Les Échos Week end, supplément hebdomadaire du quotidien Les Échos, permet de s’informer à peu de frais sur ce qu’il faut croire et sur ce qu’il faut dire. L’article final du numéro 66 se signale ainsi par une accumulation de lieux communs politiquement corrects. « Le Brexit consommé, les Anglo-Saxons vont pouvoir consolider un axe fort qui va de l’Angleterre à l’Australie en passant par les États-Unis. Au-delà de leurs différences, il faut reconnaître qu’ils ont beaucoup en commun et qu’ils ont façonné une nouvelle classe politique décomplexée qui pratique l’ultralibéralisme, le climatoscepticisme, le suprémacisme blanc plus ou moins avoué derrière un discours qui accorde à la vérité et au mensonge la même valeur. »
La campagne électorale américaine a débuté en France sur le mode de la retenue, on le voit. Ce n’est pas la première fois que la presse française se trompe par idéologie. Dans les années 1980, elle avait présenté Reagan comme un acteur de série B inculte, puis Helmut Kohl comme un balourd incapable d’atteindre les subtilités de la pensée des dirigeants français, « trop intelligents, trop subtils, trop techniques » comme dira plus tard le député LREM Gilles Legendre. Trop intelligents et trop techniques, comme l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, Andrew Haldane, pour qui le Brexit serait une catastrophe – car l’intelligence n’a pas de frontière. En janvier 2017, il devait reconnaître ses erreurs de prévision ; il se justifiait en déclarant que les modèles économiques étroits ignorent les « comportements irrationnels » – décidément, trop d’intelligence tue l’intelligence. Sans se décourager, les « intelligents » expliquèrent que les effets du Brexit se sentiraient plus tard, quand il serait réalisé. Peut-être, mais pourquoi avoir dit l’inverse pendant la campagne ? En même temps, ils répétaient que le peuple britannique commençait à comprendre son erreur et à regretter son vote. Un nouveau référendum donnerait un résultat opposé, prétendaient-ils. Les élections législatives de décembre 2019 leur apportèrent un nouveau démenti en donnant une nette majorité à Boris Johnson qui avait relancé le Brexit.
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Quand les « intelligents » parlent des « déplorables »
On pourra s’amuser aussi des prédictions concernant l’élection présidentielle américaine de 2017, mais nous n’avons pas le temps pour nous distraire à ce point. Cette fois, la leçon humiliante a porté. Marc Dugain, le journaliste des Échos, se montre prudent et estime que Trump a « de fortes chances d’être réélu ». Expert échaudé aime l’eau tiède, et la plupart des observateurs français abondent dans le même sens. Encore faut-il s’interroger sur des prédictions faites alors que l’on ne connaît pas encore l’adversaire de Trump. Et remarquer que le bilan de Trump ne doit pas être si catastrophique puisque sa réélection n’est pas impossible alors que Marc Dugain qualifie cette perspective de « cauchemar pour les Américains respectables ». Comprenne qui pourra, à moins que l’auteur ne laisse entendre que la majorité des Américains n’est pas respectable – des « déplorables » selon le mot qu’avait lâché Hillary Clinton dans un moment de sincérité qui lui a coûté cher.
Fondements de la communauté anglo-saxonne
Déplorables les Américains, et plus généralement déplorables les Anglo-Saxons si l’on en croit l’article de Dugain. Écartons la moraline et reconnaissons qu’il a le mérite de mettre l’accent sur l’existence d’une communauté anglo-saxonne dont l’importance est généralement négligée en France. Elle englobe les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la majeure partie du Canada. À eux cinq, ces pays couvrent 28 millions de km², près de 19 % des terres émergées, et abritent 490 millions d’habitants, 6,5 % du total mondial. Leur PIB dépasse 26 500 milliards de dollars [simple_tooltip content=’En 2018, source Banque mondiale. Les PIB sont estimés à leur valeur nominale, les chiffres sont très différents si l’on calcule en parité de pouvoir d’achat.’](1)[/simple_tooltip], environ un tiers du total mondial.
L’ensemble possède une grande cohésion. Celle-ci tient d’abord à l’origine commune des Anglo-Saxons qui, venus de la côte est de la mer du Nord entre Hollande et Danemark, ont peuplé l’Angleterre à partir du ve siècle. Ces peuples se sont associés aux Celtes, puis dans les colonies aux migrants du monde entier. Il n’empêche, le noyau dur est bien issu de l’Angleterre du Moyen Âge et c’est de là que viennent les racines originales des pays anglo-saxons : la Grande Charte de 1215, l’habeas corpus de 1679, le parlementarisme, le rôle des juges plus que de la loi sans oublier bien sûr l’usage de l’anglais. On retrouve des similitudes comparables dans le champ économique et social : libéralisme, attachement à la propriété privée, individualisme… Le libre-échange jouit d’un préjugé favorable même si beaucoup ont préféré le protectionnisme à différentes époques – les républicains américains de la guerre de Sécession à 1945 et peut-être jusqu’à aujourd’hui, le premier parti conservateur canadien de la fin du xixe au début du xxe siècle. Généralement l’esprit marchand domine, l’attrait pour le « grand large », le poids de la finance et la recherche de ressources et de débouchés au-delà des mers.
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Une géopolitique anglo-saxonne
Les Anglo-Saxons partagent des valeurs communes. Ils se sont donc trouvés dans le même camp tout au long du xxe siècle, voire auparavant, face aux grandes puissances continentales comme la Russie et l’Allemagne et s’inquiètent aujourd’hui de l’expansion chinoise dans le Pacifique où ils ont tous des intérêts. Depuis longtemps, ils sont amenés à coopérer, ainsi dans le cadre de l’alliance des « cinq yeux » organisée en 1946 autour de la NSA pour surveiller la planète [simple_tooltip content=’Claude Delesse, La NSA, Taillandier, 2016.’](2)[/simple_tooltip]. Ils manifestent ainsi un degré de confiance mutuelle supérieure à celle qu’ils éprouvent pour n’importe quel autre pays. Ne sont-ils pas de la même famille et les liens du sang ne sont-ils pas les plus forts ?
Le Royaume-Uni est leur berceau commun, mais quatre d’entre eux sont des excroissances outre-mer. Qualifiés de « pays neufs » au début du xxe siècle, ils ont d’abord assis leur prospérité sur la mise en valeur de leur territoire, ils restent de grands exportateurs de matières premières et ils se méfient des discours écologistes. Que serait la Nouvelle-Zélande dans un monde converti au végétalisme, ses ventes d’agneaux, de bovins ou de produits laitiers ? Les États-Unis ne sont pas prêts à renoncer à leur gaz de schiste, l’Australie à son charbon ni le Canada à ses schistes bitumineux, malgré le souci de Trudeau de peaufiner son image écologiquement correcte. Il n’est pas surprenant que ces pays soient régulièrement mis au ban de la communauté internationale au nom de la défense de l’environnement, même s’ils sont beaucoup plus sensibles que nous aux charmes de la nature sauvage (la wilderness).
Les pays anglo-saxons sont donc d’abord des puissances terrestres, on l’oublie souvent, alors que ce fait explique leur réticence commune face à l’écologie politique. Elles sont aussi des puissances maritimes, nées d’aventures et d’explorations navales dont les liens dépendent du contrôle des océans. Il s’agit en fait d’îles-continents, un oxymore qui les définit bien. Ajoutons que la quasi-insularité contribue à leur identité que beaucoup aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, voire au Québec, estiment aujourd’hui menacée par une immigration trop éloignée de leurs racines anglo-saxonnes.
Terrestres et maritimes. Ouverts sur le monde tout en voulant limiter l’influence de celui-ci chez eux. Dépendants de leurs matières premières et proches de la nature. Les pays anglo-saxons présentent un double visage. C’est ce fait qu’il faut comprendre plutôt que de vociférer contre leurs leaders et regarder avec mépris leurs habitants ; ces « déplorables ».