Depuis deux décennies, le Brésil et la Chine ont noué un partenariat stratégique fort, concrétisé par la naissance des BRICS, afin de procéder à une « reconfiguration de la géographie commerciale et diplomatique du monde » (1). Plus récemment, les Chinois ont, le plus souvent à l’invitation des dirigeants brésiliens, intensifié, approfondi et diversifié leurs relations économiques avec leur partenaire au point de soulever des inquiétudes aussi bien au Brésil qu’aux États-Unis. La présence des Chinois relève-t-elle pour autant du tsunami dénoncé par David Shambaugh (2) qui par ailleurs relativise le danger que pourrait représenter la Chine ?
Si les relations entre le Brésil et la Chine remontent au début du xixe siècle et se sont interrompues lors de la création de la République populaire de Chine (RPC), elles n’ont ensuite repris qu’en 1974 pour se développer après 1993 et le voyage officiel de Jiang Zemin, président de la République populaire de Chine (1993-2003), qui signa à l’occasion un accord de « partenariat à long terme et stable » qui fut le premier de ce type signé par la RPC dans le droit fil de sa diplomatie : non-ingérence, égalité, bénéfice mutuel.
Depuis cette date, les rencontres à haut niveau se sont multipliées : nouvelle visite de Jiang Zemin en 2001, voyages en Chine du président Lula en 2004 et de Dilma Rousseff en 2011, visite de Xi Jinping au Brésil en juillet 2014 à l’occasion du 6e sommet des BRICS, déplacement à Brasilia du Premier ministre Li Keqiang en mai 2015 puis du président Michel Temer en Chine à l’occasion du sommet du G20 à Hangzhou en septembre 2016, puis, en août 2017, lors du sommet des BRICS à Xiamen.
Une relation stratégique au rythme des transformations de la scène internationale
Le renforcement des liens entre les deux pays est lié aux ambitions globales de la Chine et du Brésil du président Lula au début des années 2000, alors que l’influence américaine diminuait sur le sous-continent.
C’est initialement le président Lula qui se rendit en Chine en 2004 pour convaincre les Chinois de former un axe Brasilia-Pékin-New Delhi afin de renforcer la position des pays en voie de développement au sein de l’OMC… avec un succès limité puisque les deux pays furent dans l’incapacité d’adopter une position commune dans le cadre du cycle de Doha avant que, en 2009, le sommet des BRICS en Russie puis la coalition BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde et Chine) à la conférence de Copenhague sur le changement climatique contribuent à renforcer les convergences entre Pékin et Brasilia…
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Quoi qu’il en soit, il existe aujourd’hui une relation diplomatique unique en Amérique latine entre les deux pays avec le Plan d’action conjoint Chine-Brésil, le Comité de coordination et de coopération de haut niveau sino-brésilien et le Dialogue stratégique mondial qui détaillent leur relation dans presque tous les domaines. Les deux pays disposent enfin, avec les BRICS, d’un corpus idéologique et d’institutions communes comme la Banque des BRICS, inaugurée en juillet 2015 à l’occasion du 6e sommet de Fortaleza.
La stratégie chinoise du nénuphar
La Chine a acquis dès le milieu des années 1990 d’importantes superficies de terres arables avant d’intensifier ses achats en soja, pâte à papier, bois, cuir et sucre, puis en uranium, fer, bauxite, pétrole et gaz et plus récemment en avions (22 avions Embraer achetés par la compagnie chinoise Tianjin Airlines), avant d’y implanter ses banques (ICBC, China Construction Bank) et d’investir dans les secteurs de l’agroalimentaire, de l’énergie (achat de la filiale brésilienne de Repsol par Sinopec, investissements dans CTG), de la construction, des infrastructures de transport (compagnie Azul, aéroports de Rio et de Sao Paulo, etc.) et aujourd’hui dans le programme de privatisation du président Temer dont Eletrobras mais aussi dans des secteurs de pointe (nanotechnologie, robotique). Faut-il penser que, comme le nénuphar, elle va s’étendre jusqu’à occuper tout l’étang ?
Au bout du compte, depuis le début des années 2000, les échanges commerciaux entre les deux pays ont été multipliés par 25 (58,5 milliards de dollars dont 35 milliards d’exportations brésiliennes en 2016), faisant de la Chine le premier partenaire commercial du Brésil. De même, les investissements étrangers directs de la Chine au Brésil ont progressé de 37 % entre 2010 et 2016 et actuellement, selon la Fondation Heritage, seraient de l’ordre de 45,6 milliards de dollars, soit, hors Union européenne, leur 4e destination derrière les États-Unis (149,7 milliards), l’Australie (84,6 milliards) et le Canada (46 milliards). Le mouvement devrait se poursuivre aux termes du plan d’investissement chinois (plan d’action commun) d’un montant de 53 milliards de dollars portant sur la période 2015-2021 et qui pourrait faire de la Chine le premier investisseur au Brésil.
De l’arrière-cour américaine au jardin de la Chine ? (3)
Pourtant le poids de la Chine doit être relativisé d’autant plus que son influence n’est pas sans effets pervers pour l’économie brésilienne.
En effet, actuellement, au-delà des effets d’annonce, la Chine, dont la diaspora au Brésil représenterait 300 000 personnes, loin derrière par exemple la diaspora japonaise, ne serait que le 8e ou 9e investisseur (en stock) au Brésil si l’on compte séparément les pays européens.
Par ailleurs, le poids de la Chine dans l’économie brésilienne a été porteur de désillusions et de menaces. Le ralentissement de la croissance chinoise depuis ces dernières années est ainsi, avec la baisse du prix des matières premières depuis 2008 (près de 40 % entre 2014 et 2016 selon le FMI), assez largement responsable du marasme brésilien depuis 2013-2014. Plus grave, l’appétit de la Chine pour les matières premières brésiliennes à l’époque du président Lula aurait aussi provoqué une « reprimarisation » de l’économie brésilienne marquée, lisible dans sa balance commerciale : 85 % des importations brésiliennes sont des produits finis alors que ses exportations en matières premières représentent en valeur encore plus de 42 % du total avec une surreprésentation du soja (31 % du total des exportations), du minerai de fer (17 % du total), du pétrole (13 %)… Cette idée doit cependant être nuancée car les exportations industrielles du pays continuent à augmenter en chiffres absolus. Il faudrait donc parler de « reprimarisation » relative et non absolue.
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Reste que le pari chinois du Brésil n’a, à ce jour, ni changé la structure des flux commerciaux ni permis de financer les nouvelles infrastructures indispensables au développement du pays. Le pharaonique projet de couloir ferroviaire et maritime qui devait relier l’Atlantique au Pacifique à travers l’Amazonie et servir à transporter les matières premières brésiliennes (soja et minerai de fer) vers la Chine vient ainsi d’être abandonné en raison de son coût (80 milliards de dollars). Les compagnies chinoises sont enfin désormais de sérieux concurrents au Mozambique et en Angola pour Odebrecht, OAS et Andrade Gutierrez.
En résumé, il existe aujourd’hui une relation solide entre la Chine et le Brésil fondée sur une réelle interdépendance : le Brésil a besoin des achats et investissements chinois, la Chine, qui dispose cependant d’une autre option stratégique avec le Mexique, ne peut se passer des matières premières brésiliennes ni de son rôle en Amérique latine (Mercosur…) à l’heure où le Venezuela semble en perdition.
Cette interdépendance, qui est loin d’être exclusive mais devrait être croissante, inquiète.
Elle inquiète les Brésiliens à l’instar du professeur Pedro Rossi (université de Campinas) pour lequel « le Brésil qui vend actuellement ses entreprises publiques pour les livrer à l’État chinois se suicide ».
Elle inquiète les Américains, à l’instar de David Shambaugh qui pointe la coopération de longue date entre les deux pays dans l’aérospatiale et qui pense que la présence militaire chinoise en Amérique latine, qui est déjà une réalité, risque d’être croissante au point que, selon lui, « dans les années à venir, les États-Unis vont se réveiller et se demander “comment est-ce arrivé” ? »
- Selon Celso Amorim, ministre des Affaires étrangères pendant le gouvernement du président Lula entre 2003 et 2010.
- David Shambaugh, China’future, Cambridge, UK, Malden, MA, Polity Press, 2016, 224 pages.
- Selon Charles Tang, président de la Chambre de commerce Brésil-Chine.