Le 24 décembre 2020, le Royaume-Uni et l’Union européenne ont signé l’Accord de coopération et de commerce (ACC), un vaste document de 2 530 pages qui lie les deux parties sur un champ de domaines variés couvrant la question de l’énergie, des transports, des marchandises, de la coopération policière et de la pêche. Si cette signature in extremis a été accueillie avec soulagement, un certain nombre de questions se sont rapidement posées et notamment au sujet de la pêche, dossier explosif dès l’origine des négociations pré-Brexit.
Jean Dy est journaliste, spécialiste des questions maritimes
En effet, si le secteur de la pêche peut paraître anecdotique au regard d’autres enjeux économiques, il ne représente que 0,1 % du PIB britannique et 0,06 % du PIB français, sa dimension symbolique est puissante et pose d’emblée les questions de frontière, de territoire et de souveraineté. D’ailleurs, 90 % des pêcheurs professionnels britanniques ont plébiscité le Brexit avec l’idée de reprendre la main sur les eaux poissonneuses de l’archipel.
Main basse sur les eaux
Pour comprendre cette motivation des pêcheurs anglais, il faut remonter à la Convention de Londres sur la pêche de 1964 qui fixait les conditions d’accès aux zones de pêche dans une zone comprise entre six et douze milles au large des côtes de ses signataires, et notamment des grands pays de pêche de l’Union européenne, le Danemark, la France, l’Espagne et les Pays-Bas. Cette convention reprenait, en les encadrant, les droits de pêche historique des pays européens, en particulier dans la Manche et la mer du Nord et surtout autour des îles britanniques. Bien que donnant des droits réciproques aux pêcheurs anglais, ces derniers ont pu avoir l’impression de devoir partager leurs zones de pêche avec leurs homologues européens dans un contexte grandissant de tension autour des quotas. Surtout, la pêche anglaise, marquée par un haut niveau de financiarisation, a vu des États européens, comme les Pays-Bas, investir fortement dans les navires britanniques et grâce au régime des quotas individuels transférables (QIT) mettre la main en toute légalité sur les droits de pêche rattachés.
Comme les « Brexiters » s’y étaient engagés, cette convention, intégrée à la politique commune des pêches (PCP) à la suite de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE en 1973, a été dénoncée en juillet 2017 dans le cadre du Brexit.
Dès lors, l’Union européenne et la Grande-Bretagne, en amont de l’ACC, ont travaillé pour trouver un accord et établir un niveau de quotas. Ces discussions techniques ont pendant toute l’année 2020 régulièrement achoppé compte tenu du risque que faisait peser la position britannique sur le secteur européen, très dépendant des eaux britanniques. En effet, volumes et valeur combinés, la plupart des États membres pêcheurs sont dépendants des eaux anglaises. Si la Belgique est le pays qui dépend le plus de ces captures réalisées dans les eaux anglaises (50 %), elle est suivie par l’Irlande (35 %), le Danemark (30 %), les Pays-Bas (28 %), l’Allemagne (19 %) puis la France (19 %). Par ailleurs, certaines régions en France sont plus fortement dépendantes des eaux britanniques que d’autres comme la Bretagne dont les armements y font la moitié de leurs prises annuelles. Dans cette relation de dépendance, la Grande-Bretagne n’est pas en reste puisque 70 % de ses produits de la mer sont exportés vers l’Union européenne.
En définitive, si la pêche a servi de totem au gouvernement Johnson, elle a surtout été très largement instrumentalisée pour faire pression sur d’autres sujets, notamment sur le protocole nord-irlandais.
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Pêche en eaux troubles
Finalement, l’ACC prévoit que l’Union européenne renonce à 25 % (en valeur) des quotas qui étaient jusqu’à présent pêchés dans les eaux du Royaume-Uni. Ces transferts de quotas au Royaume-Uni s’étageront de 2021 à la mi-2026 ; ils seront progressifs avec 60 % en 2021, puis 70 % en 2022, 80 % en 2023, 92 % en 2024 pour achever ce processus fin 2025. En contrepartie, la Grande-Bretagne accepte de délivrer des autorisations de pêche aux navires communautaires en zone économique exclusive et dans ses eaux territoriales. Sous pression, Boris Johnson a donc lâché du lest dans les tout derniers jours de négociation et les chancelleries européennes ont pu pousser un soupir de soulagement. Toutefois, deux points vont faire rebondir les discussions : la mise en œuvre de l’ACC et la question des îles anglo-normandes.
Le diable se nichant souvent dans le détail des accords internationaux, le sujet des critères d’éligibilité des navires européens pour obtenir une licence de pêche dans la période transitoire 2021-2026 va faire l’objet de discussions très vives, notamment entre la France et le Royaume-Uni.
Cette querelle est d’autant plus complexe que les critères d’éligibilité pour les navires sont ambigus. En effet, l’annexe FISH 4 joint à l’ACC se borne en son article 2 §1 à définir la notion de « navire remplissant les conditions » comme un navire d’une partie qui a pêché dans la zone mentionnée dans la phase précédente pendant au moins quatre ans entre 2012 et 2016. Sont aussi concernés les navires dit remplaçant qui sont entrés en flotte sur cette période, en remplacement direct de navires qui en ont été retirés pour des raisons d’âge, de départ en retraite du patron armateur, etc. Si la question des accès à la zone économique exclusive se résout de manière très consensuelle, ce manque de précision ouvre cependant une seconde phase de discussions en 2021 où s’affrontent la France et le Royaume-Uni sur la définition de ces critères, notamment pour les accès aux eaux territoriales britanniques. Ces zones de pêche, très proches des côtes françaises, sont fréquentées par des navires de moins de 12 mètres qui ne sont pas assujettis à l’emport d’un système de géolocalisation. Dès lors, les preuves d’antériorité sont plus difficiles à fournir même si elles existent par d’autres biais comme les journaux de pêche par exemple. Autre écueil pour les navires entrés en flotte en 2016, la production de preuves que le navire qu’ils remplacent a bien fréquenté les eaux britanniques.
Le deuxième point d’achoppement est la question des îles anglo-normandes. En effet, l’ACC met un terme au traité de Granville. Ce traité signé en 2000 et ratifié en 2004 a permis pendant vingt ans aux pêcheurs granvillais, mais aussi à ceux de Saint-Malo, de pêcher dans les eaux des bailliages de Jersey et de Guernesey dans le cadre d’un accord rénové. Dès lors que le traité devient caduc, les autorisations de pêche doivent être délivrées par les entités administratives des îles anglo-normandes selon les critères ambigus évoqués plus haut et qui ouvrent la possibilité à des interprétations assez libres. En outre, le bailliage de Jersey, notamment, a profité du Brexit pour réduire la présence des navires français dans ses eaux. La question s’envenime rapidement et plusieurs manifestations de pêcheurs réunissent 70 navires le 6 mai 2021 devant Jersey puis 150 personnes sur la plage d’Armanville à Pirou dans la Manche le 18 septembre 2021. Le lieu de cette dernière manifestation n’est pas anodin, car la plage accueille l’atterrage d’un des câbles sous-marins qui alimente l’île de Jersey en électricité. Le message envoyé est donc très clair. Côté britannique, on joue volontiers la carte de la tension en envoyant deux patrouilleurs maritimes, respectivement le HMS Severn et le HMS Tama pour « protéger » les bailliages de Jersey et Guernesey. Les deux parties poursuivent des discussions très tendues et des menaces de rétorsion ou de représailles sont proférées tout au long de cette séquence.
Si la France a obtenu la majeure partie des licences demandées, la crise entre Londres et Paris a davantage servi de révélateur aux conflits larvés entre les deux États. Bien sûr, la France a cherché à protéger son secteur professionnel ainsi que la place de Boulogne-sur-Mer et son secteur agroalimentaire. Toutefois, des deux côtés, des désaccords importants couvaient. Le gouvernement de Boris Johnson a ainsi plusieurs fois critiqué la position française dans les négociations autour du Brexit, soupçonnant Paris d’une approche punitive à son endroit. Côté français, Boris Johnson a été perçu comme un acteur non fiable et cherchant à diviser les Européens. Autre pomme de discorde, l’épineux dossier migratoire et la traduction concrète des Accords du Touquet où les Britanniques critiquent une gestion inefficace quand les autorités françaises se plaignent de ne pas avoir reçu les montants financiers promis par la partie anglaise.
Au-delà des relations franco-britanniques, fortement fragilisées par cet épisode, il est indéniable que le domaine des pêches, international par définition, a souligné avec acuité les enjeux de souveraineté liés à la mer et à son exploitation.
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