Le Canada se remet à peine d’une vague historique de protestations qu’aucun observateur n’avait anticipée. Le 14 février 2022, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a invoqué la loi sur les mesures d’urgence pour démanteler les barrages dans la capitale fédérale et dégager les routiers qui paralysaient des postes-frontières. Dans les jours suivants, Justin Trudeau allait ainsi mettre fin à cet épisode de tensions et à d’intenses débats sur le bien-fondé d’un mouvement associé dans les médias à la mouvance antivax et à l’extrême droite.
Devenue poliment la loi sur les mesures d’urgence en 1988, la loi martiale n’avait été utilisée qu’une seule fois depuis les Première et Seconde Guerres mondiales : durant la crise d’octobre de 1970 ayant opposé Ottawa au Front de libération du Québec, une cellule terroriste visant la souveraineté de la province francophone. Le dernier dirigeant à invoquer cette loi hautement controversée n’avait été nul autre que Pierre Elliott Trudeau, le père de l’actuel Premier ministre libéral.
Justin Trudeau, symbole du sanitarisme canadien
Le point de départ du mouvement : la vaccination obligatoire des camionneurs annoncée par Ottawa puis Washington. Mais rapidement, le mouvement fait boule de neige pour incarner l’opposition aux mesures sanitaires en tous genres, dans un Canada qui, avec l’Australie, est l’un des pays les plus restrictifs de tout l’Occident en matière de mesures prophylactiques. Au pays de l’érable, la santé étant de juridiction provinciale, ce sont les provinces qui sont chargées d’élaborer des mesures sanitaires et de les faire appliquer. Cependant, en appuyant sans ménagement les restrictions, Justin Trudeau en vient à incarner l’idéologie sanitariste qui, à ce moment, fait presque figure de religion d’État[1]. Les sévères conditions imposées à l’entrée aux voyageurs contribuent également à faire du gouvernement central un symbole du nouvel ordre sanitaire. Au début de la crise, Ottawa et les provinces réagissent dans l’urgence et naviguent à l’aveugle, mais graduellement sont adoptées et codifiées des règles formelles et informelles témoignant de la naissance d’une nouvelle vision du monde axée sur la biosécurité. Une idéologie d’origine puritaine, justifiant un contrôle social accru et contre laquelle s’élèvent – parfois sans trop le savoir – plusieurs milliers de personnes à l’hiver 2022.
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Les jours précédant le premier grand rassemblement du 29 janvier, des convois de camions se forment dans toutes les provinces du pays, en particulier dans les provinces de l’ouest : l’Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan. Des gens s’agglutinent le long des routes en appui aux camionneurs, dont le mode de vie incarne une certaine vision de la liberté dans l’imaginaire nord-américain marqué par l’appel des grands espaces. Cowboys populistes revendiquant le retour à la vie normale, les camionneurs suscitent l’enthousiasme des perdants de la crise sanitaire qui, depuis presque deux ans, voient leur point de vue sur la situation être boudé, dénigré et même censuré dans les grands médias. Sur le terrain, plusieurs reporters sont accusés par des manifestants de répandre la peur et d’être à la solde du gouvernement fédéral et des provinces, États qui ont, pour la plupart, augmenté leurs subventions aux médias depuis la crise. Au Québec, l’appui à la presse par le gouvernement Legault est massif. Entre mars 2020 et novembre 2021, Québec a dépensé 228,2 millions de dollars canadiens en placements publicitaires consacrés à la prévention du virus dans les médias, en plus des 50 millions annuels sous forme de subventions directes. « Le gouvernement Legault n’a jamais caché qu’il cherchait à aider les médias québécois à se sortir la tête de l’eau. […] C’est ce qui a amené certaines personnes à s’interroger sur la neutralité des journalistes au cours de la pandémie. Comment remettre en question les mesures sanitaires tout en dépendant du soutien financier du gouvernement[2] ? », s’interroge le journaliste Étienne Paré dans Le Devoir.
Un mouvement ancré dans les provinces conservatrices
L’ancrage du mouvement dans des provinces de l’ouest réputées pour abriter un fort mouvement conservateur et régionaliste contribuera à alimenter la méfiance, voire le mépris d’une proportion importante de commentateurs et politiciens envers lui. Le mouvement conservateur de l’ouest est en faveur de l’exploitation du pétrole issu des sables bitumineux – une méthode d’extraction jugée très polluante – et accueille des groupes chrétiens opposés à l’avortement. D’ailleurs, le seul fait que le camion soit devenu un symbole de pollution dans un pays où des écologistes veulent bannir les véhicules à essence explique peut-être une partie des réactions négatives.
Dès le départ, le mouvement est associé à la mouvance antivax, bien que plus de 80 % des camionneurs canadiens et tout autant de leurs partisans sont vaccinés « adéquatement », selon diverses statistiques officielles[3]. Dès le départ, le mouvement est également associé à l’extrême droite par les mêmes commentateurs et politiciens, parmi lesquels le Premier ministre fédéral lui-même. « Nous ne céderons pas face à ceux qui font flotter des drapeaux racistes », déclare Justin Trudeau le 31 janvier, usant alors d’une claire stratégie de polarisation. En effet, quelques individus avec des drapeaux confédérés sont aperçus dans la foule. « Les organisateurs sont manifestement des gens d’extrême droite qui veulent diviser la population et qui exploitent la frustration des gens », s’insurge quant à lui Jagmeet Singh, le chef du Nouveau Parti démocratique, une formation de gauche dans l’opposition. Le chef néodémocrate n’hésite pas à parler de « suprématie blanche » pour décrire le mouvement, malgré la présence parmi les manifestants de leaders autochtones et de représentants d’autres communautés culturelles. Face à ce qui est perçu comme une série de provocations de la part des politiciens, la tension monte sur la colline parlementaire, mais aucun affrontement violent n’a lieu entre les protestataires et les forces de l’ordre.
Comme la journaliste Emmanuelle Latraverse, plusieurs observateurs voient les racines du mouvement dans l’alt-right américaine et le trumpisme, surtout que Donald Trump apporte son soutien aux camionneurs[4]. « Les routiers canadiens qui résistent bravement à ces mandats anarchiques [aux restrictions sanitaires] font plus pour défendre la liberté américaine que nos propres dirigeants », lance l’ex-président le premier jour des manifestations. Le mouvement serait donc surtout composé de partisans canadiens de Donald Trump, un refrain qui dominera l’espace médiatique toute cette période, suscitant l’incompréhension de citoyens ordinaires sans affiliation politique particulaire. En plus des accusations de complotisme, les procès en racisme amplifient le sentiment des protestataires de ne plus être représentés par la majeure partie de la classe politique et dans les grands médias.
Les klaxons comme micro-agressions
La crise des camionneurs comporte aussi un important volet psycho-social qui a été largement sous-estimé, pour ne pas dire ignoré par les analystes. D’une part, il est de notoriété publique que les mesures de confinement ont affecté la santé mentale d’une grande partie de la population, une donnée fondamentale dans l’expression de la fatigue et de la colère face aux restrictions. La détresse psychologique de certains enfants et leurs troubles d’apprentissage rencontrés à l’école, en raison des mesures prophylactiques, expliquent aussi la motivation de nombreux parents à manifester pour le retour à la normale. D’autre part, la réaction des résidents d’Ottawa face à ce qui a été perçu comme un véritable siège et une expérience traumatisante digne d’une véritable guerre témoigne d’une société devenue intolérante au moindre mouvement. Le rejet viscéral du convoi a fait ressortir une aversion inattendue envers une composante de la vie démocratique – le droit de manifester – vue comme inutile, oppressante et illégitime.
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Au pays de l’érable, la pandémie a amplifié le degré d’asepsie d’une société marquée par un individualisme exacerbé rimant avec l’idéal du risque zéro et le déploiement de la notion de safe space. Né dans l’univers de la gauche américaine, ce concept désigne une zone à l’abri des oppressions fondées sur les origines ethniques et l’orientation sexuelle, mais il semble avoir été étendu aux sphères sanitaires, écologiques et psychologiques. Dès l’installation des premiers camions à Ottawa, des collectifs de résidents se créent pour dénoncer l’occupation de leur ville[5], mais surtout, le bruit des klaxons et la musique, présentés comme une menace à leur équilibre psychologique, voire comme une micro-agression. Le bruit des camions empêche des résidents de dormir. Les manifestations des camionneurs seront vite interprétées par Justin Trudeau, le maire d’Ottawa et des résidents comme une forme de violence symbolique dirigée envers les habitants de la capitale, les élus et les fonctionnaires fédéraux, même si aucune forme de violence physique n’est observée. « La pollution environnementale, le bruit, le racisme et les préoccupations en matière de sécurité ont eu des répercussions négatives sur la santé des gens et ont créé de la peur et de l’anxiété au sein de notre collectivité[6] », dénonce le médecin en chef de la Santé publique d’Ottawa, Vera Etches, le lendemain de l’invocation de la loi martiale.
Recul important du libéralisme
Au Canada, les événements de l’hiver 2022 se sont nourris d’une profonde crise de la représentation. Cette crise a été révélatrice de la rupture d’une partie de la population avec une élite accusée par de nouvelles forces populistes de travailler à l’instauration d’un nouvel ordre politique et numérique, c’est-à-dire une société de surveillance où l’État intervient davantage. Faut-il s’étonner qu’avec la pandémie, le Canada soit passé de la cinquième à la douzième place dans le palmarès des démocraties publié par l’organisme The Economist Intelligence Unit ?
Contre un mouvement pacifique, l’utilisation de la loi martiale par Justin Trudeau représente un important recul et un précédent grave pour le libéralisme, un courant de pensée pourtant considéré comme sacré dans ce pays aux institutions britanniques. Grâce à cette loi, Ottawa a fait suspendre le compte bancaire de nombreux protestataires et de leurs soutiens économiques, une approche vivement dénoncée par des députés européens lors du passage de Trudeau au Parlement européen, fin mars 2022. Le Canada est maintenant un pays où des dirigeants peuvent suspendre et même annuler un mouvement d’opposition conformément à l’esprit de la cancel culture. Durant la pandémie, les chartes des droits et des libertés ont été réduites à un simple instrument de défense de la diversité culturelle et sexuelle, sans jamais qu’elles ne servent à limiter ni encadrer les actions des États dans la restriction des libertés. D’une certaine façon, les droits fondamentaux ont été remplacés par des privilèges, un vocabulaire souvent employé par Justin Trudeau et François Legault, le Premier ministre du Québec, dont le gouvernement appliqua les mesures les plus sévères de tout le continent nord-américain.
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[1] Sur le sanitarisme comme nouvelle idéologie, voir Claude Simard et Jérôme Blanchet-Gravel (direction), Crise sanitaire et régime sanitariste, Montréal, Liber, 2022.
[2] Voir Étienne Paré, « Québec réduit sa publicité dans les médias », Le Devoir, 13 janvier 2022.
[3] Ce sont du moins les chiffres avancés par l’Alliance canadienne du camionnage.
[4] Un point de vue exprimé notamment dans l’article de Paul Sugy, «“Freedom Convoy” : les camionneurs canadiens, ces gilets jaunes que le Canada n’avait pas vu venir », Le Figaro, 1er février 2022.
[5] Un recours collectif intenté par 12 000 résidents réclame 306 millions de dollars aux manifestants pour les troubles de voisinage occasionnés durant la crise.
[6] « Le convoi amplifie des problèmes de santé déjà aggravés par la pandémie, selon des experts », Radio-Canada, 15 février 2022.