologiques, ou même plus intimes.

Notre réflexion a commencé autour de cette question : que nous apprennent ces volte-faces individuelles sur ces grands moments de bascule de l’histoire ? Nous nous sommes concentrés sur des crises majeures – la Première Guerre mondiale, les années 30, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’indépendance algérienne, la Guerre froide – et sur des trajectoires personnelles qui traversent ces moments charnières. L’idée était de voir comment ces périodes obligent des individus à reconsidérer leurs positions et à opérer des ruptures dans un contexte de bouleversement voire d’effondrement des repères.

P. de R. : Vous mentionnez quatorze trajectoires. Comment les avez-vous sélectionnées ? Quels critères ont guidé vos choix ?

É. A. : La sélection s’est faite progressivement, en tenant compte de plusieurs critères. D’abord, nous voulions couvrir plusieurs décennies du XXe siècle, en incluant des figures représentatives de chacune des grandes périodes de crise. Cela nous a conduit à inclure des personnages marquants comme Jacques Doriot ou Jacques Soustelle, mais aussi des figures moins connues, comme Robert Chantriaux ou Louis Vallon, respectivement traités par Alexandre Laumond et Jérôme Pozzi.

Ensuite, nous voulions montrer la diversité des trajectoires possibles. Certains personnages, comme Roger Garaudy, font des choix qui sont toujours difficiles à comprendre aujourd’hui. D’autres vont davantage dans le sens de l’histoire, comme Jacques Chevallier, que nous raconte Mehdi Mohraz, évoluant de l’Algérie française à un engagement pour l’indépendance algérienne, après avoir été confronté aux réalités de la colonisation en tant que maire d’Alger. Nous avons également inclus des figures emblématiques de la Résistance, comme Marie-Madeleine Fourcade, et d’autres plus controversées, comme Mathilde Carré, espionne connue pour ses multiples trahisons, dans un chapitre écrit par Romain Rosso.

P. de R. : Vous avez mentionné Roger Garaudy qui semble particulièrement complexe, traversant des changements idéologiques multiples. Comment avez-vous abordé cette figure dans le livre ?

É. A. : Roger Garaudy est sans doute l’un des personnages les plus déroutants de ce livre, étudié par Guy Konopnicki. Intellectuel influent, il est une des figures importantes du Parti communiste français. Dirigeant le centre d’études et de recherches marxistes, il est notamment chargé du dialogue avec les religions. Son exclusion du Parti en 1970 marque le début d’une série de basculements idéologiques qui le mèneront à embrasser, après le protestantisme de sa jeunesse, le catholicisme, puis l’islam. Au-delà de son parcours religieux, Garaudy s’engage aussi tour à tour dans l’écologie et le pacifisme, cherchant constamment à renouveler son engagement dans des causes qu’il perçoit comme universelles. Mais sa trajectoire bascule définitivement lorsqu’il publie des écrits négationnistes.

P. de R. : Les trajectoires que vous décrivez semblent souvent aller de la gauche vers la droite. Est-ce un phénomène récurrent ?

É. A. : Oui, c’est plutôt fréquent. L’historien Philippe Burrin insiste sur le rôle du désenchantement idéologique. À gauche, et particulièrement à l’extrême gauche, les individus portent souvent des idéaux forts de transformation sociale. Lorsqu’ils se heurtent à des échecs ou à des obstacles insurmontables, leur déception peut les conduire à un repli vers des positions opposées. Gustave Hervé, par exemple, raconté dans le livre par Julien Blottière, passe d’un socialisme antimilitariste virulent, symbolisé par son slogan « la crosse en l’air », à un nationalisme exacerbé.

Mais bien sûr, les trajectoires ne sont pas à sens unique ! D’autres figures, comme Marie-Madeleine Fourcade, dont le parcours est raconté par Véronique Chalmet, ou Claude Roy, sur lequel a travaillé Jean El Gammal, témoignent de basculements inverses, passant d’un milieu très conservateur, voire d’extrême droite, à un rôle central dans une Résistance aux idéaux progressistes. Jacques Chevallier, quant à lui, illustre une évolution motivée par une prise de conscience progressive des réalités de la colonisation. Ces trajectoires nous rappellent que le changement de camp peut s’opérer dans toutes les directions, et que chaque cas est unique.

P. de R. : Ces basculements semblent souvent mêler idéaux et circonstances personnelles.

É. A. : C’est en effet souvent un mélange des deux. Les crises bouleversent les repères idéologiques, mais elles révèlent aussi des conflits personnels, des désillusions ou des blessures. Prenons Jacques Doriot, par exemple. Issu d’un milieu ouvrier, il s’était engagé très jeune dans les Jeunesses communistes avant de devenir une figure montante du Parti communiste français dans les années 20. Il est exclu du Parti communiste en 1934 pour avoir proposé un rapprochement avec les socialistes. Mais cette exclusion est avant tout liée à une rivalité personnelle avec Maurice Thorez et à la méfiance de Moscou à son encontre. Les tensions sur la stratégie politique n’ont été qu’un prétexte. Il crée dès lors le Parti populaire français (PPF) qui emprunte à la fois au communisme, dans son organisation et sa rhétorique, et au fascisme, dans son idéologie et ses codes. Jacques Doriot est une figure fascinante de basculement extrême.

Un autre exemple, retracé par Mehdi Mohraz, est celui de Jacques Pâris de Bollardière, général décoré pendant la Seconde Guerre mondiale, qui s’oppose à la torture en Algérie avant de rompre avec l’armée. Ce choix, motivé par des convictions morales, reflète aussi une rupture personnelle avec un système, incarné par son ancien camarade de Saint-Cyr et supérieur, Massu, qu’il ne peut plus cautionner. Ces trajectoires montrent que les motivations derrière un changement de camp sont rarement uniquement idéologiques.

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P. de R. : Outre Doriot, vous avez écrit le chapitre sur Jacques Soustelle. Pouvez-vous nous parler plus en détail de sa trajectoire ?

É. A. : Jacques Soustelle a une trajectoire qui m’a beaucoup intéressée parce qu’il interroge le gaullisme et la personnalité de De Gaulle. Anthropologue reconnu, spécialiste des populations amérindiennes du Mexique, Soustelle est initialement proche de la gauche. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint la France libre et devient un collaborateur direct de De Gaulle. Après la guerre, il s’investit pleinement dans le gaullisme, mais son engagement pour l’Algérie française, là aussi fruit d’un basculement lié à son expérience sur le terrain en 1955, lui donne un autre objectif prioritaire. Tentant dans un premier temps de concilier la défense de l’Algérie française et le retour de De Gaulle, il rompt avec ce dernier en 1960, au moment où le nouveau président change de position sur la question algérienne. Soustelle estime alors que de Gaulle trahit le gaullisme en évoluant vers l’idée d’une indépendance algérienne, comme dans la pratique du pouvoir. Ce basculement, autant idéologique que personnel (la relation entre les deux hommes étant depuis plusieurs années très détériorée), illustre les tensions propres à cette période de crise.

P. de R. : Votre livre pose la question de la loyauté.

É. A. : C’est une des grandes questions de l’ouvrage. À qui et à quoi est-on loyal ? La loyauté peut se rapporter à une personne, à un parti, ou à des idéaux. Rester loyal, ou fidèle, à des idéaux peut impliquer de rompre avec un homme ou un parti. Ainsi, Jacques Soustelle se considère comme fidèle à une certaine vision du gaullisme, même lorsqu’il s’oppose à un de Gaulle qui incarne une sorte de « néo-gaullisme ». Ces trajectoires montrent en tout cas que la loyauté est une notion fluide, toujours en tension entre convictions personnelles et circonstances historiques.

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