Cao Bang 1950, comment un piège se met en place

15 juillet 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Dien Bien Phu, 14 mars 1954. Crédits: AP Photo

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Cao Bang 1950, comment un piège se met en place

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La guerre d’Indochine fut perdue par la France et deux batailles ont ponctué sa défaite. Mais si l’on se souvient du siège de Diên Biên Phu, c’est plus rarement qu’on évoque les colonnes sacrifiées, en octobre 1950, dans l’évacuation de Cao Bang. Leur anéantissement annonçait pourtant l’issue du conflit.

Ivan Cadeau, Cao Bang 1950, Paris, Perrin, 2022, 390 p.

Le récit des combats livrés sur la RC4, la route coloniale qui longe la frontière du Tonkin avec la Chine, a donné au public nourri des livres de Bodard, Bergot et autres romans de chevalerie, des morceaux de bravoure. Et pour les unités dont les anciens ont disparu entre Coc Xa et That Khe, il reste de Cao Bang le souvenir d’une gloire tragique. Mais si l’on veut comprendre pourquoi sont morts les héros, le travail des historiens apparaît bien nécessaire.

On sera donc reconnaissant à Ivan Cadeau de proposer les clés de ce désastre. Son livre ne s’engage pas dans un nouvel exposé d’événements connus ; il situe la retraite des colonnes Le Page et Charton dans le plan d’une campagne décidée par le Viêt-minh, rendue possible par l’appui de la Chine, et dont la réussite a scellé le sort de la guerre, même si celle-ci se prolonge trois ans et demi de plus. Concernant les unités sacrifiées, il rééquilibre une histoire qui s’est attachée aux légionnaires du 1er BEP plus qu’aux parachutistes du 3e BCCP et s’est désintéressée des tabors marocains.

Guerre au Tonkin

L’histoire commence à la fin du XIXe, quand la France entreprend de disputer le Tonkin à la Chine. Elle se noue lors de la crise ouverte par l’entrée de l’armée japonaise au Tonkin, à la fin de septembre 1940. La France y a créé les meilleures infrastructures du Sud-Est asiatique ; le territoire servira donc de base aux opérations militaires qu’entreprend le Japon.

La guerre finie, le Tonkin est occupé par l’armée chinoise — peut-être faudrait-il écrire « les armées » tant le désordre règne parmi ces troupes occupées à piller —, tandis que les affrontements entre les factions vietnamiennes tournent au profit du Viêt-minh. Quand l’armée de Leclerc reprend pied au Tonkin, le Viêt-minh est le seul interlocuteur établi et il contrôle la RC4 que le corps expéditionnaire doit reprendre, poste après poste. Durant cette restauration, la RC4 gagne ses appellations funestes — Langson la Rouge ou la route de la mort que bordent les « carcasses calcinées de camions civils et militaires ».

La stratégie du Viêt-minh

L’armée du Viêt-minh, dite Armée populaire vietnamienne (APVN), s’est constituée en 1945 à partir d’un noyau de quelques dizaines de « soldats politiques », décidés à se battre pour l’indépendance et animés de fortes convictions. Cinq ans plus tard, l’APVN dispose d’un corps de bataille, a surmonté ses difficultés logistiques (notamment en mobilisant les femmes, devenues porteuses et cantonnières), amélioré son stock de radios et sa DCA. En 1950, c’est une armée capable de tenir en respect les avions de l’adversaire, de déchiffrer ses communications en cours d’affrontement, et qui envoie se former en Chine des dizaines de milliers de soldats.

Les archives vietnamiennes ne sont toujours pas grand ouvertes,[1] mais des ouvrages et des mémoires publiés à Hanoï renseignent sur ce qu’ils nomment la « campagne de la frontière » qui devait « détruire le dispositif français le long de la RC 4 et de réaliser une frontière commune avec la République populaire de Chine[2]. » L’ouverture d’archives à Pékin montre aussi l’importance de la participation des officiers chinois. Le général Chen Geng a-t-il mené ou seulement conseillé et soutenu la campagne de la frontière ? L’affaire est toujours en dispute entre les anciens alliés.

L’histoire officielle du Vietnam relativise la portée de l’aide qu’il a reçue, les Chinois attribuent les victoires à leur commandement, mettant à mal la réputation de Giap qui ne fut peut-être pas un génie militaire. Aux côtés de celui-ci, des généraux vietnamiens ont été oubliés après avoir joué un rôle majeur durant la guerre, Le Trong Tan, Vuong Thua Vu et Hoang Van Thaï.

La prise de Cao Bang s’inscrivait dans le plan d’une campagne décidée par Hô Chi Minh, mais sa planification, dont les lignes principales auraient été proposées par Chen Geng, laissaient une grande souplesse d’exécution au commandement. Le dessin général est arrêté en août 1950. À la mi-septembre, les unités du Viêt-minh sont en place. Le 16, la bataille de la zone frontière commence.

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Le piège

Quand fallait-il abandonner les postes de la RC4 ? Pendant des mois, le commandement français a tergiversé alors que tous les témoignages montraient que l’armée du Viêt-minh avait changé de nature, qu’elle formait un corps d’armée, disposait de sanctuaires en Chine. L’évacuation des garnisons a été décidée, mais elle n’est pas exécutée quand son repli pouvait s’effectuer sans risque. En mai, le poste de Dong Khe est pris par le Viêt-minh, aussitôt repris par les parachutistes. On en tire la leçon que le poste était mal commandé et que l’adversaire disposait d’une DCA. Rien de plus, alors que le Viêt-minh mobilise au Tonkin cent trois bataillons instruits en Chine et aussi bien armés que les unités françaises. Trente d’entre eux vont participer à la bataille, dans un rapport de 1 à 23 avec les forces françaises. « C’est nous qui, sur la fin, faisions figure de guérilleros », écrit le commandant du 11e tabor[3].

L’ouverture de la campagne s’effectue avec la prise de Dong Khe, qui prend plus de temps que ne l’avaient prévu les officiers chinois. Côté français, l’évacuation de Cao Bang est enfin ordonnée et la manœuvre confiée aux colonnes des lieutenants-colonels Charton (2 000 hommes) et Le Page (2 570 hommes). Les deux groupements doivent se rejoindre entre Cao Bang et That Khe, mais rien n’est prévu en cas d’échec de la manœuvre. Montée afin de soulager la pression sur Cao Bang, l’opération Phoque fait buisson creux. L’adversaire, pas dupe, s’est évanoui.

Les bataillons poursuivis vont découvrir ce qu’est l’assaut « à la chinoise », au son du clairon et au coup de sifflet, par vagues submergeantes. Au soir du 2 octobre, la colonne Le Page est encerclée dans trois directions. Pour tenter de remplir, quand même, sa mission, Le Page divise ses forces en trois détachements. Le 3 octobre, Charton a déjà 48 heures de retard sur le mouvement prévu et ses effectifs s’étirent sur près de 5 km de jungle et de calcaires. Au 4 octobre, les détachements sont encombrés de blessés qui ralentissent encore la retraite. Enfin, les communications entre les colonnes et le commandement à Langson fonctionnent mal. Giap a donné l’ordre de détruire la colonne Le Page avant qu’elle ne retrouve celle de Charton. L’une après l’autre sont brisées.

Un groupement de marche est envoyé pour sauver ce qui reste. Le 3e BCCP y disparaîtra tout entier[4]. En quinze jours, l’armée française a perdu 3 700 hommes. Langson, dont la conquête avait tant coûté jadis, est évacuée dans une précipitation que justifiait la panique, mais pas la menace.

La restitution à la France de ses blessés fut une opération de communication internationale, abondamment filmée par les opérateurs du Viêt-minh, préfigurant ce qui sera plus développé encore après la chute de Diên Biên Phu. Les prisonniers qui survivront à quatre ans de détention instruiront les vaincus de la dernière bataille des particularités des camps communistes où se forgeait « l’homme nouveau ».

Qui sont les responsables ?

Le commandement des unités anéanties a été rapidement mis hors de cause : à ces officiers, on avait assigné une mission impossible. Ils avaient, certes, manqué de rapidité et de pugnacité, mais, comme le reconnut le capitaine Jeanpierre, pourtant sévère à l’égard du lieutenant-colonel Le Page, « on [devait] dire, à la décharge de cet homme droit et honnête, que la mission qu’il avait reçue était particulièrement difficile et demandait des qualités exceptionnelles ».

Ivan Cadeau, poursuivant sa réflexion sur la prise de décision par les hommes de guerre dans l’action, qu’il s’agisse du corps expéditionnaire français ou de l’armée du Viêt-minh et ses alliés chinois, répartit avec mesure les responsabilités entre le commandement supérieur — les généraux Carpentier et Alessandri, le colonel Constans — et les dirigeants politiques, incapables d’une orientation suivie.

Le général de Lattre, choisi pour redresser la situation en décembre 1950, parvint à faire oublier cette défaite qui rendait inévitable, à terme, la victoire du Viêt-minh dans le Nord-Vietnam. Il permettait ainsi à Paris de rester dans l’indécision quelques années encore.

L’ouvrage s’achève par un retour sur la RC4, de nouveau scène de guerre, où l’armée chinoise, en 1979, s’est trouvée empêtrée dans la jungle comme l’avaient été les colonnes Le Page et Charton. Mais cette fois, Cao Bang est finalement tombé aux mains des Chinois.

[1] Ivan Cadeau écrit plaisamment (p. 29) : « En effet, la communicabilité des archives de l’État du Vietnam ne répondant pas, pour l’heure et malgré des avancées certaines, à une politique de large ouverture des documents au public, l’accès à la documentation officielle sur l’APVN ou le Viêt‐Minh reste encore restreint. »

[2] Cao Bang 1950, p. 25.

[3] Ibid., p. 238.

[4] C’est en répartissant des secours aux veuves, que le chef d’escadron Decorse, qui commandait le bataillon, a créé l’association d’entraide parachutiste, toujours active.

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À propos de l’auteur
Marie-Danielle Demélas

Marie-Danielle Demélas

Docteur d’État en histoire et professeur honoraire de l'université de Paris III.
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