Alors que le rôle des médias est d’informer, la presse n’a cessé de fournir des informations catastrophistes et erronées sur le Brexit, annonçant le chômage, la destruction de l’économie, la dissolution de l’État et la fin du Royaume-Uni. À la veille effective du Brexit, rien de tout cela n’a eu lieu, et rien de cela n’aura lieu.
Il n’a pas manqué non plus en Irlande du Nord de prédictions apocalyptiques. On se souvient par exemple de l’annonce en septembre 2018 de pannes générales d’électricité dans la province en cas de Brexit sans accord. Juste avant, on avait brandi la menace de l’instauration d’un permis spécial pour traverser la frontière entre les deux Irlande… Ces frayeurs se sont révélées infondées au fil des négociations, mais l’Irlande du Nord, bien qu’elle n’ait été que peu évoquée pendant la campagne du référendum du Brexit, est devenue quasiment le problème central des négociations à propos de la sortie de l’Europe : y aurait-il un retour de la frontière entre les deux parties de l’Irlande ? Allait-on voir ressurgir le spectre de la guerre, c’est-à-dire de violents affrontements intercommunautaires entre catholiques et protestants dans le Nord (notamment par le biais de leurs milices armées), ainsi que le retour de l’armée de terre britannique en mission de maintien de l’ordre et de lutte antiterroriste ?
Ce scénario catastrophe prédit en cas de no deal doit être considéré depuis le 31 octobre dernier comme peu crédible. En effet, le gouvernement britannique n’a jamais fléchi sur son engagement de préserver le traité du Vendredi saint (Good Friday Agreement) signé en 1998 : il a régulièrement exclu le rétablissement d’une frontière sur l’île et rappelé la nécessité constitutionnelle de soumettre toute décision sur le futur statut constitutionnel de l’Irlande du Nord à l’assentiment des deux communautés.
Notre fil conducteur sera ainsi celui du changement dans la continuité, car nous pensons que – contrairement au discours courant sur le sujet – l’évolution du destin politique de l’Irlande du Nord n’est pas essentiellement liée à la construction européenne, mais bien plus aux deux éléments fondamentaux suivants :
- Les relations bilatérales entre le Royaume-Uni et la République d’Irlande: sur ce plan, la politique initiée par Margaret Thatcher dès juin 1984 a permis de dépasser le niveau proprement local du face-à-face avec l’IRA et abouti quatorze ans plus tard au traité du Vendredi saint.
- La conscience britannique – et notamment conservatrice – du caractère premier de la souveraineté de l’État. Dans ce dernier sens, la décision de quitter l’Union européenne peut être interprétée comme un coup de frein supplémentaire donné au processus pourtant très engagé de dilution de l’État-nation souverain dans un cadre supranational, devenu à partir de la fin de la guerre froide l’horizon indépassable de la politique européenne.
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La continuité politique du destin de l’Irlande du Nord
Le règlement de la conflictualité en Irlande du Nord n’est pas du ressort de l’Europe, pas plus que ne l’est la question de ce que l’on appelle volontiers et faussement la « réunification » de l’Irlande. Le 15 novembre 1985, presque un an après l’explosion de la bombe dans les locaux du congrès du Parti conservateur à Brighton qui avait failli coûter la vie au Premier ministre britannique, et quatre ans après le très dur affrontement de celle-ci avec les grévistes de la faim de l’Armée républicaine irlandaise, Margaret Thatcher signait l’Anglo-Irish Agreement avec Garret FitzGerald, le très charismatique Taoiseach irlandais. Cet accord, présenté par les deux parties comme le seul chemin possible vers non pas une résolution du conflit en Irlande du Nord, mais plutôt une « coexistence pacifique » des deux communautés antagonistes, était en réalité un traité entre les deux gouvernements et constituait un acte fondateur de la reconnaissance officielle par le Royaume-Uni de la « dimension irlandaise » de la politique du royaume dans le nord de l’Irlande. En termes politiques, nous dirons qu’il s’agissait véritablement d’une reconnaissance qu’il existe aussi une version de l’ordre politique du Royaume-Uni (et donc du maintien de cet ordre) dans laquelle la République d’Irlande constitue un véritable acteur.
C’est ainsi que ceux qui tentent aujourd’hui de lier le destin de l’Irlande du Nord au comportement de l’Écosse (en réalité du Parti national écossais ou SNP) ont de fortes chances de se tromper : d’une part il est très improbable, au vu des résultats du référendum écossais sur l’indépendance (55 % contre), que Westminster en accorde un nouveau au SNP avant des lunes ; d’autre part le précédent de la Catalogne nous oblige à évaluer de manière très pessimiste les chances de survie en Europe d’une Écosse qui se détacherait unilatéralement du Royaume-Uni.
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Le niveau d’analyse de l’État : la question de la violence
La question de la violence politique ou encore celle de la sécurité en Irlande du Nord est sans doute celle qui relève le plus du changement que de la continuité. En effet et tout d’abord, contrairement à la vision idyllique des relations intercommunautaires véhiculée ici et là par les thuriféraires du remain – qui assimilent la signature du traité du Vendredi saint à l’influence de l’Europe et à la fin du conflit – la violence intercommunautaire n’a pas cessé depuis la signature du traité. Bien sûr, aujourd’hui les militaires sont partis, la Royal Ulster Constabulary (qui était essentiellement une émanation de la communauté protestante) a fait place à la « police d’Irlande du Nord » qui n’a plus aucune référence sectaire. Mais la tension intercommunautaire et les actes de violence (y compris les assassinats sectaires) sont toujours bien présents. On peut dire que le conflit en Irlande du Nord a constitué depuis 1969 l’un des défis à l’ordre public parmi les plus importants et les plus longs qu’ait eu à subir un pays de la Communauté européenne dans la période contemporaine. Les statistiques de la violence en Irlande du Nord considérée comme spécifique à la situation de conflit sont éclairantes : de 1969 à 2002, on a enregistré 3 349 morts (dont 2 392 civils, 302 policiers et 655 militaires). Depuis 2002 (c’est-à-dire bien après la signature du traité du Vendredi saint), on recense encore près d’une centaine de morts liés au conflit.
Le contexte politique européen et international : le retour de la primauté de la souveraineté de l’État
« The UK is reconstituting the state. » Cette phrase d’un journaliste anglais résume à notre avis remarquablement la problématique du Brexit, qui relève essentiellement de la réaffirmation de la souveraineté de l’État du Royaume-Uni, à la fois au plan interne et dans le système international.
En nous plaçant à ces deux derniers niveaux d’analyse (celui du sous-système régional européen et celui du système international), nous pouvons comprendre à quel point le réveil identitaire exprimé par le vote Leave n’est pas à comprendre en termes nationaux, mais constitue une manifestation d’un mouvement plus vaste de retour de l’État comme unité principale d’action dans le système international. En effet, si l’on se souvient que le Brexit est essentiellement une demande anglaise ou britannique (par opposition aux sentiments nationalistes écossais et/ou irlandais, c’est-à-dire dans ce dernier cas catholique/républicain), cette demande doit être analysée comme une demande de protection ; protection vis-à-vis de la politique migratoire européenne notamment, mais aussi protection contre l’extension de l’ordre normatif (et donc politique) européen, une règlementation jugée abusive et antibritannique.
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La vision dominante de la question d’un point de vue politico-constitutionnel est que la sortie du Royaume-Uni changerait non seulement l’Union européenne, mais aussi abîmerait les liens anciens qui font tenir ensemble l’Angleterre, l’Irlande du Nord, le Pays de Galles et l’Écosse. Cette vision repose sur un présupposé essentiel et pourtant quelque peu trompeur, à savoir que ce sont les lois européennes qui ont contribué à garder le Royaume-Uni. Cette idée est largement fausse : en effet, ce que l’on a appelé le « processus de dévolution » entamé en 1997 par le nouveau Premier ministre travailliste Tony Blair a eu pour conséquence immédiate de formaliser l’autonomie des différentes parties du royaume ainsi que d’institutionnaliser encore plus fortement une asymétrie déjà présente depuis des siècles. On peut donc estimer que les velléités d’indépendance (notamment écossaises) que l’on n’avait pas réévoquées depuis les années 1960 ont été largement ravivées par le processus de dévolution lancé en 1997… Il faut se souvenir à ce propos que l’on était alors au pic de l’enthousiasme européen pour « l’Europe des régions ». Et la création du comité des régions par le traité de Maastricht était une manifestation importante et supplémentaire de la nouvelle doctrine européenne de création et de développement d’une sorte d’ordre politique européen supérieur à ceux des États et visant éventuellement à les remplacer. Il n’est donc pas juste d’affirmer que l’Europe ait eu un quelconque effet centripète sur le Royaume-Uni : celui-ci est un État naturellement centrifuge, et l’idée de l’Europe des régions a en fait exacerbé cette tendance fondamentale. C’est ce véritable paradigme européen que le Brexit remet fondamentalement en question.