Bolsonaro : un chemin difficile vers 2022 (1)

8 janvier 2021

Temps de lecture : 17 minutes

Photo : Le président brésilien Jair Bolsonaro assiste à la présentation des propositions de réforme économique de son gouvernement aux législateurs au siège du Congrès national à Brasilia (c) Sipa AP22395855_000001

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Bolsonaro : un chemin difficile vers 2022 (1)

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Le Président se livre à la « vieille politique ». Le chef de l’Etat qui a été investi pour un mandat de quatre ans en janvier 2019 et celui qui est à la tête du pays depuis bientôt deux ans sont deux personnages très différents. Le premier refusait de pratiquer un présidentialisme de coalition, ce dispositif qui contraint le responsable de l’exécutif à négocier un accord avec une majorité de parlementaires afin de faire adopter des projets de loi. Jair Bolsonaro a dû pourtant au fil des mois se résoudre à accepter les règles du système institutionnel.

 

Article d’IstoéBrésil par Jean-Yves Carfantan.

 

A la veille du scrutin de 2018, le candidat se présentait comme un chevalier blanc qui allait éradiquer la vieille politique, celle qui consiste pour l’exécutif à acheter le soutien des notables du Congrès en leur octroyant des faveurs. Il rejetait avec vigueur tout pacte avec le centrão, cet ensemble de partis qui n’ont pas de boussole politique, qui ont été créés pour soutenir tous les gouvernements « généreux ». Cette aversion soudaine pour des mœurs politiques qu’il a pourtant pratiqués pendant des décennies (comme député fédéral) a joué un rôle majeur dans sa victoire de 2018. Elle lui a permis de rallier trois courants d’opinion distincts : la droite autoritaire (représentée par certains membres des forces armées mais aussi par des courants très conservateurs et réactionnaires de la société civile), une droite libérale mobilisée dans la lutte contre la corruption qui a marqué les années de pouvoir de la gauche, les leaders des plusieurs églises évangéliques très influentes dans les classes populaires.

Au Congrès, refusant de négocier des alliances ou de monnayer des soutiens, ce Président de la droite radicale et populiste n’est pas parvenu à construire une majorité qui lui permette de gouverner. Jusqu’à la mi-2020, Jair Bolsonaro a accumulé les défaites à la Chambre des députés et au Sénat qui ont rejeté de nombreuses propositions de lois, reporté les discussions de textes, enterré des initiatives de l’exécutif. Les rares projets adoptés sur cette première moitié de mandat l’ont été parce que le Président de la Chambre donnait l’impulsion. En rejetant les règles du présidentialisme de coalition, l’ancien capitaine s’est condamné à vivre sous un régime semi-parlementaire. La posture du chevalier blanc, porte-parole d’un peuple ignoré par une « élite », pourfendeur de « l’establishment » est devenue progressivement intenable. D’autant qu’une série d’évènements imprévus sont venus éroder la crédibilité politique du chef de l’Etat : la gestion calamiteuse de l’épidémie de covid-19, des scandales impliquant sa famille [1], le départ de nombreux ministres (dont l’ancien juge Sergio Moro, icône de la lutte contre la corruption). Jair Bolsonaro a découvert que les institutions républicaines résistaient aux provocations. Depuis janvier 2019, à intervalles répétés, Bolsonaro a prétendu disposer du soutien des forces armées. Se croyant intouchable en raison de cet hypothétique appui, il a mobilisé ses partisans pour qu’ils exigent la fermeture du Congrès et celle de la Cour Suprême (STF). Ce sont finalement les militaires (nombreux dans son gouvernement) qui l’ont dissuadé de poursuivre une offensive qui excitait les factions de militants bolsonaristes mais le fragilisaient à l’extrême sur le terrain institutionnel. Ils avaient raison. Les magistrats de la plus haute instance judiciaire du pays n’ont d’ailleurs pas hésité à ouvrir une information sur les conditions d’organisations de manifestations de partisans du Président qui réclamaient la fermeture des institutions législatives et judiciaires.

Au bout de dix-huit mois d’un mandat chaotique, le chef de l’Etat apparaissait isolé et sans capacité de promouvoir un projet dans tous les domaines (économie, sécurité, lutte contre la corruption) où une action résolue avait été annoncée. La gestion dramatique de la crise sanitaire, les procédures judiciaires engagées contre les partisans et la famille du Président, les tensions créés avec les autres institutions : tous ces éléments avaient conduit à la multiplication des demandes de destitution. Bolsonaro a fait jouer finalement son instinct de survie politique. Au cours du premier semestre de cette année, il a voulu sortir de l’impasse où il s’était lui-même fourvoyé. Incapable d’un dessein ambitieux et dénué de tout talent de négociateur visionnaire, l’ancien capitaine a utilisé un vieux registre, celui qu’il connaît depuis ses mandats de parlementaires, celui de la « vieille politique », des jeux d’influence et des échanges de faveurs. Il avait annoncé du neuf. Il relance les pratiques politiciennes les plus archaïques. Passés les premiers mois de la crise sanitaire, il a fini par s’allier au fameux centrão, à pratiquer le donnant-donnant, à acheter les soutiens parlementaires qu’il n’a pas été capable de capter en mobilisant des forces diverses sur un programme consensuel et crédible.

En cette fin 2020, alors que la crise sanitaire est loin d’être close, que les perspectives économiques et sociales s’avèrent désastreuses, le Président poursuit un seul objectif : créer les conditions de sa réélection en 2022. Pour ce faire, il entend rallier à sa cause tous les secteurs de la vie politique et parlementaire qui, au-delà du centrão, peuvent être sensibles aux échanges de faveur. Ces secteurs se trouvent au sein de la droite libérale traditionnelle et des formations du centre, des forces qui sortent vainqueurs des élections municipales qui ont eu lieu sur la seconde quinzaine de novembre.

 

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Nouveau paysage politique après les municipales

 

Les élections locales récentes ont permis d’élire au scrutin proportionnel à un tour 58 043 membres des assemblées municipales (les vereadores) et au scrutin majoritaire à deux tours 5567 maires de communes. Par définition, une telle consultation est locale. Néanmoins, la première élection survenue depuis octobre 2018 fournit une information sur l’état de l’opinion et les orientations du corps électoral. Les résultats ont aussi un autre intérêt sur le plan national et dans la perspective du scrutin présidentiel et législatif de 2022. Maires et vereadores peuvent être des relais efficaces des candidats auprès de la population. Ils assurent la constitution de comités locaux, rouages essentiels pour la bonne réalisation des campagnes de postulants à un mandat de parlementaire ou à celui de Président. Cette année, les élections municipales se déroulaient dans le contexte très particulier de la crise sanitaire. L’analyse des résultats permet d’avancer trois observations essentielles.

Retenons d’abord la classification des partis en termes d’orientations iéologiques retenue désormais par les experts universitaires. Sur la base des suffrages exprimés au premier tour [2], la gauche a reçu les votes de 10% des électeurs et le centre-gauche 11%. Les partis du centre traditionnel ont réuni 5% des suffrages, contre 31% pour la droite libérale. Les formations du centrão et celles qui sont liées depuis le début du mandat au Président Bolsonaro ont reçu respectivement 31% et 13% des suffrages. Si l’on s’en tient à ces chiffres, on peut conclure que le jeu reste relativement ouvert dans la perspective de 2022. Aucun des grands courants politiques ne peut envisager une participation au prochain scrutin présidentiel sans conclure des alliances. L’expérience montre que la conclusion d’accords entre les partis proches idéologiquement ne va pas de soi. La perspective d’une élection nationale peut même aviver ou créer des divisions au sein d’une même formation, en raison de conflits de personnes, de sensibilités et d’intérêts régionaux, de pressions diverses. Le premier défi pour un leader politique qui se porte candidat à la Présidence et veut avoir des chances de l’emporter est de rassembler toutes les forces de son propre parti et de rallier les formations proches qui pourraient être tentées de lancer des prétendants concurrents.

L’évaluation des résultats montre aussi que la pandémie a affaibli la polarisation de l’électorat qui avait tant marqué l’élection de 2018. Après huit mois de crise sanitaire, une majorité d’électeurs ont accordé leurs préférences à des candidats responsables, ayant souvent une expérience de la gestion des institutions communales, qui respectent les préconisations de la science médicale et prennent au sérieux l’épidémie de coronavirus. Alors que la campagne de 2018 avait été marquée par une l’opposition frontale entre le camp pro-Bolsonaro et la classe politique traditionnelle, la crise sanitaire a fait naître une autre division qui a clairement joué dans le choix des électeurs pour les municipales. Cette division sépare les Brésiliens et les responsables publics qui reconnaissent la gravité de la pandémie et ceux qui suivent la démarche de Jair Bolsonaro, une attitude qui consiste à négliger la situation sanitaire et qui contribue à l’aggraver. C’est probablement en raison de cette ligne de conduite que beaucoup d’électeurs ont rejeté les candidats qui ont reçu l’appui explicite du chef de l’Etat. Presque tous les prétendants au poste de chef d’un exécutif municipal que Bolsonaro a soutenu dans les grandes métropoles ont essuyé un échec.

Les résultats des formations de gauche ne sont guère brillants. Avec l’élection municipale de 2016, on croyait que le Parti des Travailleurs de Lula (PT) avait touché le fond. La formation avait alors obtenu le contrôle de l’exécutif de 254 communes et élu 2815 vereadores à l’échelle du territoire national, des scores très médiocres par rapport aux résultats de consultations antérieures. Après le scrutin de 2020, le PT ne conserve que 183 mairies et 2665 membres d’assemblées municipales. Il a essuyé de lourdes défaites à São Paulo et à Belo Horizonte. L’électorat des grandes métropoles a changé. La sensibilité antipetista est désormais plus forte que ce courant qui fut désigné pendant des décennies sous le terme de petismo. Les reculs du parti de Lula ne sont pas compensés par des progrès limités des autres organisations classées à gauche. Le PSOL (extrême-gauche) [3] a réussi à faire élire 5 maires (contre 2 en 2016) et 89 vereadores. Son candidat a réussi à figurer au second tour à São Paulo. Reste que cette formation demeure une organisation très modeste (représentée par 10 députés et aucun sénateur au Congrès). Les autres partis de gauche perdent des mairies et voient le nombre de leurs représentants dans les assemblées municipales se réduire [4].

En réalité, dans le camp de la gauche brésilienne, seul le PT que Lula cherche encore à contrôler à tout prix reste une force importante. Il est le premier parti en nombre de sièges (54) à la Chambre des députés. Il dirige 4 Etats fédérés sur 27 et possède encore un réseau important de d’élus à l’échelle locale. Aucune victoire électorale n’est envisageable à l’échelle nationale pour la gauche sans un engagement du Parti des Travailleurs. Sans les votes de l’électorat petista, même le centre-gauche ne peut pas espérer aller très loin lors des prochaines élections générales de 2022. L’organisation de Lula a certes accumulé les erreurs de diagnostic depuis son départ du pouvoir en 2016. Obéissant aux injonctions de son leader historique, elle a refusé obstinément toute lecture critique de son action à la tête du pays sur les années 2010-2016. Lula n’est pas éternel. Son parti n’est pas condamné à persister éternellement dans l’erreur…

L’opposition à Bolsonaro sera-t-elle dans l’avenir animée et organisée autour de forces du centre et du centre-droit ? La question est pertinente : ce sont des formations qui se définissent comme centristes qui ont obtenu les meilleurs résultats en novembre dernier. Le Parti Social-Démocrate (PSD) commandé par l’ancien maire de São Paulo Gilberto Kassab dirige désormais 654 communes (contre 538 auparavant). Ses effectifs de vereadores progressent de 22,4%. Deux autres organisations, le Parti Progressiste et le Parti Libéral, gagnent également de nouvelles municipalités et renforcent le nombre de leurs représentants dans les assemblées locales. L’organisation qui conserve le plus grand nombre de mairies est le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB). Ces quatre formations ont en commun une grande « plasticité » idéologique, une capacité poussée à s’adapter à n’importe quelle conjoncture politique. Elles sont capables d’appuyer n’importe quel gouvernement un jour ou d’en sortir un autre si d’autres vents semblent plus porteurs. Ensemble, elles vont diriger 2468 municipalités sur 5567 [5]. Ajoutons encore que les organisations politiques de l’extrême-droite liées à Bolsonaro n’ont pas démérité. Elles vont contrôler à partir de janvier prochain 472 municipalités (contre 244 aujourd’hui) et leur effectif de vereadores va augmenter.

L’opposition au gouvernement de l’ancien capitaine et le lancement d’un candidat capable d’affronter Bolsonaro en 2022 dépendront-ils alors de la droite libérale et notamment des deux grandes formations historiques que sont le PSDB et le Parti Démocrate ? Cette dernière formation dirigera 464 municipalités à partir de 2021 (contre 268 aujourd’hui). Les maires du PSDB gouvernent aujourd’hui 799 communes qui regroupent 34,5 millions d’habitants (principalement autour de la métropole de São Paulo). A partir du 1er janvier prochain, cette formation administrera 520 municipalités et une population de 23,6 millions d’habitants. Son principal leader politique et candidat pressenti à la présidence, João Doria, est aujourd’hui le gouverneur impopulaire de l’Etat de São Paulo, un personnage par ailleurs contesté au sein même de son organisation. De son côté, le Parti Démocrate espère pouvoir lancer son propre candidat et rallier des membres influents du MDB.

Dans ces conditions, le jeu politique reste très ouvert. Il est difficile de considérer que le résultat des élections municipales annonce la mort politique prochaine de Jair Bolsonaro. Il faut ici rappeler que depuis 22 ans, les trois Présidents qui ont postulé pour un second mandat (Fernando Henrique Cardoso, Lula et Dilma Rousseff) ont été réélus. Le chef de l’Etat dirige l’appareil de l’Etat fédéral. Il peut donc décider de l’affectation de tel ou tel crédit budgétaire. Il contrôle l’attribution de quelques 20 000 postes de confiance au sein des ministères, des directions d’entreprises publiques. Ces atouts confèrent au Président sortant un avantage énorme dans la compétition électorale. En outre, l’ancien capitaine est le premier chef de l’Etat qui bénéficie du soutien des églises pentecôtistes, d’une large part du monde agricole, de nombre officiers subalternes et d’hommes de troupe des trois armes ou de la police militaire. Ces trois secteurs représentent des atouts politiques considérables. Ils n’ont pas remis en cause leur adhésion au bolsonarisme, même si la politique du Président a souvent été bien éloignée du programme annoncé. Depuis des mois, le chef de l’Etat a engagé une offensive qui vise à s’attacher le soutien du centrão, cet ensemble de formations représentées par près de 160 députés et 36 sénateurs au Congrès fédéral. Il s’agit pour Jair Bolsonaro d’empêcher le centre et la droite libérale de devenir une force d’alternance en attirant précisément le centrãoconvoité. Car le scénario le plus favorable pour l’ancien capitaine serait de pouvoir affronter à nouveau un candidat de gauche en 2022.

 

Formations politiques représentées à la Chambre des députés fédérale

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Bolsonaro : tout est négociable, tout se négocie

 

L’économie va mal. La gestion calamiteuse de l’épidémie de Covid-19 contraint aujourd’hui les autorités à envisager de nouvelles mesures de confinement. Sans vaccination en masse, l’activité ne repartira pas et le chômage va progresser. Comme le gouvernement Bolsonaro a montré qu’il était incapable d’affronter cette crise multiforme, la seule alternative qui permettra au Président-candidat d’avoir des chances de l’emporter en 2022 consiste à tout faire pour recréer le climat de polarisation idéologique qui a dominé le scrutin de 2022. Le Palais présidentiel (le Planalto) poursuit donc la stratégie définie sur les derniers mois, lorsque le chef de l’Etat a compris que son rejet initial du système politico-institutionnel était une impasse et qu’il devait faire preuve de pragmatisme. Ce revirement lui a permis de retrouver une base d’appui au sein du Congrès, d’écarter la menace d’une destitution et de renforcer sa position de favori pour les prochaines élections présidentielles. Désormais, il s’agit d’utiliser tous les atouts dont dispose le chef de l’Etat pour séduire la multitude de partis opportunistes, dont on peut acheter le soutien. La manœuvre comporte trois phases.

La première, déjà mise en oeuvre, consiste à renforcer les liens tissés avec les formations du centrão. La seconde, plus délicate, vise à rallier à la cause bolsonariste les organisations du centre et de la droite libérale comme le Parti Démocrate et le MDB. Ces formations sont aujourd’hui divisées. Certains courants envisagent de lancer une candidature alternative portée par les deux organisations et destinée à affaiblir le Président sortant. D’autres envisagent une alliance plus large intégrant le PSDB du gouverneur de São Paulo João Doria. A tout ce monde, les hommes de la Présidence répètent que les candidats qui vont conserver leurs mandats de maire ou viennent d’emporter des mairies appartiennent à des partis dont les leaders ont obtenu des postes au sein de l’Administration centrale. Ils soulignent que ces forces politiques ont bénéficié d’un ferme renvoi d’ascenseur. Sur les communes où elles avaient des candidats, les fonds fédéraux destinés à soutenir les municipalités face à la crise du Covid sont arrivés très tôt, juste au démarrage de la campagne électorale. Le Palais présidentiel insiste : la stratégie a fonctionné pour le scrutin de 2020 et elle fonctionnera encore en 2022.

Depuis quelques mois, au sein du Palais du Planalto, une task force spéciale est chargée d’analyser et de suivre la trajectoire de tous les parlementaires qui ne sont pas classés à gauche. Il s’agit de savoir comment chaque élu s’est positionné depuis 18 mois par rapport aux projets de loi proposés par l’exécutif, quelles relations il a entretenues avec le camp bolsonariste au cours de la période, quelles convictions il affiche en ce qui concerne des textes qui pourraient venir en discussion dans l’avenir. En 2018, pendant la campagne, Bolsonaro dénonçait le « physiologisme » qui inspire souvent les comportements des leaders, les stratégies des partis et le système politique dans son ensemble. Aujourd’hui, il joue la carte du « physiologisme » à fond, le plus sereinement du monde. Il a lui-même construit toute sa carrière de député (7 mandats consécutifs entre 1991 et 2018) sur cette logique selon laquelle tout est négociable et tout se négocie. Il vient de cet univers de notables influents, de vieux routiers de la vie parlementaire, des caciques régionaux qui conçoivent la politique comme un instrument destiné à satisfaire leurs appétits de pouvoir, à conserver et maximiser des rentes, à bénéficier des faveurs de l’Etat, à « privatiser » des ressources et des biens publics. Dans cet univers, nul besoin d’idéaux, de repères et de fidélités idéologiques. Il faut d’autres boussoles. Les formations créées et entretenues par ces leaders sont des officines commerciales. Elles échangent des faveurs et naviguent dans la vie parlementaire et le jeu politique en fonction des opportunités offertes (« dons » d’argent liquide, avantages matériels, crédits budgétaires, postes de responsabilité pour les amis et les obligés, « adaptations » de textes de lois). A ce jeu, les virtuoses sont les leader et notables du centrão. Mais il y a aussi ailleurs, au sein d’autres partis, des politiciens habiles, mus de puissants appétits, et que l’exécutif entend rallier à sa cause.

Connaissant leur boulimie exceptionnelle, Jair Bolsonaro a déjà renvoyé l’ascenseur aux partis du centrão qui sont les plus loyaux vis-à-vis de l’exécutif. Pour eux, la fête a commencé dès la fin du premier semestre de 2020. Des formations dont la dénomination n’a pas de rapport avec le fonds de commerce (Parti des Progressistes [6], Parti Social-Démocrate, Parti Libéral, Parti Républicain de l’Ordre Social, Parti Travailliste) ont bénéficié depuis mai dernier de nominations aux postes les plus divers, de secrétariats de ministère (santé, tourisme) en passant par les directions de sociétés publiques contrôlées par l’Etat fédéral (Codevasf [7], Banque du Nord-Est) et d’organismes gérant des Fonds Fédéraux. Plusieurs personnalités ont même reçu la mission de représenter et de défendre le gouvernement au sein des deux assemblées législatives. Aucun des cinq partis mentionnés ici n’a été oublié. Ensemble, ils détiennent 135 sièges à la Chambre des députés (sur un total de 513) et 20 au Sénat fédéral (sur un total de 81). A cette bande des cinq, on peut encore ajouter quelques micro-partis dont la règle de fonctionnement est aussi le donnant-donnant. La liste est complétée par les formations qui soutiennent Jair Bolsonaro depuis la campagne. On obtient alors un effectif respectable de 253 députés [8] et de 30 sénateurs.

Le palais du Planalto prépare aujourd’hui la seconde phase. Il s’agit d’affaiblir le centre et la droite libérale en séduisant les secteurs les plus « physiologistes » du Parti Démocrate et du Mouvement Démocratique Brésilien. Ces organisations ont déjà obtenu des postes importants au sein de ministères. Plusieurs de leurs leaders, et non des moindres, pourraient désormais se voir proposer des portefeuilles. L’ancien Président Michel Temer, très influent au sein du MDB pourrait ainsi prendre les commandes d’un important ministère. En associant ainsi à son gouvernement les partis du centrão et d’importants leaders et groupes dont la souplesse idéologique n’a d’égal que leur appétit pour le pouvoir et ses avantages, Bolsonaro prépare aussi un troisième volet de son offensive : l’élection en février 2021 pour un mandat de deux ans des présidents des deux chambres du Congrès [9].

La décision récente de la Cour suprême (STF) d’interdire une réélection des titulaires actuels permet au Chef de l’Etat d’envisager la désignation de successeurs plus conciliants vis-à-vis de l’exécutif. Troisième personnalité de l’Etat (avant le Président du Sénat) le Président de la Chambre est le second de la liste des personnalités exerçant l’intérim du Chef de l’Etat et sa succession, le cas échéant. Il a un rôle primordial en matière d’organisation du travail parlementaire [10]. C’est le cas également à la chambre basse pour le Président du Sénat.

Si le chef de l’Etat parvient à convaincre une majorité de parlementaires qu’il faut élire des présidents de chambres proches de l’exécutif, il peut espérer avancer sur plusieurs fronts. L’actuel titulaire du poste a reçu des dizaines de requêtes provenant de partis ou de représentants de la société civile et sollicitant l’ouverture d’une procédure de destitution à l’encontre de Jair Bolsonaro. Il semble qu’il n’ait pas l’intention de donner suite car il sait que le pays n’a guère besoin d’une nouvelle crise politique. La menace persiste cependant comme une épée de Damocles au-dessus de la tête du chef de l’Etat. Un bolsonariste bon teint placé à la tête de la Chambre des députés aura l’élégance d’archiver définitivement les requêtes en question. Ce n’est pas tout. Avec des personnalités complaisantes dirigeant le Congrès, Bolsonaro peut espérer maintenir sa popularité auprès de la mouvance bolsonariste en faisant enfin voter des textes de lois ou des ordonnances destinés à satisfaire ce secteur clé de son électorat formé des fidèles d’églises évangéliques, de fonctionnaires des diverses polices et d’une partie du monde agricole [11]. La seconde priorité pour Bolsonaro est donc désormais de contrôler la présidence de la Chambre. A première vue, le pari semble jouable. Les formations politiques qui soutiendront le candidat à la Présidence de la Chambre parrainé par l’actuel titulaire du poste réunissent 147 députés. La gauche et le centre-gauche regroupent 133 élus et les partis dits du centrão 165. Il reste donc à convaincre 68 députés dont beaucoup sont déjà proches de Bolsonaro. Il faut aussi affaiblir le camp des centristes et de la droite libérale…

Pour convaincre tous les groupes de parlementaires encore hésitants, trop distants à l’égard de l’exécutif, le chef de l’Etat est disposé à faire usage de ses armes de séduction les plus puissantes. Des ministères vont être recréés. Les nombreuses firmes publiques dont on annonçait la privatisation durant la campagne et il y a encore quelques mois seront évidemment maintenues dans le giron de l’Etat. Elles offriront de nombreux postes et des rentes aux nouveaux alliés politiques de l’exécutif. Les candidats bolsonaristes pressentis pour occuper les présidences au Congrès vont promettre à leurs pairs qu’ils proposeront des lois nouvelles destinées à assouplir la législation anticorruption adoptée ces dernières années. Avec cet argument, ils devraient rallier bien des hésitants. La règle du « donnant-donnant » sera dorénavant la norme. Le chevalier blanc de 2018 orchestre aujourd’hui le grand retour de la vieille politique….

 

Un pari risqué

 

Rien ne permet de garantir aujourd’hui que ce nouveau Bolsonaro aura des chances d’être réélu en 2022. Les forces d’opposition ne parviendront sans doute pas d’ici là à constituer un front uni anti-bolsonariste qui représenterait une alternative forte et crédible. Trop de divergences idéologiques séparent une gauche qui n’accepte pas l’économie de marché et les autres composantes de l’opposition [12]. La droite traditionnelle et le centre-droit peuvent cependant former une alliance et rallier les secteurs du centrãodont l’enthousiasme pour Bolsonaro viendrait à fléchir. Les circonstances d’un tel fléchissement sont bien connues. Il suffit que les sondages d’opinion deviennent très défavorables au Président et que ce dernier n’apparaisse plus comme le candidat capable de gagner, c’est-à-dire capable de satisfaire les « appétits » au-delà du court terme. La culture politique physiologiste est une culture d’anticipation. En cette fin 2020, plusieurs enquêtes montrent que l’électorat reste divisé en trois pôles et que depuis août dernier, le pourcentage des Brésiliens qui rejettent le Président augmente alors que la part de ceux qui l’approuvent ou le considèrent comme un chef de l’Etat acceptable baisse [13].

Dans le paysage économique et social qui se profile pour 2021, maintenir une popularité élevée ou acceptable sera un énorme défi. La crise sanitaire du Covid-19 n’est pas terminée. Elle s’accompagne d’une récession économique et d’une probable crise des finances publiques. Les conséquences sociales de la pandémie sont déjà très graves. Le Président sortant sera jugé sur son bilan en 2022. Il devra aussi affronter des difficultés qui n’existaient pas en 2018. Virtuose du physiologisme, fragilisé par des scandales familiaux et un népotisme récurrent, il ne pourra plus se présenter comme un chevalier blanc dont la mission serait de détruire un « système » et la « vieille politique ». Il est peu probable qu’il soit confronté à nouveau à un candidat de gauche suscitant autant de rejet que Lula en son temps. On peut aussi douter qu’il puisse compter encore sur le soutien actif de la hiérarchie militaire. Bolsonaro séduisait les états-majors en 2018. Depuis deux ans, la séduction a fait place au doute ou à l’aversion. Pour les spécialistes des armées, les officiers supérieurs qui peuplent aujourd’hui les cabinets et la haute administration sont échaudés par une Présidence incompétente et incontrôlable. En 2022, ils abandonneront un engagement politique actif et visible. Ils reprendront le chemin des casernes ou celui d’une retraite bienvenue. Bolsonaro devra alors mener la bataille de 2022 avec pour alliés principaux les secteurs les plus rétrogrades de la vie politique nationale.

 

Notes :

[1] Voir l’article : « Le clan Bolsonaro, ses disciples et la justice », publié sur ce site le 6 juillet 2020.

[2] Le premier tour est le seul auquel participent tous les électeurs. Il a permis cette année d’élire les 58043 vereadores et 32% des 5567 maires.

[3] Le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) a été créé en 2004 par une scission de l’aile gauche du Parti des Travailleurs (PT). Aux élections présidentielles et législatives, ses scores ont varié entre 1,2% et 6,9% selon les années et les scrutins. Son candidat à l’élection du maire de la ville de São Paulo a obtenu 40,62%au second tour, un score exceptionnel pour ce parti.

[4] De leur côté, les formations classées au centre-gauche ne peuvent pas se réjouir. Ensemble, elles avaient conquis 747 mairies en 2016. Elles n’en conserveront que 571 à partir de 2021. Le nombre d’élus d’assemblées municipales appartenant à cette sensibilité baisse de 12,8%.

[5] A partir de 2021, ces quatre organisations seront représentées dans les assemblées municipales par 22842 vereadores (sur un total de 58043 à l’échelle nationale).

[6] Le Parti des Progressistes (PP) est la quatrième formation politique du pays (en octobre 2020, il regroupait officiellement 1.338.983 adhérents). Il est animé par des notables régionaux d’idéologies et de sensibilités très diverses, capables de s’allier à tous les gouvernements. Plusieurs personnalités du PP ont commencé leur carrière sous le régime militaire (Paulo Maluf, Antonio Delfim Netto à São Paulo, par exemple). D’autres leaders de ce parti attrape-tout ont participé aux gouvernement FH Cardoso (1994-2002), Lula (2003-2010), Dilma Rousseff (2011-2016) et Michel Temer (2016-2018). Jair Bolsonaro a été membre et élu du Parti dans le passé.

[7] La Compagnie pour le Développement de la Vallée du fleuve São Francisco (Codevasf) est un organisme de développement intervenant dans le Nord-Est du pays et appuyant les efforts d’investissements des pouvoirs locaux.

[8] Soit une minorité à la Chambre des députés suffisante pour empêcher le lancement d’une procédure de destitution contre le Président.

[9] Les deux chambres élisent le même jour (1er février) leurs présidents et leurs bureaux par un vote formel au scrutin secret à la majorité absolue à 1 ou 2 tours. Certaines candidatures doivent être retirées en fonction des résultats du 1er tour.

[10] Le Président de la Chambre convoque les sessions, établit et modifie l’ordre du jour, organise les débats, examine la recevabilité des propositions de loi, renvoie l’étude d’un texte à une commission, examine la recevabilité de demandes de création de commissions et/ou de commissions d’enquêtes, propose ou décide la création de telles commissions.

[11] L’élection de présidents des deux chambres alignés sur le camp Bolsonaro permettrait de faire voter des textes en attente ou des projets de loi importants aux yeux de l’électorat bolsonariste et de la droite en général : suppression du vote électronique (considéré comme un moyen de fraude), libéralisation de l’usage des armes, impunité pour les policiers qui tuent dans le cadre de l’exercice de leur mission, légalisation des terres illégalement occupées en Amazonie, autorisation des activités minières et d’orpaillage sur les réserves indigènes, restriction du droit à l’avortement, abaissement de l’âge de ma majorité pénale, imposition des idées conservatrices dans les programmes scolaires.

[12] L’unité entre les différents partis socialistes et communistes sera elle-même difficile à réaliser car tous veulent se libérer de l’emprise du Parti des Travailleurs de Lula, qui est pourtant la seule formation capable de donner consistance à une union de la gauche.

[13] Ces études montrent aussi que le taux d’approbation de Jair Bolsonaro est aujourd’hui inférieur à ceux atteint par ses prédécesseurs après deux ans de mandat. Les simulations réalisées pour l’élection présidentielle attestent aussi que l’actuel Président l’emporterait sur tous les candidats identifiables actuellement.

 

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

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