<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Ceux de Cajamarca. Francisco Pizarro face à l’Inca Atahualpa

21 décembre 2020

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Photo : Le monument des Découvertes à Lisbonne (c) Pixabay

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Ceux de Cajamarca. Francisco Pizarro face à l’Inca Atahualpa

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Comment 200 Espagnols s’imposèrent à une armée 200 fois plus nombreuse. Le nombre ne suffit pas pour vaincre : l’organisation, la résolution, l’expérience, la confiance dans les chefs et, surtout, la stratégie décident. Pizarro avait su parfaitement déceler les failles de l’Empire inca et les exploiter.

La conquête du Pérou est un des exploits militaires les plus surprenants de l’histoire moderne. Les faits sont connus. En novembre 1532, moins de 200 Espagnols, débarqués quelques mois auparavant à Tumbes (aujourd’hui à la frontière du Pérou et de l’Équateur, voir carte), sous le commandement de Francisco Pizarro, un vieux baroudeur âgé d’une cinquantaine d’années, franchissent la cordillère des Andes et descendent jusqu’à Cajamarca, située à 2 750 mètres d’altitude, pour y rencontrer l’Inca Atahualpa. Ce souverain, héritier d’un Empire qui s’étend depuis le sud de la Colombie actuelle jusqu’au centre du Chili, attend les étrangers dans son campement en contrebas de la cité, avec une armée de 40 000 ou 50 000 hommes. Et pourtant, il sera vaincu. La disproportion numérique entre les deux groupes en présence et la rapidité de la victoire espagnole posent quelques questions.

Des combattants de fer à la recherche d’or

Qui sont ces conquistadores ? Des hommes d’armes certainement mais pas des soldats car ils ne reçoivent pas de solde de la Couronne d’Espagne. En tout cas des individus arrivés dans le Nouveau Monde pour y faire fortune, à la suite de la découverte de Christophe Colomb. Les plus entreprenants, pour mener à bien une campagne qui leur rapportera argent et renommée, doivent emprunter de l’argent qu’ils rembourseront sur le butin obtenu, amputé du cinquième qui revient obligatoirement à la Couronne. Il faut effectivement beaucoup d’argent pour affréter des navires, recruter des hommes, acheter des armes, des provisions et des chevaux qui n’existaient pas sur le continent américain avant la conquête et qu’il faut transporter sur de longues distances maritimes, en limitant autant que possible les pertes. Ce qui reste de cet argent constitue la récompense du conquistador, mais là encore le butin n’est jamais réparti en quantités égales par le capitaine de la troupe car celui-ci doit respecter le rôle de chacun, le rang, et – c’est le cas pour Pizarro – les liens personnels.

Francisco Pizarro est un conquistador qui a fait ses preuves dans l’isthme de Panama où il a commandé des « entrées » en terre indienne, notamment au Nicaragua, qui lui ont rapporté peu de chose sinon une grande expérience du combat à pied sur un terrain forestier difficile. C’est sur le versant Pacifique de l’isthme qu’il a entendu de la bouche des Indiens des rumeurs concernant un royaume très riche, qu’ils appellent le Biru. Un lieu non localisé, quelque part au sud, dont ils ont une connaissance vague, probablement à travers les récits des marchands indigènes.

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Ce mystérieux royaume où l’or est abondant, selon les dires des autochtones, est la dernière carte de Pizarro s’il veut acquérir fortune et renommée, et égaler son cousin Hernan Cortès, originaire d’Estrémadure comme lui et couvert de gloire. Pour réunir des capitaux il doit s’associer avec Almagro, un homme doué pour la négociation, et avec des personnalités influentes comme l’ecclésiastique Hernando de Luque. Il faut donc que la découverte soit à la hauteur des frais engagés.

Premières approches

La terre qui s’étend au-delà de la côte Caraïbe (Venezuela et Colombie actuels) est inconnue, bien que l’on sache déjà qu’elle est limitée, à l’extrême sud, par le détroit découvert par Magellan en 1519. La première prospection le long du littoral Pacifique de la Colombie actuelle s’avère très décevante. Lors d’une deuxième expédition, un des navires, parti en prospection vers le sud, découvre Tumbes, une ville « ordonnée », « policée » et prospère. Fort de ces informations, Pizarro retourne en Espagne en 1528 pour demander à Charles Quint une « capitulation », c’est-à-dire la reconnaissance officielle de sa campagne, qu’il doit mener au nom de Sa Majesté. Il obtient de l’Empereur le titre imposant de « Gobernador, capitan general, alguacil mayor » (c’est-à-dire de gouverneur civil et militaire et de représentant de la justice).

 

En 1531, trois nefs partent de Panama pour Tumbes. Quels sont les effectifs dont dispose Pizarro ? À quelques unités qui ne sont pas significatives, les sources ne coïncident pas toujours. Suivons Francisco de Jerez, chroniqueur officiel de Pizarro, qui mentionne 180 hommes et 37 chevaux dans la bataille de Cajamarca (1). Pizarro a profité de son séjour en Espagne pour recruter ses quatre frères : Hernando, Juan et Gonzalo Pizarro, ainsi que Martin de Alcantara, un fils de sa mère. Ils appartiennent tous à son terroir natal, Trujillo, en Estrémadure ; d’autres personnes de confiance sont également des Estrémègnes. Sans cette solidarité, il est impossible de mener à bien une campagne aussi dangereuse.

La force de l’expérience

Depuis la fin du XVe siècle, une ordonnance royale organise l’armée par compagnies, les « capitanias », de 100 à 600 hommes, un chiffre impossible à respecter avec des effectifs si restreints. Selon les innovations militaires de la Renaissance, les compagnies comprennent des piquiers, des arbalétriers, des « rodeleros » (des fantassins munis d’épées et d’un bouclier rond, la rodela), des artilleurs et des cavaliers. La guerre moderne accorde une importance de premier plan à l’infanterie, qui manœuvre plus facilement que la cavalerie, ainsi qu’à l’artillerie. Pizarro lui-même est un fantassin et se battra toujours à pied. Mais dans le contexte américain, la cavalerie, aussi réduite soit-elle, est fondamentale en raison de la frayeur qu’inspirent les chevaux aux populations locales. Les peuples indigènes ne connaissent pas l’acier et les piques et les lames des épées sont des armes redoutables.

 

Parmi les capitaines qui participent à la bataille de Cajamarca, deux seulement possèdent une expérience militaire européenne : le Crétois Pierre de Candie, qui avait servi comme capitaine d’artillerie dans les armées d’Italie, puis en 1510 sous le drapeau espagnol contre les Turcs, et Hernando Pizarro, un des frères du commandant. Pierre de Candie est une figure essentielle dans ce combat. Il est l’ami fidèle de Francisco Pizarro, le compagnon des mauvais moments passés sur l’îlot du Coq, au large de l’Équateur, en attendant des renforts qui tardent à venir, dans le dénuement le plus extrême. C’est lui qui, lors de la première arrivée à Tumbes, a mis en fuite avec son arquebuse un jaguar et un puma lâchés par les Indiens. Les tirs terrifièrent l’assemblée réunie sur la grève et furent à l’origine d’une légende qui mêlait ces êtres étranges venus de la mer avec la force de la foudre. Lors des Capitulations de Charles Quint, il fut nommé capitaine royal d’artillerie avec un petit salaire, le seul payé par la Couronne aux conquistadores, ce qui lui valut quelques inimitiés.

 

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Enfin, pour la majorité des hommes, l’expérience acquise au Nicaragua et au Panama remplace l’entraînement militaire.

Organisation et collecte du renseignement

Comment les conquistadores se repèrent-ils dans le territoire inconnu qui s’ouvre à eux à partir de Tumbes ? « Les découvreurs vont à l’aveuglette », écrit l’un de ces hommes, Miguel Estete. Lors du précédent voyage, les Espagnols ont capturé trois garçons qu’ils ont emmenés en Espagne pour qu’ils apprennent la langue et deviennent des truchements indispensables pour communiquer avec les populations locales. Le pouvoir des interprètes est grand et deux d’entre eux, Felipe et Martin, joueront un rôle important.

Toute information est bonne à glaner. Ils savent déjà, par leur propre expérience et surtout par la conquête du Mexique, que les indigènes considèrent leur chef comme un être divin, et que les chevaux sont vus comme des monstres. Quand ils retournent à Tumbes en 1531 ils trouvent une ville ravagée par les épidémies et la guerre. L’Inca Huayna Capac, dont ils avaient entendu parler quelques années auparavant, a succombé à une étrange maladie (la variole, qui s’est propagée depuis le Mexique), et deux de ses fils mènent une guerre sans merci pour hériter du trône : Huascar, l’Inca légitime de Cuzco, et Atahualpa qui s’est emparé du nord de l’empire et se prépare à marcher vers Cuzco. Dans cette région côtière, un certain nombre d’indigènes, qui ont essuyé la répression menée par Atahualpa, viennent rendre allégeance aux Espagnols. C’est dire que ces étrangers arrivent à point nommé pour intervenir dans les affaires du royaume, en tout cas pour les protéger.

 

Toute conquête a besoin d’une base de repli. À Tangarara, Pizarro fonde San Miguel de Piura. Il y installe un conseil municipal, une église et nomme son frère Martin gouverneur. Les chefs des environs – « caciques », selon la terminologie générique depuis la conquête des Antilles – sont « répartis » selon un système qui réorganise le tribut indigène et autres obligations en échange de la protection militaire ainsi que de leur évangélisation. La conquête n’est pas encore commencée mais l’organisation municipale et tributaire est en place.

C’est à San Miguel, par des Indiens amis, que Pizarro reçoit des informations précises concernant les « voies » de Chincha et de Cuzco, la capitale de l’Empire, qui traversent le vaste territoire. Le système routier inca, que les chroniqueurs compareront aux chaussées romaines, est un réseau destiné uniquement aux armées et aux émissaires de l’Inca. Chaque souverain fait tracer son propre chemin qui symbolise son pouvoir conquérant. Les Espagnols suivront, à cheval et à pied, la « voie de Chincha », qui longe la côte avant de s’en écarter pour rejoindre la voie de la montagne, qui relie Cajamarca à Cuzco vers le sud et à Quito vers le nord. Cajamarca se trouve à quinze journées de marche et les conquistadores ont appris que le grand seigneur Atahualpa s’y trouvait.

L’ébauche d’une stratégie

Pizarro quitte San Miguel le 24 septembre 1532. Au cours du long trajet qui les mènera jusqu’à Cajamarca, les Espagnols glaneront des informations importantes sur les guerres entre les frères ennemis et sur l’hostilité que beaucoup de caciques du Nord ressentent à l’égard d’Atahualpa. Cette situation joue en leur faveur et leur permet d’avancer à l’intérieur des terres. Ils apprennent aussi que l’anéantissement de l’ennemi est la réponse des Incas à toute tentative de soulèvement et que les vaincus ne peuvent pas espérer une quelconque clémence. Des émissaires circulent entre les conquistadores et Atahualpa. Les truchements les mettent en garde contre les ruses de l’adversaire. Le moindre signe est décrypté et, de part et d’autre, on ment et on simule l’amitié. Des cadeaux sont échangés et finalement Atahualpa « invite » les étrangers, envers lesquels il ressent une grande curiosité. Plutôt que de les massacrer dans les gorges de la montagne, il préfère les voir de près. D’ailleurs, vu le nombre si réduit, il minimise le danger. Il dira plus tard à Pizarro qu’il avait eu l’intention d’en sacrifier un certain nombre, d’émasculer les restants pour en faire des serviteurs, et d’entreprendre un élevage de chevaux.

L’ascension de la cordillère des Andes s’avère particulièrement éprouvante. Les chevaux, habitués à la torpeur de la côte, prennent froid, les escaliers en pierre sont interminables. Quand les Espagnols parviennent enfin en vue de Cajamarca ils découvrent, dans la vallée, une immense armée. Il est trop tard pour reculer. Les chroniqueurs, qui sont aussi des témoins oculaires, décrivent l’angoisse des conquistadores.

 

Dès leur arrivée, Pizarro envoie le capitaine Hernando de Soto avec un interprète et quelques hommes au camp d’Atahualpa ; son frère Hernando les rejoindra avec 30 cavaliers. Cette première entrevue est capitale. L’Inca, qui pratique un jeûne rituel, ne parle pas et ne daigne pas les regarder. Un proche s’exprime en son nom. Soto, sans descendre de sa monture, brise cette ambiance particulière en exigeant qu’il parle par sa bouche, rompant ainsi la distance établie entre le fils du Soleil et ses sujets. Puis il caracole sous le nez de l’Inca qui demeure imperturbable, contrairement au mouvement de recul et d’effroi de l’assistance – ceux qui ont montré leur faiblesse seront exécutés plus tard. Les Espagnols savent désormais que l’Inca – comme l’empereur aztèque – est un homme divinisé. S’ils veulent gagner ce combat ils n’ont qu’une seule chance : le prendre comme otage.

Le 24 novembre au matin, Pizarro dévoile sa stratégie. Les hommes et les chevaux resteront cachés dans les trois grandes demeures de la place de Cajamarca, un endroit fermé où l’on accède par des portes étroites. Dans l’une, Hernando Pizarro, dans la deuxième, Benalcázar, dans la troisième, Soto, chacun disposant d’une quinzaine de cavaliers. Dans une autre maison, Pizarro se cachera avec deux ou trois cavaliers et 25 fantassins. Au centre de la place, dans un bâtiment circulaire, Pierre de Candie se retranche avec huit arquebusiers et quatre petits canons.

Le piège brutal et la victoire

Les préparatifs d’Atahualpa commencent à 6 heures du matin. L’Inca exécute de longs rituels nécessaires au succès de l’opération, buvant à chaque halte de la bière de maïs « avec le Soleil », son père. La colonne s’ébranle enfin à la tombée de la nuit. Les premiers à entrer dans la place sont 300 hommes, qui cachent sous leurs tuniques des massues, des frondes et des pierres. Ils entonnent un chant guerrier et, tout en tournant autour du bâtiment central, ils nettoient soigneusement le sol. Ils sont vêtus de tuniques en damier. Suivent un millier d’hommes munis de lances, portant des vêtements plus colorés, puis survient un troisième escadron de guerriers pourvus de massues en cuivre et en argent. Enfin, arrivent en cortège les seigneurs les plus importants et l’Inca Atahualpa, porté en litière. Il y a, selon les témoignages, plusieurs milliers d’hommes entassés sur la place.

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Atahualpa pense que les Espagnols ont peur de sa grandeur et il les méprise. Quand ils lui envoient le prêtre Valverde avec une Bible pour le convaincre d’accepter la suzeraineté de Charles Quint et le christianisme – c’est un rituel espagnol appelé « requirimiento » –, l’Inca, furieux, jette le livre. Pizarro donne alors le signal de la bataille et tous les chevaux sortent au galop de leur cachette, au son des trompettes, un instrument qui avait terrifié les Aztèques quelques années auparavant. Pizarro, avec ses fantassins, s’empare de l’Inca, le jette à terre et le capture.

C’est la fin. Personne n’avait jamais osé toucher le fils du Soleil. Sous le feu des arquebuses, prises de panique, les troupes de l’Inca sont coincées et piétinées dans cette place aux accès très étroits et les lames d’acier s’avèrent plus meurtrières que les armes péruviennes. Atahualpa restera plusieurs mois en captivité et sera exécuté en 1533, accusé d’ourdir un complot contre les Espagnols. À partir de là, la conquête du Pérou est en marche, malgré quelques guérillas d’arrière-garde. La pacification finale aura lieu en 1572.

 

Certes, les chevaux, les lames et les tirs d’artillerie ont été importants dans cette bataille inégale, bien qu’il ne faille pas sous-estimer la portée des pierres lancées par des frondes. La neutralité des ennemis d’Atahualpa à l’égard des envahisseurs a joué certainement un rôle important, comme cela avait été le cas pour Cortès au Mexique.

L’essentiel pourtant se trouve dans les différentes conceptions de la guerre. Pour les Espagnols, l’adaptation au terrain et l’improvisation ont été fondamentales, ainsi que les liens personnels des capitaines avec leurs hommes. Les effets sidérants de leur transgression sur les populations leur ont donné l’avantage : après la capture de l’Inca c’est le viol du sanctuaire de Pachacamac par Hernando Pizarro qui paralyse les gardiens du temple. L’attachement aux rites, la lenteur de l’exécution des ordres et la séparation absolue entre l’Inca et ses sujets ont été fatals aux Péruviens. Les conquistadores ont bien compris le poids des entraves religieuses et se sont engouffrés dans cette faille du dispositif inca, ce qui a rendu possible le dénouement d’une confrontation improbable.

 

 

  1. Pizarro a laissé quelques hommes à l’arrière-garde, des chevaux ont souffert du voyage, quelques hommes peu nombreux sont morts. Cela explique les disparités que l’on peut trouver dans les sources.

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À propos de l’auteur
Carmen Bernand

Carmen Bernand

Professeur émérite des Universités, Carmen Bernand est anthropologue et historienne des mondes indigènes et métissés de l’Amérique latine. Son dernier livre, destiné au concours d’agrégation d’espagnol est : Les Indiens face à la construction de l’État-nation. Mexique-Argentine, 1810-1917, Paris, Ed. Atlande, 2013.

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