Le conflit syrien, qui dure depuis 2011, vient de connaître un nouvel épisode avec la prise d’Alep par les forces rebelles. Cet événement marque un tournant majeur dans l’équilibre des forces locales et révèle l’ampleur des transformations politiques et militaires dans le pays. La ville, autrefois symbole de résistance au régime de Bachar al-Assad de 2012 à 2016, a été prise par une coalition menée par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS). En seulement quatre jours, Alep, deuxième ville de Syrie, a cédé face à une offensive d’une rare intensité. Selon le géographe et spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche, cet effondrement militaire du régime n’est pas seulement une conséquence des faiblesses structurelles de l’armée syrienne, mais aussi le résultat de divisions internes profondes.
L’effondrement militaire du régime syrien
La prise d’Alep a révélé des failles majeures dans le dispositif militaire du régime syrien. La ville, pourtant symbole de la reconquête menée par le régime et ses alliés en 2016, a cette fois succombé rapidement à l’offensive des rebelles. Cette défaite peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’abord, le retrait progressif des forces iraniennes a laissé des brèches béantes dans les lignes de défense. Confrontées à l’intensité des frappes israéliennes sur leurs positions en Syrie et à leurs engagements militaires au Liban et en Irak, les troupes iraniennes n’ont pas pu maintenir leur présence active. Ensuite, la Russie, malgré son rôle clé en Syrie, n’a pas été en mesure de compenser ces retraits. Les bombardements aériens russes, bien que massifs, n’ont pas suffi à contenir une offensive aussi bien coordonnée que celle menée par HTS. Enfin, la lassitude des troupes syriennes, mal rémunérées et démotivées, a joué un rôle crucial dans l’effondrement des défenses.
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Hayat Tahrir al-Cham : un groupe djihadiste radical ?
Au centre de cette reconquête se trouve Hayat Tahrir al-Cham (HTS), un groupe qui suscite autant de crainte que de fascination. Né de la scission avec Al-Qaïda en 2016, HTS a progressivement cherché à s’imposer comme une force politique et militaire incontournable en Syrie. Longtemps considéré comme un groupe djihadiste radical, HTS a opéré un tournant stratégique ces dernières années en tentant de se normaliser. Sous l’impulsion de son leader, Abou Mohammed al-Jolani, le groupe s’est éloigné de l’idéologie salafiste pour adopter une gouvernance basée sur l’islam populaire syrien, notamment le soufisme. Cette évolution s’inscrit dans une stratégie visant à séduire les populations locales et à obtenir une reconnaissance internationale. Toutefois, Fabrice Balanche avertit que cette transformation est davantage un calcul tactique qu’un véritable changement idéologique. HTS reste profondément autoritaire et ses ambitions totalitaires demeurent intactes, comme en témoigne sa brutalité envers ses opposants.
Une guerre internationale par procuration
La chute d’Alep illustre la complexité géopolitique du conflit syrien, où se croisent les intérêts de puissances régionales et internationales. La Turquie joue un rôle majeur dans cette recomposition. Soutenant indirectement HTS et d’autres groupes rebelles, Ankara poursuit un double objectif : contrer les forces kurdes et établir une zone tampon dans le nord de la Syrie, vidée de ses populations kurdes. Cette stratégie, bien qu’efficace sur le court terme, risque d’avoir des conséquences à long terme difficiles à anticiper.
Les États-Unis et Israël, quant à eux, voient dans l’affaiblissement du régime syrien une opportunité de réduire l’influence iranienne dans la région. Bien qu’ils ne soutiennent pas directement HTS, leurs frappes contre les positions pro-iraniennes ont indirectement contribué à désorganiser les forces du régime. Pour Israël, la chute d’Alep affaiblit l’axe stratégique reliant Téhéran au Hezbollah, limitant ainsi la capacité de ce dernier à reconstituer son arsenal militaire.
Du côté de la Russie et de l’Iran, les tensions sont palpables. Moscou, principal allié de Bachar al-Assad, peine à maintenir sa domination sur le terrain. L’Iran, de son côté, est contraint de mobiliser des milices chiites irakiennes pour pallier ses propres faiblesses, un signe clair de l’érosion de son influence en Syrie.
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Une fragmentation inéluctable
Selon Fabrice Balanche, la Syrie semble s’engager dans un processus de fragmentation durable. La chute d’Alep pourrait accélérer cette dynamique en cristallisant les divisions communautaires et territoriales. Les Alaouites, pilier du régime d’Assad, se replient sur leur bastion côtier, tandis que les Kurdes tentent de préserver leur autonomie dans le nord-est. Dans les zones sunnites, HTS et ses alliés renforcent leur emprise, consolidant une gouvernance autoritaire qui pourrait s’étendre à d’autres territoires.
La population syrienne, quant à elle, continue de subir les conséquences d’un conflit interminable. La situation humanitaire à Alep, déjà catastrophique, s’aggrave de jour en jour. La ville, autrefois poumon économique du pays, est aujourd’hui désolée. Pour Balanche, la réunification de la Syrie apparaît désormais comme une chimère. La guerre, alimentée par des intérêts géopolitiques divergents, semble condamnée à se prolonger indéfiniment.
La chute d’Alep représente un tournant dans la guerre syrienne, mais elle ne marque pas la fin du conflit. Pour Fabrice Balanche, l’avenir du pays s’annonce sombre, marqué par le chaos, la division et l’impossibilité d’unir à nouveau les différentes communautés. La Syrie, jadis carrefour des civilisations, semble aujourd’hui condamnée à devenir un champ de bataille permanent, où les espoirs de paix s’éloignent chaque jour un peu plus.