<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Brésil : du crime à l’espoir ?

28 novembre 2019

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Photo : (c) Pixabay

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Brésil : du crime à l’espoir ?

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Il y a un an, le 28 octobre 2018, Jair Bolsonaro remportait l’élection présidentielle brésilienne avec 55 % des voix. Le levier majeur de son succès ? Sa volonté affichée de lutter contre la criminalité et la corruption, deux défis majeurs pour la société brésilienne. Les chiffres donnent le tournis, notamment ceux des homicides. Or, ni la relance de l’économie ni la paix sociale ne pourront être atteintes tant que le pays n’aura pas éradiqué ces deux fléaux, intimement liés.

« L’élection de Jair Bolsonaro, avec 57,8 millions de voix, dit la colère des Brésiliens. Contre les élites, contre l’establishment politique, contre la corruption. Ce qui importe, ce n’est pas ce que le président a promis de faire, mais ce qu’il a promis de détruire : “la vieille politique”, la corruption, les échanges non conformes avec des partis en trompe-l’œil sur des mesures impopulaires, ou pour des prébendes illégales [simple_tooltip content=’« Un monde sans boussole, l’Amérique latine en fusion », Ramses 2020, publié sous l’égide de l’Ifri, septembre 2019, p. 124.’](1)[/simple_tooltip]. » Ces lignes corroborent les conclusions de notre livre-enquête, Brésil – Corruption, trafic, violence, criminalité, vers la fin du cauchemar ?, où, avec une quinzaine d’experts français et brésiliens de différents horizons, nous avons cherché à comprendre les raisons du basculement politique majeur de la huitième puissance économique mondiale.

De fait, la lutte contre la criminalité et la corruption a constitué la pierre angulaire de l’élection de Jair Bolsonaro. Comme le note le professeur Hervé Théry, l’un des meilleurs connaisseurs français du Brésil, « les thèmes de la violence et de l’insécurité ont tenu une place majeure dans la campagne pour les élections brésiliennes de 2018 et leur utilisation a été l’une des principales raisons du succès de Jair Bolsonaro. Le Brésil est, de fait, l’un des pays les plus violents au monde, avec des taux d’homicides plus élevés que bien des pays en guerre, dont la Syrie. Mais cette réalité tragique ne paraissait pourtant pas être une préoccupation majeure pour les pouvoirs publics et pour l’opinion brésilienne, qui semblaient la considérer comme une sorte de fatalité, jusqu’à la récente prise de conscience de ce qu’elle avait d’insupportable. »

À l’instar des cercles de l’enfer de Dante, la criminalité qui ronge le Brésil occupe plusieurs étages. Il y a d’abord la criminalité « ordinaire », de la rue, qui hante tous les Brésiliens et empoisonne leur quotidien. Elle n’existe que parce qu’une seconde réalité criminelle, liée à la corruption généralisée du système – administratif, juridique, politique – lui laisse le champ libre, voire l’encourage. Au-dessus, la vraie logique criminelle qui commande l’ensemble est celle d’une prédation financière généralisée qui a ruiné le pays. Ainsi, les sommes sur lesquelles la police fédérale a déjà enquêté dans la seule affaire de corruption politique du Lava Jato avoisinent les 2 800 milliards d’euros. On a donc affaire ici à un empilement de strates criminelles hors du commun, contre lequel s’est dressé le peuple brésilien.

A écouter aussi : Podcast – Brésil : un pays qui ploie sous la criminalité

Le délitement de l’État est tel dans certaines zones que les forces armées sont appelées en ultima ratio, dans un cadre légal très bordé, inscrit dans la constitution : la garantie de la loi et de l’ordre (GLO). Mais comme le reconnaissent volontiers les militaires, ce recours aux forces armées, malgré certaines réussites, ne peut être considéré comme une solution définitive au problème de la violence au Brésil. Et la criminalité demeure bel et bien le problème numéro un des Brésiliens [simple_tooltip content=’Conflits, n° 19, octobre 2018, p. 67-68, entretien de Flavio Werneck Meneguelli avec Bruno Racouchot.’](2)[/simple_tooltip]. Deux ans avant l’élection de Jair Bolsonaro, des données statistiques [simple_tooltip content=’http://www.forumseguranca.org.br/publicacoes/10o-anuario-brasileiro-de-seguranca-publica/ ‘](3)[/simple_tooltip] mettaient en évidence le positionnement de l’homme de la rue face aux violences : un Brésilien sur trois comptait dans son environnement familial ou amical une victime d’assassinat. Un constat qui explique que 57 % de la population affirmaient clairement qu’« un bon bandit est un bandit mort ». Expression dont Jair Bolsonaro a usé et abusé durant sa campagne électorale.

Lutte contre la corruption publique

Dès sa prise de fonction en janvier 2019, le nouveau gouvernement a pris le problème à bras-le-corps. Les « caisses noires » de nombreuses institutions financières font ainsi l’objet d’enquêtes : Banque du Brésil, Caixa Economica Federal ou encore BNDES (Banque nationale de développement, impliquée dans de nombreux financements illégaux à l’international), laquelle va devoir rendre des comptes au Trésor public. L’intégralité du système politique, économique, social, culturel, est touchée. La Controladoria-Geral da União – peu ou prou notre Cour des comptes – estime que 80 % des municipalités brésiliennes sont impliquées dans des détournements de ressources publiques fédérales !

Même s’ils sont insuffisants, les premiers résultats en matière de lutte contre la criminalité sont encourageants. En comparant les chiffres de 2018 à 2019, de janvier à mai, on enregistre une baisse de 12 % des viols, de 21 % des homicides, de 26 % des vols de véhicules, de 38 % des braquages de banques… Cependant, les experts reconnaissent que la seule répression ne suffira pas. Il faut que le pays use de pédagogie, engage de vraies réformes structurelles, administratives et juridiques, fasse de sérieux efforts en matière d’éducation et d’évolution des comportements.

En octobre dernier, les Brésiliens ont dit non à une vieille classe politique, discréditée par une corruption omniprésente associée à une violence extrême qu’elle n’a jamais voulu ou su endiguer. Le nouveau gouvernement doit donc assumer le mandat que le peuple brésilien lui a confié. De son succès dépend en grande partie le retour à la confiance et à la stabilité, conditions indispensables au redémarrage de l’économie. Le très populaire ministre de la Justice et de la Sécurité, Sergio Moro, sait qu’il n’a pas droit à l’erreur. Sa situation est délicate. Soutenu par la rue, il doit en revanche faire face aux manœuvres du Parlement et du Tribunal suprême fédéral, qui cherchent à endiguer son action. Pourra-t-il vaincre un système qui, manifestement, se défend ? Et surtout, sera-t-il suivi par le président, dont l’un des fils, Flávio, est empêtré dans une affaire peu flatteuse ?


Une violence physique et économique inouïe

Publié début juin 2019, l’Atlas da Violência, qui fait autorité en matière criminelle au Brésil, dresse un bilan terrible de l’année 2017. Réalisé sous l’égide de l’Ipea (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada – Institut de recherche économique appliquée) / Forum Brasileiro de Segurança Publica (forum brésilien de sécurité publique), ce rapport recense 65 602 homicides en 2017, soit 31,6 pour 100 000 habitants : le pire niveau de violence jamais enregistré au Brésil (pour mémoire, en Europe, le taux oscille entre 1 et 2 /100 000).

Dans la jeunesse brésilienne, on compte en 2017 35 783 homicides, soit le terrible taux de 69,9 homicides/100 000 jeunes, avec des pointes faramineuses dans des États du Nordeste : en tête, le Rio Grande do Norte (152,3 homicides/100 000 jeunes). Les chercheurs soulignent que 75 % des victimes d’homicides de 2017 sont des Noirs. Violences faites aux femmes en 2017 (92 % des victimes d’homicides sont des hommes) : 4 936 femmes assassinées.

En rassemblant les données de 2007 à 2017, on parvient à 618 000 victimes d’homicides au Brésil. Ce qui veut dire que, sur la même période, le Brésil a connu plus d’homicides que la guerre en Syrie n’a causé de morts… Autre paramètre frappant : pour la seule année 2017, 371 policiers brésiliens ont été tués en service. En regard, l’ensemble des soldats français tués au cours des opérations extérieures depuis l’an 2000 se monte à 231. C’est dire que la criminalité de rue au Brésil présente des taux d’attrition largement supérieurs à ceux trouvés dans nombre de zones en guerre.

Les auteurs de l’étude soulignent aussi l’impact majeur de cette criminalité sur l’économie, estimant son coût total (coûts privés et dépenses publiques) à environ 5,9 % du PIB, autrement dit plus de 100 milliards d’euros. Il faut prendre en compte ces paramètres, frappant de plein fouet la vie quotidienne des Brésiliens et en premier lieu les plus modestes et les plus démunis, pour saisir les raisons profondes du basculement politique majeur qu’a constitué en octobre 2018 l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil.

Pour plus d’informations : http://www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/relatorio_institucional/190605_atlas_da_violencia_2019.pdf

À propos de l’auteur
Nicolas Dolo et Bruno Racouchot

Nicolas Dolo et Bruno Racouchot

Nicolas Dolo et Bruno Racouchot ont publié Brésil - Corruption, trafic, violence, criminalité : vers la fin du cauchemar ?, livre-enquête, éditions Eska, 2019.

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