Le ministre des Affaires étrangères a rendu public le 14 décembre 2021 un texte manifeste proclamant une révolution dans la conception des stratégies et méthodes de l’influence française, suivi d’un programme d’action pour la prochaine décennie. Le ministre Jean-Yves Le Drian estime qu’il y a « urgence à repenser le sens, les finalités et les outils de notre diplomatie culturelle et d’influence […] urgence à inventer la diplomatie d’influence française de demain ». Il constate que ce document « est la première doctrine consolidée » élaborée en ce domaine.
Il s’agit d’un livret de 72 pages comprenant la description des acquis de l’influence française traditionnelle fondée sur le rayonnement d’une civilisation, du partage de connaissances et savoir-faire, ouvrant la voie aux échanges politiques et économiques.
Suit une explication de son inadaptation actuelle et la présentation d’une nouvelle politique adaptée à un monde nouveau. Sa lecture le confirme par un changement total du vocabulaire qui est celui du marketing et de l’économie. Le ministre présente la diplomatie comme un « pilotage et une valorisation de la marque France ». On y parle de « produits » culturels, touristiques, alimentaires, de luxe, etc. Le mot d’ordre du programme : « Maintenir le désir de France en multipliant les offres de France. »
Les dix lignes de force
Le programme présente les dix lignes de force de la diplomatie française :
1- La promotion d’un nouvel humanisme au service des biens communs. 2- La lutte contre les dérèglements climatiques. 3- Favoriser la diversité, le plurilinguisme. 4- Prendre en charge la défense du principe de laïcité. 5- Agir pour l’égalité entre hommes et femmes. 6- Défendre la démocratie dans le monde. 7- Se dévouer principalement au continent africain et secondairement aux territoires indopacifiques et aux rives de la Méditerranée. 8- Multiplier les lycées en Afrique, accueillir un grand nombre d’étudiants étrangers, notamment d’Afrique, pour leurs études supérieures en France. 9- Se positionner partout où se fait l’influence, non pas dans les pays, mais dans les institutions internationales, ONG, sociétés, médias, colloques, think tanks internationaux, etc. 10- Investir pleinement le champ du numérique.
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Ces dix lignes de force se concrétisent par la définition de six priorités.
1- Mettre la langue française au service du plurilinguisme. 2- Développer des industries culturelles et créatives, l’enseignement, recherche, réseaux scientifiques au service des biens communs mondiaux. 3- Écouter la diversité du monde afin de s’en nourrir. 4- Favoriser la diplomatie des idées grâce au soutien des médias pour une information internationale accessible, pluraliste et de qualité. 5- Renforcer l’influence française dans le système multilatéral en attirant en France le plus grand nombre d’organisations et entités internationales. 6- Créer de nouveaux réseaux d’influence par le moyen du numérique.
Une révolution stratégique
L’idée majeure de la nouvelle diplomatie française est que « l’action d’influence ne doit plus être un monopole d’État, celui-ci étant devenu un acteur parmi d’autres ». Le ministre affirme dans son discours introductif « qu’il ne peut y avoir de soft power français sans l’Europe », leurs intérêts et finalités ne pouvant pas différer.
Le deuxième principe, fil rouge de ce manifeste : les intérêts de la France sont ceux de toutes les entités internationales, les organisations et juridictions institutionnelles internationales, ONG, Gafam, médias, entreprises, cercles, think tanks, congrès, colloques, œuvrant pour « un nouvel humanisme » et « la défense des valeurs sociétales ».
La troisième orientation forte est la « focalisation de l’influence sur l’Afrique ». Cette limite assignée et de principe donne l’impression d’une mission internationale accordée à la France envers ce continent, l’écartant de son jeu d’influence naturel qui est universel. Son action passe par la multiplication des lycées en Afrique, l’accueil massif de ses étudiants dans l’enseignement supérieur en France[1], et l’ouverture à une immigration massive.
Encourager l’allégeance plutôt qu’attirer les élites de l’art en France
En ce qui concerne le rayonnement artistique et culturel de la France, la mission de l’Institut français[2] maintient la direction prise il y a quarante ans par l’AFAA et Culture France : la promotion d’un art officiel français dans l’axe du haut marché new-yorkais, écartant la réalité de la diversité des courants artistiques en France.
Le ministre des Affaires étrangères présente comme modèle la création récente de la Villa Albertina conçue comme une Villa Médicis, mais située aux États-Unis. Selon lui, elle « permet aux artistes français de rayonner à New York et d’influencer la vie artistique américaine ». En réalité, ce séjour pensionné est aujourd’hui la suprême récompense faite à l’étudiant français ayant eu un parcours sans faute à l’École des beaux-arts. Il est plus exact de dire que c’est la seule chance pour un artiste français d’entrer dans le système du marché international et de devenir visible. C’est une forme d’allégeance à l’hégémonie artistique américaine plutôt qu’un geste magnanime de la France aux États-Unis. Depuis quatre décennies, il n’y a pour ainsi dire pas d’artistes français au top 100 des ventes aux enchères.
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En février 2021, l’annonce de l’installation de la Foire de Bâle au Grand Palais, à Paris, au détriment de la FIAC parisienne, semble être une application immédiate de la feuille de route du Quai d’Orsay. Ce coup de théâtre a été accompli avec le viatique du ministère de la Culture et de la présidence de la République : le parti pris a été de faire de Paris une place majeure de la globalisation artistique et un des jalons de la boucle New York – Hongkong – Miami. L’autre choix aurait pu être de s’appuyer sur la légitimité de Paris, place mondiale et historique, réunissant tous les courants de l’art. L’évolution depuis dix ans d’une atténuation de l’hégémonie américaine et l’apparition d’une pluri-polarité permet d’envisager une politique plus indépendante Aujourd’hui, c’est la Chine, dont le marché de l’art est classé en tête, qui a choisi de jouer la carte, jadis parisienne, de la diversité des courants, miroir de la réalité de l’art dans le monde.
Singularité d’un manifeste décrivant les ficelles de l’influence
La feuille de route aurait pu être une circulaire confidentielle destinée à la communication interne du ministère. Ce texte politique n’entre dans aucun genre connu, il prend la forme d’un manifeste politique, dont la diffusion est solennelle, destinée au monde. Sa composition, avec ses « dix lignes de force » et « six priorités » ressemble aux célèbres manifestes du xxe siècle. La différence étant que les injonctions ne sont plus révolutionnaires, mais moralisantes. Le contenu aussi est unique. Il mélange dogmes péremptoires et discours moralisants.
En 2021, la feuille de route formule cependant la doctrine politique d’Emmanuel Macron, exprimée dès le début de son quinquennat en 2017. Cette politique fut d’ailleurs immédiatement récompensée par l’indice mondial Soft Power 30 publié par le cabinet de conseil stratégique américain Portland[3]. La France s’est fait attribuer en 2017 et 2019 la 1re place de l’influence dans le monde. Elle était au 5e rang avant 2017[4]. La feuille de route fait d’ailleurs mention de cet hommage rendu aux récents progrès faits par l’influence française. L’objectif premier exprimé par Jean-Yves Le Drian est de « bâtir une mondialisation à visage humain ». Il existe d’ailleurs désormais au ministère des Affaires étrangères une direction générale de la mondialisation. L’ancien modèle français d’influence est aboli, le nouveau agira en relation avec les réseaux internationaux actifs en tous domaines. Ces puissances de réseau, hors-sol, sont néanmoins sans contrôle ni autre légitimité que leur discours moral et leur capacité de rémunération.
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[1] Les étudiants africains représentent 51 % des étudiants étrangers en France. Beaucoup ne retournent pas en Afrique et ne contribuent pas au développement de leur pays.
[2] Établissement public à caractère économique et commercial opérateur du ministère des Affaires étrangères et du Ministère de la Culture pour l’action culturelle extérieure à la France. L’Institut français a pris la suite en 2011 de Culture France.
[3] En collaboration avec le Centre de diplomatie publique de l’université de Californie du Sud. Les indices Soft Power 30 ont été réalisés entre 2015 et 2019. Le côté propagandiste y était très accentué. Ainsi les soft power cités en dernier étaient les Chinois et les Russes… toujours au-delà du 25e rang. Le relai est pris en 2020 par le Global Soft Power Index, agence anglaise financée et dirigée par un Chinois. Le nombre de pays analysés est désormais d’une centaine avec des critères un peu différents, aux résultats sensibles dans les classements.
[4] En 2019, l’Angleterre a été rétrogradée au 3e rang et les États-Unis au 5e. Il fallait alors encourager le président français, tancer Donald Trump, sanctionner le Brexit britannique.