Si les armes se sont tues depuis le cessez-le-feu du 10 novembre 2020, la guerre est loin d’être finie au Caucase. Après avoir mis la main sur 75 % des territoires contrôlés par la république autoproclamée de l’Artsakh (ex-Karabagh) et la quasi-totalité des centrales hydroélectriques de la région, les forces armées de Bakou lorgnent depuis plusieurs mois deux régions stratégiques de l’Arménie : le Ghegharkunik riche par sa mine d’or et le lac Sevan à l’est, et le Siunik (ou Zangezour) au sud. Une bande montagneuse ultra stratégique, que les Azéris considèrent comme une de leurs terres historiques et qui relie l’Arménie enclavée à l’Iran, coupant l’Azerbaïdjan de son exclave du Nakhitchevan.
Le matin du 12 mai, alors que Bakou menait des manœuvres non loin de la frontière arménienne, des unités de l’armée azerbaïdjanaise se sont infiltrées dans le territoire de la République d’Arménie, où elles ont pénétré sur 3,5 kilomètres de profondeur pour se positionner autour du lac Sev et sur les hauteurs du mont Ishkhanassar (3 550 mètres), point culminant de la région qui contrôle le Siunik et le corridor de Latchine. EIles ont également campé leurs tentes près des villages de Verin Shorja et Kut dans la province de Gegharkunik, sur des collines dominantes. Cette escalade de la tension intervient à un moment où le président Aliyev multiplie les pressions pour obtenir ce qui était mentionné dans le point 9 de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre : un corridor dans le sud de l’Arménie, que d’aucuns perçoivent avec crainte comme un projet panturquiste.
Dangereuse escalade aux frontières de l’Arménie
Pour Bakou, ces incursions dans le territoire arménien n’ont rien d’illégal ; il s’agit d’une simple rectification d’un tracé qui n’a jamais fait l’objet d’un consensus. Pourtant, les cartes soviétiques sont formelles et unanimes : les deux tiers du lac Sev se trouvent bel et bien en territoire arménien. Mais plutôt que de faire valoir la force, la Russie a pris en charge les négociations entre les deux armées ennemies qui pour l’heure n’ont abouti à rien. On apprenait le 20 mai que des soldats azerbaïdjanais poursuivaient leur avancée de 1,5 km en direction du village de Khoznavar dans la région de Syunik en direction de Sissian, goulot d’étranglement où le territoire arménien est plus vulnérable à une percée turco-azérie.
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Le 25 mai, un soldat arménien était abattu lors d’une escarmouche. Deux jours plus tard, six militaires arméniens étaient capturés dans la nuit par les forces azerbaïdjanaises. De sources arméniennes, ces soldats accomplissaient des « travaux de génie » dans le district de Guégharkounik, à proximité de la frontière, mais toujours sur le territoire de la République d’Arménie.
Les États-Unis, la France, le Canada ont fait part de leurs profondes inquiétudes face à ce qui a tout d’un acte de guerre, sans qualifier pourtant comme tel ce casus belli. Des ambassadeurs d’une dizaine de pays membres de l’UE se sont rendus sur place pour constater de visu les mouvements des troupes azéries perchées sur les hauteurs stratégiques. L’ambassadeur de France en Arménie, Jonathan Lacôte, a cru bon de poster un poème nationaliste de Hovhannès Chiraz sur sa page Facebook avec une photographie de l’Ararat en arrière-plan. À Erevan, les analystes les plus lucides ont fait savoir que l’Occident n’interviendra pas dans ce qui s’apparente à une redite des événements tragiques de l’année 1920 où l’Arménie exsangue, attaquée par la Turquie kémaliste, fut partagée entre Russes et Turcs.
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C’est un constat, aucune chancellerie occidentale n’a jugé bon d’évoquer la possibilité d’une intervention militaire dans le cadre d’un mandat de l’ONU. Option fort improbable dans la perspective d’un véto russe au conseil de sécurité.
Pendant ce temps, des renforts des contingents de la base militaire n°102 de Gumri ont été redéployés dans des villages frontaliers du Siunik et du Gegharkunik. Gage de sécurité pour une population prise le couteau sous la gorge. La Russie a également annoncé qu’elle allouerait 3,2 millions de dollars de son budget à la reconstruction de certaines infrastructures et de routes d’approvisionnement dans les villages limitrophes où sont basés les postes militaires russes. Le fait que l’Arménie n’ait pas choisi de solution militaire jusqu’à présent est peut-être lié à l’emplacement des troupes russes positionnées sur certains points de la frontière. Ce qui n’empêche pas Bakou de continuer à jouer avec les nerfs des Arméniens en accroissant une pression psychologique continue. Le ministère azerbaïdjanais de la Défense vient de conclure des exercices militaires en étalant sa force de frappe : 15 000 militaires, 300 chars et autres véhicules blindés, 400 missiles et systèmes d’artillerie de divers calibres, plusieurs systèmes de lancement de roquettes et de mortiers, 50 avions de combat, sans oublier les fameux drones qui firent la différence lors du dernier conflit.
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Situation explosive en Arménie
Alors que la campagne pour les législatives anticipées bat son plein, la polarisation entre partisans du Premier ministre démissionnaire Nikol Pachinian, très affaibli, et ceux de l’ancien président Robert Kotcharian, son ennemi juré, prend une tournure plus inquiétante à chaque revers face à l’Azerbaïdjan. Ce climat des plus délétères est entretenu par des révélations quasi quotidiennes, vraies ou fausses, qui portent un lourd discrédit sur l’actuelle équipe aux commandes du pays. La dernière en date provient de l’ancien ambassadeur d’Arménie au Vatican, Mikayel Minasian. Ce dernier, qui est également gendre de l’ancien président Serge Sargsyan, a laissé fuiter un document « secret » le 19 mai : un texte en russe indiquant que l’Arménie allait signer avec la Russie et l’Azerbaïdjan un accord sur la démarcation de la frontière arméno-azerbaïdjanaise. Le facteur clé de l’accord est la création d’une commission conjointe entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour la démarcation des frontières sous l’égide d’une commission présidée par la Russie qui se tiendrait le 30 juin prochain. Si ce plan présenté, par un Nikol Pachinian visiblement désemparé, comme étant 100% favorable à l’Arménie, les médias arméniens ont surtout retenu le danger qui pèse sur le pays du fait de la rétrocession d’anciennes enclaves azéries situées dans la région du Tavush au nord-est et dans la plaine de l’Ararat, en échange de l’ancienne enclave arménienne d’Artsvachen. Cette dernière, indéfendable en l’état, présente un intérêt stratégique mineur ; il en est tout autre pour les anciennes enclaves appartenant à l’Azerbaïdjan soviétique. Toutes sont situées le long de deux axes vitaux pour l’Arménie : la route de la Géorgie, et la route du sud qui va vers l’Iran via le Siunik.
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L’OTSC, une coquille vide
La majorité des députés ont voté contre ce document. Mais Pashinian, qui n’avait pas cru bon d’en informer son ministre des Affaires étrangères, qui a finalement démissionné le 27 mai, a promis de le signer. Notons au passage que, selon l’article 205 de la Constitution, « tout changement territorial de la République d’Arménie doit être validé par référendum ». Pour faire pression sur l’Azerbaïdjan, le 13 mai, l’Arménie a officiellement présenté une requête auprès de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire de six anciens États soviétiques dirigée par la Russie. Or, cette dernière qui n’a de sécurité collective que le nom a cherché à gagner du temps, se perdant dans des détails byzantins : faut-il invoquer l’article 2 qui désigne le grignotage du territoire arménien par l’Azerbaïdjan comme une menace ou l’article 4 qui est un acte de guerre ? Ce faisant, cette organisation inféodée à Moscou et dont l’écrasante majorité des membres ne fait pas mystère de leur proximité avec Bakou a cherché à jouer la montre, tout en faisant étalage de son inutilité. Turcophones, le Kazakhstan et le Kirghizistan entretiennent des relations culturelles et énergétiques avec l’Azerbaïdjan, tandis que la Biélorussie, autre membre de l’OTSC, est un partenaire stratégique de premier ordre de l’Azerbaïdjan. Minsk a dépêché à Bakou son ministre de la Défense pour conclure un nouvel accord, alors qu’en 2018 la Biélorussie avait vendu à l’Azerbaïdjan un lot d’armes, notamment le système de lance-roquette Polonez utilisé contre les forces arméniennes pendant la guerre d’Artsakh de 2020.
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Que cherche l’Azerbaïdjan ?
Vu de Bakou, le chaos politique et moral dans lequel est plongée l’Arménie présente une belle occasion pour pousser un adversaire affaibli dans ses ultimes retranchements. Les forces armées azerbaïdjanaises poursuivent d’autant plus facilement leur pénétration en Arménie où le nombre de gardes-frontières arméniens est trop faible pour garder la nouvelle frontière de facto depuis le dernier cessez-le-feu. Les Azéris s’invitent également dans la campagne électorale en accentuant une pression maximale, persuadés qu’il n’y aura pas de riposte de la part de l’adversaire.
Maniant la carotte et le bâton, le président Aliyev évoque dans ses entretiens avec la presse internationale la possibilité d’une relation commerciale apaisée avec l’Arménie, à condition que cette dernière renonce à toute revendication sur le statut du Karabagh où un embryon d’administration arménienne se maintient malgré tout. Aussi, tout est bon pour maintenir une pression maximale sur Erevan, à commencer par garder arbitrairement les quelques 200 prisonniers politiques arméniens, détenus dans des conditions insoutenables. L’autre inconnue qui se pose est la contrepartie que Moscou pourrait accorder à Bakou en échange du maintien et du renouvellement de son contingent de 2 000 soldats au Karabagh. Dans cette optique, la Turquie a aussi son mot à dire en sa qualité de co-parrain de l’accord de cessez-le-feu de novembre. Quelle peut être enfin la ligne rouge (à supposer qu’il y en ait une) fixée par la Fédération de Russie ? Moscou ne considère-t-elle pas la frontière arméno-iranienne gardée par ses troupes depuis l’accord bilatéral de 1992 comme sa propre frontière ?
L’Iran et l’Inde aux côtés de l’Arménie
Les relations arméno-iraniennes sont fondées sur des intérêts géopolitiques convergents. La coopération économique avec l’Iran est vitale pour l’Arménie, tandis que Téhéran pourrait utiliser l’Arménie comme voie économique pour s’ouvrir aux marchés européens. Ce qui explique pourquoi l’Iran est l’une des puissances régionales qui est la plus concernée par les développements dans le Siunik, qu’elle considère d’une indéniable importance géoéconomique. La réponse de Téhéran aux empiétements de la frontière azerbaïdjanaise a été immédiate et claire.
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Certes, Téhéran a adopté pendant la guerre de l’automne 2020, une attitude plus que timorée, symptomatique de la perte de son influence dans le Caucase du Sud et de la nécessité de ménager les Azéris (qui représentent un gros tiers de la population iranienne). Prenant acte du nouveau statu quo, l’Iran a rapidement fixé ses lignes rouges : toute modification le long des 35 kilomètres de sa frontière septentrionale avec l’Arménie au profit de l’axe Bakou Ankara représente une menace sérieuse pour la sécurité nationale de la République islamique, qui se retrouverait à la merci des Turco Azéris pour acheminer son commerce extérieur vers la l’Europe et la Russie. Cette inquiétude est alimentée aussi par la possibilité d’un réveil nationaliste de la population iranienne d’ethnie azérie, galvanisé par la nouvelle donne géostratégique, au sein de ses frontières. Tandis que les Azéris poursuivaient leur pénétration dans le territoire arménien, des avions de reconnaissance iraniens survolaient la frontière arméno-azerbaïdjanaise.
Parallèlement, des visites de hauts responsables iraniens se sont intensifiées depuis le 24 mai, avec le déplacement à Erevan du ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, pour évoquer des projets de renforcement des relations commerciales entre les deux pays notamment, les infrastructures frontalières en vue de renforcer leurs capacités de transit.
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Le président de la chambre de commerce arméno-iranienne Hervik Yarijanian a déclaré le 15 mai que la zone de libre-échange entre les deux pays ouvrira bientôt ses portes avec la perspective d’une hausse conséquente du commerce bilatéral où Erevan et Téhéran espèrent atteindre le milliard de dollars. Rappelons qu’en juin prochain, l’Iran entamera officiellement des négociations avec l’Union économique eurasienne (UEE) pour sa demande d’adhésion complète. L’Arménie est le principal négociateur en faveur de l’adhésion à part entière de l’Iran. Ces dernières semaines, lors de leurs échanges fréquents, diplomates arméniens et iraniens parlaient de la nécessité de créer un « couloir de transport » transitant par l’Arménie qui relierait les ports du littoral iranien du golfe Persique à ceux de la mer Noire, un projet défendu par l’Inde, pays ami de l’Arménie et en froid avec l’Azerbaïdjan, allié et partenaire stratégique du Pakistan. Rien d’étonnant si New Delhi a haussé le ton, se joignant à l’Iran dans un message peu diplomatique adressé à l’Azerbaïdjan, lui sommant de « retirer immédiatement ses troupes d’Arménie » et de « s’abstenir de toutes nouvelles provocations ».
D’un point de vue indien, tout conflit militaire dans le sud de l’Arménie constitue une menace pour la sécurité du couloir de transport international Nord-Sud soutenu par New Delhi et Téhéran. Si Bakou parvient à annexer les sept villages du Tavush, naguère sous la juridiction de l’Azerbaïdjan soviétique, les Azéris contrôleront toutes les routes internationales d’Arménie.
Selon l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre, l’Azerbaïdjan fournira une liaison de transport pour l’Arménie (via son exclave du Nakhitchevan, bien que la région ne soit pas mentionnée). Ce faisant, l’Azerbaïdjan contrôlera les activités commerciales le long de la frontière arméno-iranienne. La déclaration trilatérale mentionne également que l’Arménie fournira une « liaison de transport » vers l’Azerbaïdjan (probablement via le Siunik) mais sera gardée par les forces russes, et que la Russie (et non l’Arménie) exercera un contrôle sur les transports. Désormais, si « l’accord » de démarcation de la frontière est signé, l’Azerbaïdjan commencerait à exiger publiquement l’annexion des sept anciennes enclaves soviétiques azerbaïdjanaises du Tavush, visant ainsi à contrôler la route reliant la Géorgie à l’Arménie. Les activités commerciales de l’Arménie dépendraient ainsi entièrement du bon vouloir de l’Azerbaïdjan. Autant de raisons qui expliquent le regain de tensions au Siunik, profitant de la situation intenable de Nikol Pachinian qui s’accroche mordicus à son fauteuil de Premier ministre et prêt pour cela à avaler toutes les couleuvres.
On l’aura compris, qui tient le Siunik, tient l’Arménie. L’Azerbaïdjan n’a pas intérêt au rapprochement arméno-iranien et poursuivra ses efforts pour déstabiliser cette épine dorsale arménienne déterminante pour l’avenir des routes commerciales de la région et de l’avenir de toute une aire située aux confins des tectoniques des plaques géopolitiques eurasiatiques.