Le Brésil : une vie politique particulière (1)

19 février 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : 17/04/2016- Brasília- DF, Brasil- Sessão especial para votação do parecer do dep. Jovair Arantes (PTB-GO), aprovado em comissão especial, que recomenda a abertura do processo de impeachment da presidente da República. Foto: Antonio Augusto/ Câmara dos Deputados

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Le Brésil : une vie politique particulière (1)

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Le Brésil est un pays complexe à l’histoire particulière dont l’analyse échappe aux grilles de lecture européennes. Pour en comprendre les spécificités, nous proposons trois articles qui expliquent l’histoire politique du pays et ses développements.

 

Article initialement paru sur le site IstoéBrésil

 

Les observateurs étrangers qui sont peu familiarisés avec la vie politique brésilienne ont souvent du mal à s’y retrouver. Faute de connaissances historiques, d’une approche informée des partis et de la vie des élus, ils ont tendance à se contenter de concepts empruntés à la grammaire politique des vieilles démocraties occidentales. Ils sont donc surpris de découvrir que les héros de la gauche qu’ils chérissent souvent sont aussi des politiciens roués, des praticiens habiles du clientélisme et de ce que l’on appelle au Brésil le « fisiologismo »[1]. Lorsqu’ils abordent le fonctionnement et le rôle des forces politiques qui composent le « Centrão »[2] au sein du Congrès fédéral, ils recourent à des jugements moralisateurs, mais ne cherchent pas à analyser les logiques d’acteurs sous-jacentes aux pratiques des professionnels de ce qui est souvent appelé la vieille politique. Les lignes qui suivent n’ont pas pour objectif de justifier sur un plan éthique des pratiques souvent archaïques. On a cherché ici uniquement à fournir quelques clés de compréhension du clientélisme et du « physiologisme » qui inspirent encore fortement un secteur important de la classe politique.

 

La marque de l’histoire.

 

Le clientélisme politique s’est imposé comme la norme des relations établies entre les différents échelons du pouvoir sous la República Velha, entre 1889 et 1930, lorsqu’une oligarchie essentiellement rurale va consolider son pouvoir traditionnel (essentiellement municipal) en fournissant à la république naissante l’échelon intermédiaire dont elle a besoin pour contrôler les États fédérés et les municipalités.

 

La República Velha a instauré le principe de la désignation par élection des responsables du pouvoir exécutif. Désormais, aux trois niveaux de la vie publique (commune, État fédéré, État fédéral), les institutions seront dirigées par des personnalités élues et non plus désignées par le pouvoir central. Ni les forces politiques existantes ni le système administratif ne disposent cependant de réseaux nationaux d’une capillarité suffisante pour asseoir le nouveau régime républicain naissant et remplacer les oligarchies traditionnelles locales par une nouvelle classe de dirigeants choisis par le suffrage populaire. La jeune République va devoir composer avec l’ancien régime. Celui-ci est représenté dans l’intérieur de ce pays-continent par des caudillos locaux que l’on appelle des coroneis. Ces derniers dominent la population des campagnes et des petites villes, notamment dans les régions du pays où la majorité des habitants n’est pas scolarisée, vit dans des conditions misérables, accepte son sort au nom du fatalisme religieux. Ces « caudillos » sont maires ou élus des assemblées municipales. Ils côtoient au quotidien les habitants. Ils sont propriétaires des domaines agricoles sur lesquelles vit et travaille une part importante de la population. Ils dirigent les entreprises industrielles et commerciales où les salariés urbains trouvent un emploi. Ils assument le pouvoir à l’échelle municipale.

 

Les coroneis sont des personnalités craintes et respectées par la masse du peuple dont les droits civiques et politiques ont peu évolué immédiatement après l’instauration du régime républicain. D’eux dépendent l’accès à la terre, au logement, à la sécurité, au travail d’une majorité d’habitants. La survie de la famille dépend de la sujétion au coronel. Ce dernier assure la survie économique d’une grande partie de la population. En contrepartie, il peut exiger de « ses gens » qu’ils soient obéissants, soumis, loyaux. Dans de nombreuses régions du Brésil, les coroneis vont utiliser ce lien de soumission pour fournir au nouveau régime républicain les relais locaux de pouvoir dont il a besoin pour s’imposer sur l’ensemble du continent. Dominant la population, le coronel va transformer celle-ci en une clientèle électorale captive. Le potentat local vient à occuper une fonction centrale dans ce régime républicain émergeant et hybride. Il instrumentalise le système électoral pour pérenniser son autorité et sa domination. Il devient maire et contrôle les autres institutions locales, qu’elles soient législatives (assemblées municipales) ou judiciaires (choix des magistrats, ingérence dans le fonctionnement de la Justice et des tribunaux).

 

Comment le « système coronéliste » peut-il influencer le vote de la population alphabétisée, utiliser des élections « libres » comme instrument de perpétuation et de légitimation de son pouvoir ? Soulignons ici que le nombre des électeurs est limité [3]. En outre, le vote n’est pas secret. Le système électoral de l’époque est désigné sous le terme de voto de cabresto (cabresto = harnais) pour signifier que l’électeur est « guidé » dans son choix par un maître qui tient le harnais. Le « harnais » en question peut prendre la forme d’une contrainte directe. Les ruraux qui ne votent pas conformément aux directives du coronel perdent l’usage de la terre sur laquelle ils résident et qu’ils exploitent. Les électeurs urbains savent que le non-respect de la consigne peut les priver des emplois salariés que le caudillo local leur a fournis. S’ils exercent une activité de commerçants, le coronel s’efforcera de faire chuter leur chiffre d’affaires. Le « harnais » peut aussi prendre la forme de faveurs qui transforment l’électeur en obligé du caudillo local. L’électeur captif et loyal est protégé par le coronel qui alterne contrainte et paternalisme. Le maire peut réserver les emplois de la fonction publique municipale à ses partisans, ses alliés politiques, la cour des militants qui le soutiennent et encadrent les électeurs. Le premier élu de la commune utilise le patrimoine foncier de la ville comme un bien privé qu’il distribue à ses « amis ». La politique municipale soutiendra en priorité les entreprises et les corporations proches du chef de l’exécutif local. Dans la República Velha, le citoyen en devenir qui émerge est d’emblée contraint de vivre dans une relation d’échanges de faveurs avec un potentat local. Soumis à ce dernier, le citoyen est un client qui doit se placer sous la protection d’une autorité. Cette dernière doit en retour fournir à ses sujets, ses subordonnés, toutes les conditions d’une vie acceptable dès lors qu’ils sont loyaux.

 

 

Le coronélismo est un système politique, un réseau complexe d’influence qui va de l’oligarchie agraire locale jusqu’au sommet de l’État fédéral. Les dirigeants des États fédérés ont besoin des coroneis pour tenir leurs régions. Ces derniers mobilisent et orientent l’électorat local en faveur de tel ou tel candidat au poste de gouverneur. Le pouvoir central a besoin des coroneis pour gouverner le pays. Les coroneis forment un vaste réseau national. Ils sont loyaux à l’égard des Présidents ou gouverneurs des États locaux tant que les institutions politiques officielles leur octroient des avantages, des privilèges et contribuent à renforcer leur influence locale traditionnelle.

 

Le clientélisme est donc un rouage essentiel de la gestion des affaires publiques. À l’échelle d’une commune ou d’une région, le coronel dispose d’un pouvoir très important sur des populations locales dont les droits civiques et politiques sont encore très limités. Il exerce ce contrôle pour le compte des institutions républicaines officielles. Il peut mobiliser leur vote pour des scrutins nationaux. En échange, ce caudillo bénéficie au niveau du gouvernement de la Province (État fédéré) et de l’État central « d’amitiés » capables de l’appuyer dans la vie politique locale, de l’aider à maintenir une relation paternaliste avec la population, d’assurer la stabilité sociale. Ils décident du choix des fonctionnaires fédéraux ou régionaux chargés d’assurer des missions importantes dans les communes comme l’éducation ou la sécurité. Ils peuvent obtenir pour leurs dépendants des emplois dans l’administration. Ils bénéficient du soutien de l’État pour assurer le développement de leurs activités d’entrepreneurs, orientent les politiques publiques.

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L’avènement de la République suit de près l’abolition de l’esclavage. Le Brésil de la República Velha est un pays où l’éducation est peu développée. En 1890, le pays compte 12,212 millions d’habitants âgés de plus de 5 ans. Sur cet effectif, 10,091 millions sont analphabètes (82,6%). Trente ans plus tard, on recensait 26,042 millions de Brésiliens de plus de 5 ans, dont 18,549 millions d’analphabètes (71,2%). La structure sociale reste extrêmement polarisée et inégalitaire. Une petite minorité vivant dans les grandes villes dispose de l’essentiel de la richesse alors que la majorité de la population connaît la pauvreté ou l’extrême pauvreté. Dans ces conditions, même s’ils sont reconnus comme citoyens par la Constitution, la plupart des habitants du pays-continent ne le sont pas dans les faits. La République a établi les droits politiques (droit de vote, droit d’être élu), mais ils ne concernant qu’une minorité de la population (le suffrage n’est pas universel). Les Brésiliens ne jouissent pas vraiment de droits civils comme la liberté de parole, de pensée, de religion, l’égalité devant la loi. Les rares personnes et groupes sociaux qui ont suivi une scolarité complète (ou ont accédé à l’université) sont évidemment plus égaux que les autres. Condamnée à l’illettrisme, la majorité de la population peut difficilement jouir d’un droit d’expression ou de pensée. Le choix de la religion reste théorique dans un pays où la puissance de l’Église catholique reste considérable.

 

Une évolution de la citoyenneté particulière

Dans un travail publié il y a deux décennies, le sociologue José Murilo de Carvalho souligne que l’évolution de la citoyenneté depuis l’indépendance (1822) obéit au Brésil à une logique particulière [4] qui ne correspond pas à ce qui a été observé historiquement dans les démocraties mûres de l’Europe occidentale. Au Brésil, les droits sociaux ont été attribués par l’État fédéral à la population avant même que les droits civils et politiques soient assurés ou consolidés. L’accès à ces droits sociaux ne résulte pas d’un processus de mobilisation de la société civile organisée, d’une démarche revendicative reprise et canalisée par des formations politiques représentant la volonté majoritaire du corps social. Comme on l’a dit plus haut, les droits politiques ont été garantis très tard. La vie politique à tous les niveaux d’organisation des pouvoirs publics est animée par des partis qui sont des machines au service de caudillos. Un corps électoral contraint et limité désigne des élus appelés à diriger les institutions. Néanmoins, cette élection consiste à désigner des formations et des personnalités mues par la défense d’intérêts particuliers, respectant une logique clientéliste et dédaignant l’intérêt collectif.

 

L’octroi de droits sociaux résulte au Brésil de l’initiative de régimes autoritaires et dictatoriaux. C’est la dictature de Getúlio Vargas (1937-1945) qui a adopté les premières lois sociales portant sur les relations entre employeurs et travailleurs salariés. Réunies dans un code désigné sous le terme de Consolidation des Lois du Travail-CLT, ces lois forment encore la base du droit du travail brésilien et de la législation sur la protection sociale des salariés. Entre 1964 et 1985, la dictature militaire a étendu cette protection sociale aux travailleurs agricoles et ruraux. L’impulsion qu’ont donnée des régimes autoritaires à l’établissement des droits sociaux a eu pour effet de conférer au pouvoir exécutif une prépondérance par rapport au pouvoir législatif aux yeux de la population. Le pouvoir exécutif est l’instance qui octroie, qui protège, qui distribue, qui fournit des avantages, des rentes. L’individu est bénéficiaire de droits sociaux avant même de jouir de tous ses droits civils et politiques. Dans ces conditions, l’action politique ne consiste pas d’abord pour les citoyens à organiser leur représentation au niveau national par la constitution de partis politiques, la désignation de leaders, l’élection de candidats proposant un projet pour l’ensemble du corps social. Elle consiste à construire autour de caudillos locaux ou leaders de corporations un rassemblement de clients décidés à défendre leur intérêt particulier et à négocier pour ce faire directement avec le gouvernement sans passer par la médiation de la représentation nationale.

En ce sens, selon J.M. de Carvalho, la démocratie brésilienne se différencie des démocraties européennes. Ces dernières se caractérisent par l’existence de médiations, de formations politiques qui portent un projet collectif, sélectionnent des personnalités qui se soumettent au vote des citoyens appelés à choisir leurs représentants au parlement. Ces représentants ont pour fonction de voter les lois et contrôler l’action du gouvernement. D’un pays à l’autre, ils peuvent être élus sur la base de modes de scrutin différents (majoritaire, proportionnel). Une fois élus, ces parlementaires ne représentent pas leurs électeurs directs. Ils représentent la nation tout entière (on parle de représentation nationale). Les lois sont votées au nom de l’intérêt national. Le gouvernement agit dans l’intérêt de l’ensemble des citoyens.

Au Brésil, les parlementaires sont considérés comme représentant les électeurs de leurs circonscriptions. Très souvent, les lois fédérales ne sont pas donc pas votées pour répondre à une vision de l’intérêt national, mais pour apporter une réponse à des préoccupations régionales et locales, pour satisfaire des intérêts particuliers de groupes de pression, de corporations organisées. Certes, dans les débats législatifs, de nombreux parlementaires sont inspirés par leur conception de l’intérêt du pays, ils défendent une orientation politique, une idéologie. Mais dans de nombreux cas, les élus tentent avant tout de répondre aux demandes particulières des électeurs de leurs circonscriptions, des lobbys et corporations qui ont soutenu leurs campagnes et pourraient les soutenir dans l’avenir. Ils doivent tenir compte des exigences et des pressions des maires et des assemblées municipales locales qui sont des relais essentiels pour l’organisation de ces campagnes, pour la mobilisation des secteurs de l’électorat qui comptent, pour la captation de ressources financières. Les élus parlementaires sont dépendants d’une clientèle auprès de laquelle ils ont souscrit des engagements. La logique clientéliste qui opère à la base du système politique anime aussi son fonctionnement jusqu’au sommet.

Selon J.M. de Carvalho, « La représentation politique ne fonctionne pas pour régler les grands problèmes de la majeure partie de la population. Le rôle des législateurs se réduit, pour la plupart des votants, à celui d’intermédiaire de faveurs personnelles auprès de l’Exécutif. L’électeur vote pour le député en échange de promesses de faveurs personnelles ; le député soutient le gouvernement en échange de postes et fonds à distribuer parmi ses électeurs.[5] ».

 

Notes

[1] Ce terme sera défini dans le troisième post de la série.

[2] Voir la signification de ce terme dans le troisième post de la série.

[3] La Constitution de 1891 établit le principe du vote universel masculin. Sont exclus du corps électoral les femmes, les analphabètes (la majorité de la population à l’époque) et les mineurs en dessous de 21 ans. Les femmes obtiendront le droit de vote en 1932. Les analphabètes pourront voter à partir de 1988. À partir de cette date, l’âge minimum pour être électeur est de 16 ans.

[4] José Murilo de Carvalho, Cidadania no Brasil: o longo caminho, Civilização Brasileira, Rio de Janeiro, 2001. Inspiré par les travaux du sociologue britannique T.H. Marshall, l’auteur reprend les trois catégories de droits qui fondent la citoyenneté : droits civils (liberté de parole, de pensée et de religion, égalité devant la loi), droits politiques (droit de vote, droit d’être élu) et droits sociaux. Les premiers sont reconnus au XVIIIe siècle (notamment dans le cadre des révolutions anglaises, américaine et française). Les seconds sont obtenus à partir du XIXe siècle. Au XXe siècle, les droits sociaux sont reconnus à travers la mise en place d’États providences. Selon T.H. Marshall, cette séquence suit une logique de développement de la citoyenneté. Les individus prennent d’abord conscience des droits qui leur sont propres (les droits civils). Cette étape les conduit à revendiquer une participation plus directe dans la vie politique pour défendre précisément leurs droits civils. Les droits sociaux correspondent à un effort de correction de la stricte logique du marché. Ils permettent de mieux répartir la richesse nationale.

[5] José Murilo de Carvalho, Cidadania no Brasil: o longo caminho, op.cit. p. 223/224.

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

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