Carthage, Troie et les larmes de Scipion. Hommage à Marie-Rose Guelfucci 

28 mai 2023

Temps de lecture : 15 minutes

Photo : Reconstruction moderne de la Carthage punique. Le port circulaire à l'avant est le Cothon, le port militaire de Carthage, où tous les navires de guerre de Carthage (Biremes) étaient ancrés. Wiki Commons

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Carthage, Troie et les larmes de Scipion. Hommage à Marie-Rose Guelfucci 

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Helléniste, traductrice, professeur des Universités, Marie-Rose Guelfucci (1954-2022) fut une passionnée ardente de la Grèce et de son histoire. Décédée en décembre 2022, elle laisse une œuvre et une lecture des textes toujours actuelles. Olivier Battistini lui rend ici hommage.

Marie-Rose Guelfucci a été professeur en langues et littérature grecques, Université de Franche-Comté, Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité (ISTA), ancienne élève de l’ENS (1974-1978), agrégée de lettres classiques (1977), pensionnaire de la Fondation Thiers (1985-1988). Ses domaines de recherche étaient l’histoire et l’historiographie grecques (Thucydide, Polybe, Diodore), la philosophie politique et la philosophie de l’histoire et la tradition de la pensée politique (Machiavel, Montesquieu). À l’ISTA, elle s’est intéressée aux relations hégémoniques, au processus de marginalisation ou de dépendance politiques, aux relations diplomatiques, a étudié les liens étroits entre philosophie politique, philosophie de l’histoire et mise en forme de l’histoire, et a travaillé sur la transmission des textes et sources antiques : la constitution des traditions fragmentaires, l’étude de leurs réception et/ou traductions. Récemment, elle avait participé, dans ce domaine, à l’établissement de banques de données…

Sa finesse dans la façon de travailler et de comprendre les textes grecs essentiels, sa patience méthodique dans leur analyse et son élégance dans les conclusions qu’elle en tirait, étaient en harmonie belle avec sa modestie, sa discrétion et son sens de la rigueur le plus exigeant.

Ce texte que nous proposons, en hommage, est révélateur de la passion qui l’animait. 

Il est extrait du Dictionnaire des lieux et pays mythiques, ouvrage dirigé par Olivier Battistini, Jean-Dominique Poli, Pierre Ronzeaud et Jean-Jacques Vincensini, publié par les éditions Robert Laffont, « Bouquins », en 2011. 

Nous remercions les éditions Robert Laffont pour leur autorisation de publication.

Olivier Battistini

Carthage, Troie et les larmes de Scipion

Pour Rome, la destruction de Carthage reste un symbole et peut-être un remords : dans la Vie qu’il lui consacre, Plutarque cite la réponse de Marius au gouverneur qui le chasse de sa province : « Tu diras à Sextilius que tu as vu Caïus Marius, banni de son pays, assis entre les ruines de la ville de Carthage », et la commente ainsi : « par laquelle réponse il mettait sagement au-devant des yeux de ce Sextilius l’exemple de la ruine de cette puissante cité, et la mutation de sa fortune, pour l’avertir qu’il lui en pouvait bien autant advenir » (Vie de Marius, LXXIII, trad. J. Amyot).

Plus encore que le sac et l’incendie de Corinthe qui, la même année 146, mettront fin à la guerre d’Achaïe, la capitulation de Carthage est marquée, si l’on en croit Appien, notre source essentielle, par des atrocités : une fois maître du Cothon, le port principal de Carthage, puis de la Grand-Place, en contrebas de la citadelle de Byrsa où la majeure partie de la population a trouvé refuge, Scipion Émilien, en mars ou en avril du printemps 146, lance l’assaut final, par les trois rues qui partent de la Grand-Place et convergent vers l’acropole. Six jours et six nuits durant, c’est une terrible guerre qui se livre dans les rues comme sur les toits des immeubles à six étages, la population cherchant coûte que coûte à empêcher la progression des légionnaires, ces derniers s’assurant de chaque édifice au moyen de passerelles jetées d’un toit à l’autre en travers des rues, larges de cinq à six mètres. 

Scipion, la citadelle prise, fait simultanément incendier les trois rues, ordonnant à d’autres troupes, les lithologoi, les « pionniers » selon la très précise traduction de P. Goukowsky, les « nettoyeurs de rues » comme les désigne S. Lancel (Carthage (1992), p. 445), de les déblayer des décombres des immeubles incendiés, décombres avec lesquels sont emportés les morts comme les blessés. Le septième jour, cinquante mille personnes, du moins selon Appien, sortent du sanctuaire d’Asclépios (le temple d’Eshmoun) et demandent à Scipion la vie sauve, tandis que moins d’un millier de transfuges, le gouverneur de Carthage, Hasdrubal, sa femme et ses enfants, se réfugient dans l’enceinte sacrée du sanctuaire, puis dans le temple du dieu, puis, toujours selon Appien, sur son toit. Tandis qu’Hasdrubal se rend à Scipion, les transfuges incendient le temple et se jettent dans les flammes, la femme d’Hasdrubal, qui a fui, fait de même, avec ses enfants (Appien, VIII, 128-131). L’incendie de Carthage, mise au pillage, dure encore dix jours. 

Certes, le texte de Polybe, présent à Carthage aux côtés de Scipion et donc témoin oculaire des événements, est très fragmentaire ou entièrement perdu, et celui d’Appien, outre qu’il ne se fonde pas directement sur lui, n’est pas non plus sans renvoyer à des topoi littéraires obligés ; mais les fouilles archéologiques, qui ont mis à jour des ossements humains recouverts par des blocs de pierre, au niveau du carrefour de deux des rues, ou des charniers, à proximité (S. Lancel, Carthage), confirment pourtant certaines données. L’on peut donc penser que Scipion Émilien, s’il ménage ses troupes en les faisant relever « pour leur éviter l’épuisement dû à l’insomnie, à la fatigue, au massacre et à ces spectacles répugnants » (Appien, VIII, 130, trad. P. Goukowsky), exécute sa mission sans faille et comme il le doit. Aussi sa réaction n’en est-elle que plus inattendue quand, au spectacle du brasier qui détruit la puissante cité, il fait évidemment part à Polybe de la satisfaction que lui donne la victoire, mais aussi de ses craintes pour l’avenir de sa propre cité : « C’est un beau jour, Polybe, mais la crainte que j’éprouve, je ne sais pourquoi, me fait voir le moment futur où un autre donnera cet ordre (touto to paraggelma) au sujet de notre propre patrie » (Polybe, XXXVIII, 21).

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Diodore et Appien permettent de compléter le passage très mutilé de Polybe : à une différence près dans l’ordre d’exposition, Scipion, chez Diodore comme chez Appien, verse des larmes et dit les vers mêmes par lesquels, dans l’Iliade, Agamemnon, en IV, 164-165, puis Hector, en VI, 448-449, prédisent la chute de Troie : « Un jour viendra où c’en sera fini de la sainte Ilion, / et de Priam, et du peuple de Priam à la bonne lance de frêne ». Chez Diodore (XXXII, 24), ce sont les larmes de Scipion devant l’incendie de Carthage qui suscitent la question de Polybe et, en réponse, l’aveu de ses craintes pour l’avenir de Rome et la citation ; chez Appien au contraire, qui résume la scène au style indirect, Scipion, méditatif et les larmes aux yeux, cite l’Iliade ; à Polybe qui s’étonne, il fait part de ses craintes pour sa propre patrie. 

Quoi qu’il en soit, cette scène étonnante d’un proconsul romain qui, au jour même de sa victoire, évoque le sort mythique de Troie en pleurant sur l’ennemie défaite, a été beaucoup reprise, beaucoup commentée (avec une mise au point faite par A. E. Astin dans l’une des annexes de son livre sur Scipion Émilien, Scipio Aemilanus, Oxford, 1967, « Scipio’s Tears at Carthage », p. 282-287), souvent aussi surinterprétée. Mais si l’on se reporte au récit, si fragmentaire qu’il soit, que fait Polybe de la troisième guerre punique et sur lequel reposent, entièrement ou en partie, les textes postérieurs, l’attitude du fils de Paul Émile, du petit-fils adoptif du grand Scipion, de celui qui, à dix-huit ans, demanda à Polybe, affecté à la maison de Paul-Émile comme précepteur de ses enfants, de l’aider à devenir celui qu’il voulait être (XXXI, 24), s’inscrit très précisément, au contraire, dans la philosophie politique et la philosophie de l’histoire que l’historien grec exprime dans son œuvre, a transmise à Scipion Émilien et cherche à enseigner à ses lecteurs. Polybe commente les paroles de Scipion et les craintes qu’il exprime : « Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d’un homme d’État et plus profonde que celle-là. Être capable, à l’heure du plus grand triomphe, quand l’ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d’un renversement du sort, de ne pas oublier, dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d’un grand homme, qui atteint à la perfection, d’un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié » (trad. D. Roussel). 

La leçon est certes un classique de la pensée grecque, déjà présente chez Hérodote (I, 86), dans la tragédie, dans le traité de Démétrios de Phalère, Sur la Fortune, auquel Polybe se réfère par ailleurs (XXIX, 21). Mais Scipion Émilien doit non seulement à son éducation, mais encore à l’exemple paternel (XXIX, 20) ou à ses tuteurs, Polybe ou le philosophe Panaitios, lui aussi présent à Carthage à ses côtés, cette retenue dans la victoire : d’après ce dernier, Scipion avait coutume de dire qu’il fallait plier sous le joug de la raison les hommes trop présomptueux et exaltés par leurs succès, comme l’on discipline des chevaux après de nombreuses batailles (Cicéron, De officiis, I, 26, 90), et cette comparaison animale, à laquelle Polybe lui-même a volontiers recours (X, 26, 8 ou XXI, 15, 9), renvoie sans doute à une formation – et à des conversations –, plus quotidienne, celle de l’homme de bien et de l’homme d’État. 

C’est que, sans aller jusqu’à montrer l’annonce bien prématurée du déclin de Rome ou d’un programme politique ultérieur du proconsul romain, comme on les a parfois interprétées, les inquiétudes de Scipion pour Rome ou ses larmes sur Carthage n’en ont pas moins valeur de mise en garde. Si l’on se reporte, en effet, aux notations du texte de Polybe, tout fragmentaire qu’il est, en précisant la situation par d’autres sources, l’on perçoit nettement que l’attitude de Rome à l’égard de Carthage et le sort qu’elle lui inflige représentent pour Rome un double risque, celui d’une dérive vers un exercice de l’autorité politique à fin exclusivement intéressée, celui d’une remise en cause et d’une déstabilisation de son propre pouvoir.

La déclaration de guerre elle-même, en 150, relève de la prophasis, du prétexte : l’année qui précède concorde avec le dernier terme du tribut imposé à Carthage par le traité qui suivit la défaite d’Hannibal à Zama, dix mille talents payables en cinquante annuités, alors même que la fin de la guerre contre les Celtibères, en 152-151, libère Rome du souci d’avoir à combattre sur ce front. Dans la situation politique en Afrique, marquée par les constants conflits territoriaux qui opposent Massinissa, le roi numide, à Carthage, exaspérée par ses annexions successives, ce sont vraisemblablement moins l’ambition de conquête et la puissance grandissante du souverain massyle que la prospérité et la puissance renaissantes de Carthage qui alarment le Sénat. 

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Polybe fait certes valoir l’autorité politique du roi numide, qu’il a lui-même rencontré (IX, 25), comme la prospérité économique de son royaume, en lui attribuant d’ailleurs, dans l’introduction de l’agriculture en Numidie, un rôle qu’il n’eut peut-être pas (XXXVI, 16, 7-8) ; mais Massinissa, établi aux dépens de Carthage par Rome elle-même, après Zama, a été constamment et partialement favorisé dans les différents arbitrages qu’elle est appelée à rendre, parce qu’elle y voit son intérêt (Polybe, XXXI, 21) ; très âgé – il meurt à la fin de 149 –, il se montre, surtout, un allié soucieux de l’appui romain, par dévouement ou, plus sûrement, par prévoyance politique : c’est ainsi qu’il désigne Scipion Émilien comme exécuteur testamentaire (XXXVI, 16, 10), avec toute latitude pour procéder au mieux à un partage entre ses trois fils. Nos sources, en revanche, s’accordent sur la crainte que, dès 153 ou 152, au moment de la guerre contre les Celtibères, la situation apparemment florissante de Carthage (cultures, équipements, richesse, armes et nombreuse jeunesse, selon Appien, VIII, 69, Plutarque, Cat., 26) inspire à Caton et aux autres membres de l’ambassade romaine, précisément appelés pour arbitrer un conflit entre Massinissa et Carthage. 

L’on connaît par Plutarque l’anecdote de la figue apportée au Sénat pour illustrer la proximité du danger punique (Cat., 27.1-2) ou l’inlassable prise de position de Caton sur la nécessaire destruction de Carthage. Mais le parti de la guerre n’est pas prépondérant à Rome. Même si les motifs qui auraient été allégués par Scipion Nasica, le gendre même du grand Scipion, pour s’opposer à Caton (Plutarque, Cat., 26-27, 4) sont probablement reconstitués à date plus tardive, le Sénat, approuvé par Polybe dans son commentaire, se refuse à déclarer la guerre en l’absence d’une raison déterminante aux yeux de l’opinion étrangère (XXXVI, 2). 

Quand Carthage, ulcérée par une nouvelle incursion de Massinissa sur son territoire et gouvernée par un parti favorable à l’intervention armée contre le Numide, livre contre le roi (et malgré la clause du traité de 201 qui lui interdit d’engager une guerre, même défensive, sans l’accord du Sénat romain) une bataille qu’elle perd, Rome commence à mobiliser tandis que Carthage condamne à mort les responsables politiques, change de gouvernement et envoie à Rome des plénipotentiaires. Ces derniers, la cité d’Utique ayant fait défection et s’étant livrée aux Romains, ne peuvent que faire, comme Utique, acte de deditio (Polybe, XXXVI, 3). 

Pourtant, c’est sans doute parce que Rome a généralement adopté, par le passé, une interprétation clémente et politiquement efficace de la deditio, que l’historien est obligé d’en rappeler à ses lecteurs, en prélude à ce qui suit, la signification littérale : « Les gens qui se livrent à la discrétion des Romains leur remettent leur territoire avec les villes qui s’y trouvent, toute la population – hommes et femmes – des campagnes et des villes, les cours d’eau, les ports, les sanctuaires et les tombeaux. Bref les Romains deviennent les maîtres de tout et ceux qui se rendent n’ont plus rien » (trad. D. Roussel). Aux plénipotentiaires carthaginois, le Sénat demande d’envoyer trois cents otages à Lilybaion, en Sicile, et d’obéir aux consuls (Polybe, XXXVI, 4). 

Les Carthaginois, quoiqu’inquiets pour leur ville, obtempèrent et Polybe lui-même, appelé à Lilybaion par le consul M. Manilius et qui a accepté de s’y rendre, apprend à Corcyre, alors même qu’il est en route, que les Carthaginois ont livré les otages et ne font aucune opposition ; persuadé que la guerre est finie, il rentre chez lui (XXXVI, 11) et ne reviendra que pour conseiller Scipion sur les opérations de siège. En fait, au printemps 149, les consuls Manilius et Censorinus, débarqués à Utique avec leurs troupes, exigent, dans un premier temps, la livraison de toutes les armes, acceptée par le sénat carthaginois et témoignage manifeste de la prospérité de la cité (Polybe, XXXVI, 6). Mais, dans un second temps, l’interprétation littérale qui leur est donnée de la deditio (évacuation de la ville et reconstruction loin de la mer, à quatre-vingts stades (Appien, VIII, 81, 378), loin aussi des sanctuaires et des nécropoles) déchaîne la colère des Carthaginois, résolus à tenter le tout pour le tout (Polybe, XXXVI, 7) ; tandis que le sénat carthaginois libère les esclaves, la population s’emploie à se donner les moyens d’une longue résistance, les femmes offrant leur or (Diodore, XXXII, 9), leurs cheveux pour fabriquer des ressorts, hommes et femmes transformant en arsenaux improvisés tous les endroits publics un peu spacieux et jusqu’aux sanctuaires, (Appien, VIII, 93, Strabon, XVII, 3, 15). 

En Grèce, ces conditions inexorables et disproportionnées suscitent aussi des réactions et des controverses : à ceux qui approuvent l’intelligence politique dont font preuve les Romains en supprimant une menace pour leur hégémonie, s’opposent ceux qui critiquent la rigueur romaine, signe d’un appétit de domination analogue à l’attitude tyrannique d’Athènes ou de Sparte, par le passé, et d’une « nouvelle politique » ; d’autres, tout en reconnaissant d’ordinaire à Rome les qualités d’une nation de citoyens (la loyauté dans la guerre, le refus de la fourberie), blâment, cette fois, la dissimulation des fausses promesses, propre aux États despotiques, leur perfidie et leur impiété ; d’autres, enfin, adoptent une position légaliste : Rome n’a rien fait qu’elle n’eût le droit de faire. Si Polybe fait un compte rendu sans commentaire, sinon celui, laconique, qui conclut le passage : « Sur Rome et Carthage, voilà donc ce qui se disait » (XXXVI, 9), dans un autre contexte, il nuance toutefois cet apparent détachement (XXXVIII, 1) ; de même, si, en XXXVI, 9, il ne tranche pas, certains des arguments qu’avancent les Grecs renvoient à ses propres convictions : le regret du recours aux manœuvres perfides (XXXVI, 9, 9 et 10, mais aussi XIII, 3, 7 et XXVIII, 18), le risque de croire que la suprématie politique permettrait d’oublier les maximes qui en ont assuré la conquête et autoriserait la rigueur inflexible (XXXVI, 9, 5 et X, 36, 5), le rappel du danger fatal à tout pouvoir, la volonté de puissance (XXXVI, 9, 5 et VI, 48, 8 ou XXIV, 13, 2), qui peut insidieusement transformer un État politique, à l’autorité reconnue et digne de confiance, en tyrannie, à subir ou à combattre (XXXVI, 9, 11 et V, 11, 6 ou VI, 6). 

Or c’est exactement le sens de l’alternative que, au retour de leurs plénipotentiaires, Magon le Bruttien propose à ses concitoyens, inquiets sur les intentions de Rome, (XXXVI, 5) : obtempérer à tout puisque Carthage a aliéné ses droits en se rendant à merci ou, si les exigences de Rome dépassent toute mesure, soutenir la guerre et tout endurer. Polybe approuve ces paroles (XXXVI, 5), « courageuses et adaptées à la situation (andrôdesi kai pragmatikois) ». 

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D’un point de vue théorique, cette fois, Polybe, au livre VI des Histoires, définit le facteur interne de dégénérescence de tout pouvoir politique, la pleonexia, la volonté des gouvernants (hommes politiques ou États) de posséder toujours plus, de faire valoir leur intérêt particulier au détriment de l’intérêt général. Comme Philopœmen, son maître en politique, il sait aussi que tout homme ou État dotés d’autorité tendent vers la tyrannie, mais que, tant que les formes du droit sont respectées – et si grand soit le risque –, rien n’est encore perdu ; l’on peut toujours tenter de faire valoir ses droits (XXIV, 13). Il existe, selon lui, deux palliatifs à l’inévitable dégradation du pouvoir, le maintien, autant que possible, d’un équilibre des forces qui constituent celui-ci, l’éducation par la leçon de l’histoire, avec l’exemple des erreurs faites ou, à l’inverse, la constitution de modèles. 

Or, dans la mise en valeur de la conduite politique requise, trois qualités, aussi bien morales que politiques, concourent à freiner le processus de dégénérescence, la tempérance et le courage chez tous, la tempérance, le courage et la magnanimité (sous sa double nature de désintéressement et de propension à la clémence) chez le détenteur de l’autorité, homme ou État. C’est tout le sens de la formation de Scipion Émilien à ces trois vertus essentielles, telle que Polybe la conduit et l’expose (XXXI, 25-30). 

Mais pour Scipion comme pour tout responsable ou pour tout État, ces qualités morales, nécessaires dans l’exercice politique, doivent aussi être connues et reconnues comme telles, d’où la paradoxale mise en valeur de la doxa, la réputation incontestée de tempérance, de magnanimité, de courage, que s’acquiert Scipion. Car loin de tout artifice, celle-là se révèle fondamentale dans la société romaine et capitale en politique : ce n’est que parce qu’elle est pleinement reconnue et acceptée par ceux, peuples ou États sur qui elle s’exerce, que l’autorité du pouvoir, utile à l’intérêt collectif, peut rester stable. 

Dans le cas de Rome, Polybe fait donc apparaître, au-delà de la position légaliste, le danger potentiel, l’intolérable situation de fait à côté du droit des Romains ; mais ce n’est pas un jugement définitif qu’il recherche, mais bien une leçon et une matière à réflexion pour ses lecteurs, les hommes politiques plus particulièrement, pour qu’ils jaugent la situation (VI, 9, 10-12) et réforment la conduite politique, un seul homme pouvant toujours, selon lui, modifier un état de faits (I, 35, 4-5 ; XI, 10, 1 ; XXXI, 16, 3 ; XXXII, 4, 2, par exemple). Peut-être peut-on expliquer ainsi les dix livres qu’il ajoute à son œuvre pour rendre compte des années 168 (la victoire sur Persée) à 146 (l’année qui, pour des raisons et avec des responsabilités différentes, voit détruire Carthage et Corinthe), pour permettre aussi à ses lecteurs, selon le prologue du livre III, de juger dans quelle mesure l’exercice romain du pouvoir doit être évité ou choisi. L’exemple, au moment de la capitulation de Carthage, de Scipion qui fait en proconsul romain, mais non sans inquiétude, tout ce qu’il a à faire, est du même ordre.

Sur les trois ans de siège, le récit de Polybe est en grande partie perdu. Nos autres sources font apparaître le courage et la résistance inattendue de la ville, la surprise des deux consuls, Manilius et Censorinus, sûrs de trouver un ennemi désarmé et facile à vaincre et confrontés à des armes neuves et à l’énergie du désespoir (Appien, VIII, 97), les difficultés du siège, tardivement mis en place à l’été 149, l’éprouvante canicule d’août favorisant, de surcroît, la maladie pour l’armée de Censorinus, campée près d’une lagune d’eau stagnante (Appien, VIII, 99). Censorinus déplace son camp vers la mer, un peu au sud des ports de Carthage d’où Scipion, en 147, lancera son attaque. Mais ni les consuls de 149-148 ni, plus encore Calpurnius Pison, celui de 148-147, avec qui l’armée perd jusqu’au sens d’une discipline que rétablira Scipion (Appien, VIII, 115-117), ne semblent efficaces. Nos textes mettent en valeur le sens tactique de Scipion Émilien qui, simple tribun en Afrique jusqu’au milieu de 148, sauve plusieurs fois la situation (Appien, VIII, 98, 100-104, ou Polybe qui rapporte les vers de l’Odyssée, X, 495, cités à son propos par Caton, quelques semaines avant sa mort : « Il est le seul à avoir du bon sens. Les autres s’agitent comme des ombres », XXXVI, 8) ; mais ce n’est pas seulement une reconstruction ultérieure. 

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Fin 148, en effet, Scipion, candidat à l’édilité et qui n’a l’âge ni de la préture ni du consulat (42 ans), est autorisé à devenir consul pour l’année 147-146, une émeute populaire ayant arraché au Sénat la décision de préférer l’intérêt public à la loi, et choisi par le peuple, sans qu’il y ait eu tirage au sort, pour commander en Afrique. Il tente une offensive contre Mégara, le faubourg de Carthage, tandis qu’Hasdrubal, le gouverneur de la ville, se replie dans Byrsa, la ville autant que sa citadelle, avec tous les défenseurs. D’Hasdrubal, Polybe, au moment des négociations de paix de l’automne 147 (XXXVIII, 7-8), fait un portrait de lâche et de « roi de tragédie », confirmé par sa fin et ses actes : pour se venger de l’attaque contre Mégara, il torture, au vu de l’armée romaine, les prisonniers de guerre (Appien, VIII, 98, Polybe, XXXVIII, 8), organise des soupers fins au plus fort de la famine, aggravée par la prise de Néphéris par Scipion, après un siège difficile dans le froid de l’hiver 147, et l’anéantissement de l’armée carthaginoise qui y défendait l’arrière-pays et ravitaillait Carthage (Appien, VIII, 96) ; à la fin, il « s’enfuit sans se faire voir » pour demander la vie sauve à Scipion, insulté par les transfuges et maudit par sa femme (Appien, VIII, 131). 

Chez Polybe, cette même scène est précédée d’une autre, Scipion montrant Hasdrubal à ses soldats comme l’image vivante des vicissitudes du sort et les invitant, d’une maxime, à ne pas se montrer présomptueux (XXXVIII, 20), exactement comme l’avait fait son père, Paul Émile (XXIX, 20), vainqueur de Persée de Macédoine à Pydna, en 168, en incitant les membres de son état-major, par l’exemple du roi captif, à garder à l’esprit, dans la réussite, la situation inverse et en leur conseillant l’humilité dans le succès et la modération (métrion onta).

C’est donc ainsi, en construisant un modèle forgé à partir de toutes les attitudes dont il fait l’éloge et, à l’inverse, de tous les contre-exemples qu’il stigmatise et refuse, que Polybe dessine pour son lecteur la figure du Politique idéal, homme ou État. Doté de courage dans la guerre, Scipion est tempérant et sa victoire ne l’exalte pas. Sa magnanimité apparaît dans la clémence envers les vaincus (Hasdrubal lui-même, malgré ses crimes de guerre, finira sa vie en captivité) et dans la remise aux cités de Sicile de toutes les œuvres d’art que leur avait enlevées Carthage : « Ce geste le rendit extrêmement populaire, car il montrait que la puissance s’accompagnait chez lui d’humanité » (Appien, VIII, 133, trad. P. Goukowsky).

La citation d’Homère qui accompagne les larmes sur Carthage (si Diodore suit bien le texte source de Polybe) ajoute pourtant une autre dimension pour le lecteur. Les vers dits par Scipion et que prononcent Agamemnon, aux vers 164-165 du chant IV de l’Iliade, devant son frère blessé par traîtrise, ou Hector, qui craint pour Troie et pour Andromaque, condamnée à la servitude (VI, 448-449), renvoient aux perfidies de la guerre (et dans les deux camps), aux épreuves du commandement et aux suites de la défaite. Ils donnent à voir au lecteur, par la mémoire des textes ou des traditions orales, non seulement le spectacle qui bouleverse Scipion, mais la longueur et les difficultés du siège comme les malheurs des vaincus, absents de l’Iliade certes, mais présents par allusions dans la tragédie grecque : Troie, comme Carthage, est l’exemple de la cité vaincue par ruse et du plus grand renversement de fortune. Que l’on songe aux premiers mots d’Hécube : « Debout, infortunée, lève ta tête abîmée sur le sol, / redresse ta nuque. Il n’est plus ici ni de Troie, / ni de reine de Troie. La fortune a changé, résigne-toi » (Troyennes, 98-101, trad. M. Delcourt) ou, pour ouvrir les vers 474-510 : « Nous étions reine et j’épousai un roi ». Mais dans les vers de l’Iliade, c’est par un arrêt du destin que Troie est condamnée, alors que, dans la philosophie des Histoires, c’est en raison d’une imperfection humaine essentielle que Carthage, comme Rome, doit périr, selon une inéluctable loi naturelle d’évolution (VI, 9 ; 10-14 et VI, 57). 

Les larmes que verse Scipion sur Carthage, qui suscitent la question de Polybe et l’aveu de ses craintes pour l’avenir de Rome, puis la citation épique, corrigent toutefois le pessimisme en rappelant aussi, a contrario, celles de Xerxès, qui étonnent Artabane, sur la nature éphémère de l’homme (Hérodote, VII, 45-47). Ce n’est pas le seul parallèle de Polybe avec l’historien de Milet (Histoires, XV, 5 et Enquête, VII, 146, par exemple). Là où Xerxès, cependant, au fort de sa puissance et emporté par la démesure, convoite l’éternité des dieux, Scipion, conscient de la fragilité des choses, fait la preuve de son humanité.

Marie-Rose Guelfucci

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À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.
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