L’avantage, avec les Américains, c’est leur franchise. Clairement, ils veulent punir la Russie pour l’agression de l’Ukraine. Leur plan se déroule comme ils le veulent : de lourdes sanctions pour la Russie ; une aide massive au pays agressé. L’Occident – essentiellement l’Europe, soudain ragaillardie, et l’OTAN, réveillée de son « coma » – a validé cette politique de rétorsion.
Première frappée, la Russie souffre, malgré les contournements mis en place, avec l’aide de la Chine et de l’Inde. Le niveau de vie des Russes baisse, l’inflation explose, les restrictions commencent. On peut toutefois penser que la résilience et la rusticité traditionnelles du peuple russe lui permettront de passer ce cap. « On a connu pire », entend-on souvent en Russie. Du côté européen, en revanche, l’avenir est sombre. Tous les pays ne seront pas frappés de la même façon, mais tous seront confrontés à une croissance en berne, une inflation galopante, la dégradation du niveau de vie, la perte de marchés extérieurs. Une fois retombée l’émotion liée à la guerre, sonnera l’heure de vérité. Pour rester fidèles à leur ligne antirusse actuelle, les dirigeants européens devront faire preuve de détermination. Quant à l’économie américaine, pas de souci : elle devrait échapper à l’onde de choc. Les Américains vendront encore plus, notamment en Europe : plus d’armements, d’énergie, de technologies, de céréales.
Après trois mois de guerre, l’Amérique a clairement choisi de s’engager bien au-delà de ce que souhaitait, à l’origine, une majorité de pays européens. Le président Joseph Biden veut entraîner son pays et l’Europe dans une guerre résolument morale, c’est-à-dire totale : faire triompher le « camp du bien » – la démocratie, les droits de l’homme, le système libéral. L’ennemi russe est devenu le diable. Il doit être battu, rayé de l’histoire, comme le furent, en leur temps, les Indiens d’Amérique, l’empire du Japon, Saddam Hussein, comme devait l’être Bachar al-Assad.
Biden a demandé à ses partenaires européens de se souder derrière l’Amérique, face au « camp du mal ». En qualifiant Poutine de « boucher » et de « criminel », il empêche toute issue diplomatique et verrouille la négociation de sortie de crise, ce qu’a pourtant réclamé, à quelques reprises, le président ukrainien Volodymyr Zelenski. Emmanuel Macron avait lui aussi choisi de garder le contact avec Moscou. Mais à trop hésiter entre le nécessaire dialogue avec la Russie et la solidarité euro-atlantique, son « en même temps » diplomatique n’a fait que laisser le champ libre au turc Reccep Tayyip Erdogan, autoproclamé négociateur en chef.
Le véritable objectif de l’Amérique est avoué : chasser Vladimir Poutine du pouvoir et mettre la Russie à genoux. Les 10 à 15 milliards de dollars déversés en Ukraine depuis 2014 et les 40 milliards promis en avril visent à faire de ce pays un nouveau porte-avions de l’OTAN, aux frontières mêmes de la Russie. Ce vieux projet de Washington, né au lendemain de la chute de l’URSS, se poursuit, malgré le risque évident d’escalade, qui pourrait aller jusqu’à l’emploi d’armes nucléaires. Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, a d’ailleurs mis en garde la Maison-Blanche contre ce danger.
L’Ukraine se transforme en champ de bataille américano-russe. Les armes et les renseignements fournis par l’Amérique ont réussi à faire dérailler, en partie, la machine de guerre russe. L’objectif stratégique des Américains est d’enliser puis de ruiner la puissance russe, pour mieux l’écarter du concert des grandes nations, quitte à miner aussi des pans entiers de l’économie européenne. Si l’intérêt de l’Amérique est de terrasser la Russie en se battant « jusqu’au dernier Ukrainien », l’Europe n’a aucun intérêt à se mettre au garde-à-vous devant Joe Biden. En jouant elle aussi l’escalade, elle pourrait entrer dans la guerre et perdre tout contrôle. La « vieille Europe », cette entité que Paul Valéry appelait « la partie précieuse de l’Humanité », doit retrouver le sens des réalités géopolitiques, travailler à mieux comprendre la Russie, son compétiteur stratégique, sans transformer Poutine en « ennemi absolu ». Plus que jamais, la sécurité et la souveraineté de l’Europe lui commandent de ne pas rejeter la Russie vers l’Asie.
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