Article publié à l’origine sur le site IstoéBrésil
Un Président lâché par ses alliés volages ?
Le pacte établi entre Bolsonaro et le Centrão n’est pas comparable aux pactes conclus par des gouvernements antérieurs avec la même mouvance politique. Depuis l’adoption de la Constitution de 1988, tous les gouvernements fédéraux ont dû s’appuyer sur des majorités parlementaires qui intégraient des partis clientélistes, comme forces d’appoint. Les gouvernements Cardoso (1994-2002) et ceux du Parti de Lula (2003-2016) ont gouverné avec le concours de ces formations représentant la « vieille politique » mais ils ont tenté (et parfois réussi) de dominer les alliances en question. Les coalitions étaient alors pilotées par une ou deux formations politiquement engagées aux côtés de l’exécutif. Celles-ci constituaient les piliers de la majorité gouvernementale au Congrès [1]. Ce type de coalition a permis à l’Administration Cardoso de faire adopter le Plan Réal et au gouvernement Lula d’obtenir le soutien du Congrès qui a voté le programme Bolsa Familia. L’alliance destinée à appuyer le gouvernement Bolsonaro n’a pas de pilier. Elle n’est pas animée et pilotée par un grand parti qui partagerait les options idéologiques du Président. Cette coalition est entre les mains d’une pléiade de petits partis qui ne connaissent qu’une seule logique : les échanges de faveurs.
Les alliés victorieux de cette élection au Congrès n’ont débattu d’aucun programme minimum qu’ils s’appliqueraient à mettre en œuvre ensemble pour affronter la tragique crise économique, sociale et sanitaire que vit le pays. Les discussions se sont limitées à la création éventuelle de nouveaux portefeuilles ministériels, à l’offre de postes dans la haute administration fédérale et les entreprises publiques. Le remaniement ministériel et les cadeaux faits aux partis du Centrão sont supposés sceller une vaste alliance destinée à préparer les élections générales de 2022. C’est le retour en force du physiologisme de la « vieille politique » que Bolsonaro disait détester au cours de sa campagne. L’expérience montre qu’aucune association de ce type ne peut être pérennisée dans le temps.
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Les nouveaux partenaires sont confrontés à des défis considérables. Il faut gérer une pandémie qui continue à progresser, apporter un soutien aux millions de familles privées de tout revenu, affronter une crise économique majeure qui génère un chômage massif, respecter un minimum de discipline budgétaire, réduire les tensions politiques dans un pays extrêmement polarisé. Le gouvernement doit rétablir une aide d’urgence aux plus modestes pour éviter une explosion sociale. Il pourrait être contraint de créer de nouveaux impôts. De nombreuses réformes essentielles passent par une altération de la Constitution. L’exécutif doit pour ce faire disposer du soutien des 2/3 des parlementaires dans les deux chambres. Une majorité aussi ample ne peut pas être constituée en misant sur des marchandages physiologistes, sur le type d’accord qui a permis une victoire circonstancielle du Centrão le 1er février dernier.
L’exécutif ne disposera pas du soutien de tous les parlementaires qui ont voté pour Arthur Lira et Rodrigo Pacheco. Sur les 302 députés qui ont élu le premier, nombreux sont ceux qui ne composeront pas avec Bolsonaro. Au Sénat, les partis de gauche feront obstacle à toutes les propositions de réforme émanant de l’exécutif. Deux types de projets législatifs sont en réalité susceptibles de recevoir l’aval d’une majorité d’élus. Les premiers pourraient consister à bloquer des projets destinés à renforcer la lutte contre la corruption et à assouplir la législation déjà en vigueur. Sur ce terrain, la convergence entre les intérêts du chef de l’Etat et ceux d’innombrables parlementaires est avérée. L’ancien capitaine veut utiliser l’institution législative pour qu’elle le protège contre une procédure de destitution. Il entend aussi avoir l’appui du Centrão pour pouvoir bloquer ou obtenir le classement des procédures en cours qui concernent ses fils.
Les seconds textes que pourrait approuver désormais le Congrès sont relatifs au programme conservateur que Bolsonaro a promis à ses fidèles de mettre en œuvre : libéralisation de la vente et du port d’armes, lutte contre la supposée menace communiste et l’idéologie du genre dans les institutions d’éducation et la culture, assouplissement de la législation environnementale, affaiblissement des droits des populations autochtones, renforcement des prérogatives des forces de police…
Les réformes libérales abandonnées
Le gouvernement va devoir négocier avec les élus de l’alliance fragile constituée avec le Centrão à chaque fois qu’il présentera une nouvelle mesure, un nouveau projet de loi. L’exécutif a déjà payé pour faire élire les Présidents des deux chambres. Pour conserver sa majorité parlementaire, Bolsonaro devra payer encore, garantir aux partis et aux élus concernés la libération d’amendements budgétaires et de crédits, des portefeuilles et des nominations. Les impératifs liés au maintien d’une telle coalition se heurteront rapidement aux limites imposées par la discipline budgétaire, qu’il faudra sans doute contourner ou oublier….
Selon le Ministre de l’économie, l’élection de nouveaux Présidents à la tête du Congrès devrait permettre d’adopter les innombrables réformes spectaculaires qu’il propose depuis 2019. Il faut probablement oublier ce catalogue qui va de l’indépendance de la Banque Centrale aux privatisations des grandes entreprises publiques en passant par l’adoption d’amendements constitutionnels permettant de réduire les dépenses publiques. En réalité, ni Bolsonaro, ni sa nouvelle majorité parlementaire ne sont intéressés par ces projets. La réforme administrative proposée par Guedes empêcherait par exemple de multiplier la création de ministères et de postes dans la haute administration fédérale.. Les députés et sénateurs du Centrão ne sont pas disposés à limiter les rémunérations et nombreux avantages des fonctionnaires fédéraux. Ils n’ont aucune envie de couper les subventions que reçoivent des entreprises privées qui financent généreusement leurs campagnes. Comment iraient ils voter avec enthousiasme un plan de privatisations qui réduirait le nombre d’entreprises publiques où les amis peuvent occuper des sinécures ? Les nouveaux Présidents des deux chambres n’ont d’ailleurs pas cessé depuis 2019 de batailler contre un ministre de l’économie qui bloquait des crédits pourtant nécessaires pour achever des chantiers dans les régions. Ils ont aussi manifesté un enthousiasme des plus limités pour le plan de cession au secteur privé d’importantes entreprises publiques comme Electrobras ou Correios (service postal).
En réalité, en ce début de 2021, les députés et sénateurs qui appuient officiellement l’exécutif n’ont plus désormais que deux sujets en tête : le rétablissement d’une aide d’urgence aux familles les plus défavorisées et l’accélération des campagnes de vaccination contre le covid-19. Ces élus ont passé la fin de l’année dans leurs circonscriptions et ils ont compris que s’ils ne prenaient pas en compte l’urgence sociale leur avenir politique serait mal assuré. Le Brésil comptait en janvier 14 millions de chômeurs officiels et 27 millions d’habitants vivant avec moins de 247 réais par mois, l’indicateur de pauvreté extrême. Si rien n’est fait, la situation va s’aggraver davantage. La coalition qui soutient Bolsonaro au Congrès votera certainement dans un proche avenir des mesures d’urgence. Néanmoins, imaginer que la kyrielle de petits partis opportunistes qui forment cette alliance adoptera le programme économique libéral de Paula Guedes est aussi ingénu que d’imaginer que ce programme soit une priorité pour Jair Bolsonaro.
Personne ne peut prévoir aujourd’hui ce que va être l’avenir de ce gouvernement et de l’alliance fragile qui le soutient au Congrès. Il est cependant probable qu’à la veille du scrutin de 2022 le Brésil n’aura pas mis en œuvre les réformes nécessaires pour la reprise de la croissance, qu’il sera toujours au bord du chaos. D’un côté, un Président inhabile et incompétent contraint de se rendre à la vieille politique pour se sentir protégé d’une menace de destitution. De l’autre, un Centrão qui se frotte les mains et sourit. Il va sans cesse demander plus à son partenaire. Et à la fin, le virus opportuniste peut détruire l’organisme qui l’abrite.
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Ce scénario dépendra fondamentalement de l’évolution de la cote de popularité du chef de l’Etat. Avec l’aggravation de la crise économique et de la situation sanitaire, si des drames comme celui que connaît la ville de Manaus depuis janvier dernier se prolongent et se reproduisent, cette cote de popularité peut s’affaisser. Tel serait aussi le cas si la situation sociale très dégradée se traduisait par la multiplication de mouvements protestataires, voire insurrectionnels. Dans ce cas de figure, les partis du Centrão n’hésiteraient pas à quitter le navire.…Jair Bolsonaro était député fédéral en 2015-2016. Les formations parlementaires clientélistes qui n’obéissent qu’à la logique des échanges de faveur ont alors abandonné le gouvernement Dilma Rousseff. Ce lâchage a conduit à l’ouverture d’une procédure de destitution en août 2016. L’ancien capitaine, lui-même ancien membre de ces partis opportunistes devrait se rappeler que le Centrão ne retient jamais un cercueil par les poignées lorsqu’il est sur le point de glisser dans la tombe. A-t-il perdu la mémoire ?
Note
[1] Dans les deux cas, le parti du Président (Parti Social-Démocrate Brésilien pour Cardoso, Parti des Travailleurs pour Lula et Dilma Rousseff) a dû composer avec des formations plus centristes : le Parti démocrate pour Cardoso, le Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB) pour Lula et Rousseff. Le parti gouvernemental a souvent dû céder à des pratiques clientélistes pour maintenir ces alliances.