En 2005 est élu pour la première fois de l’histoire de la Bolivie un président indigène, l’aymara Evo Morales. Cette élection met symboliquement fin à près de 500 ans de domination culturelle et ethnique des minorités indigènes boliviennes, totalement absentes de la scène politique nationale jusque-là fin du XXe siècle. Cependant, si Evo Morales a pu revendiquer ses origines pour briguer trois mandats consécutifs en les consacrant à l’amélioration du statut des peuples indigènes boliviens, rien ne fait dire aujourd’hui qu’il pourra à nouveau les fédérer pour remporter la victoire.
La Bolivie devint officiellement « l’État plurinational de Bolivie » après l’adoption de la Constitution de 2009, sous l’impulsion du président Evo Morales, premier homme d’État indigène à gouverner ce pays qui compte pourtant une grande part d’indigènes et de métis parmi sa population. Ce nouveau nom reflète pour la première fois de l’histoire bolivienne la grande diversité de ses minorités culturelles et ethniques : 36 « nations » indigènes sont ainsi reconnues, et chacune des 36 langues est adoptée comme langue officielle nationale. Toutefois, la baisse de popularité d’Evo Morales à l’aune des élections présidentielles d’octobre 2019 laisse transparaître la désunion politique de ces peuples indigènes, qui l’ont pourtant porté à la présidence en 2005.
Une politique indigène récente
La réémergence du fait indigène en Bolivie s’est fondée sur des revendications datant des premières heures de la colonisation espagnole. Au XVIIIe siècle, les révoltes indigènes dans les Andes en sont un des exemples les plus emblématiques. L’indépendance de la Bolivie par rapport à la couronne d’Espagne en 1825 n’a cependant pas signifié la fin de l’oppression des peuples indigènes, une élite créole ayant dominé la société bolivienne jusqu’au milieu du XXe siècle. L’indigénisme, courant culturel sud-américain concrétisé par le premier congrès indigéniste interaméricain de 1940, est l’événement qui donna son impulsion à la conscience indigène bolivienne. En conséquence de ce réveil indigène latino-américain, la fondation en 1942 du Movimiento Nacionalista Revolucionario (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) contre colonial, ainsi que la révolution nationale de 1952 et l’attribution de la nationalité bolivienne aux indigènes, ont donné pour la première fois la parole à ces peuples jusqu’alors en marge de la société.
L’apparition des premiers mouvements politiques indigènes dans les années 1970 a donné naissance en Bolivie au katarisme, tendance politique nommée d’après le chef aymara Túpac Katari (1750-1781) qui a mené la résistance de son peuple contre les colons espagnols. Le katarisme a ainsi fait s’exprimer sur la scène sociale bolivienne une volonté politique qui fonde son discours sur une revendication des cultures et des langues indigènes, ainsi qu’un désir de combattre des inégalités ethniques et sociales trop longtemps subies. C’est notamment grâce à l’émergence de cette mouvance politique indigène qu’Evo Morales a été élu pour la première fois en 2005, puis réélu en 2009 et 2014. Cependant, bien qu’elle ait transcendé les différences entre les peuples indigènes de Bolivie jusqu’à l’accession au pouvoir de son candidat, elle semble avoir perdu aujourd’hui son potentiel de puissance électorale.
Unions et désunions des peuples indigènes en Bolivie
En dépit de la diffusion des us et coutumes indigènes dans la vie publique bolivienne depuis l’adoption de la constitution de 2009 et malgré les efforts réalisés en matière de responsabilisation des communautés autochtones, les demandes des indigènes se sont très peu concrétisées dans les domaines judiciaires et politiques. Entre 2010 et 2013, seules onze communes ont entamé la procédure d’autonomisation et aucune ne l’a menée à terme. Nombreux, les peuples indigènes sont inégaux en taille et en influence : les aymaras et les quechuas sont les plus répandus (20% des Boliviens parlent le quechua, 15% l’aymara), mais les chiquitanos et les urus ne jouissent par exemple pas de la même visibilité politique et culturelle. Gommées au début des mouvements indigénistes par leur souhait commun d’accéder à la scène politique, il en résulte aujourd’hui des divergences de plus en plus marquées qui font qu’il n’existe pas une unité politique indigène en Bolivie. Les inégalités entre Est et Ouest se traduisent par des tensions entre ces différentes « nations », ce qui a été manifeste lors des révoltes de la Media Luna du croissant oriental du pays en 2008, caractérisées par des actes de désobéissance civile et politique sur fond de tensions ethniques et économiques. De plus, une proportion de plus en plus faible de Boliviens s’identifie comme indigène, ce qui en dilue le potentiel politique dans la masse majoritaire des métisses. 20% des Boliviens se considèrent aujourd’hui comme indigènes, contre 68% de métisses.
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Indigénisme ou indianisme ?
La question même de cette politique indigène fait actuellement l’objet d’une crise politique en Bolivie. On y oppose désormais l’indigénisme, nouvellement défini comme étant une politique dont les indigènes font l’objet, mais qui n’est pas conçue par eux, à l’indianisme, soit le discours politique établi par les indigènes eux-mêmes.
Ces deux notions, bien qu’opposées, véhiculent paradoxalement toutes deux l’idée d’un autochtone différent et donc à l’écart de la société bolivienne. Le débat politique cherche donc à établir un autre « penser indigène » qui ferait des différents peuples autochtones des acteurs de la société œuvrant au profit de cette dernière plutôt qu’exclusivement au leur.
Minoritaires et désunis, les peuples indigènes boliviens ne constituent donc pas une base électorale homogène dont pourrait se servir Evo Morales pour sa réélection en octobre 2019.
Élections de 2019 : l’indigénisme comme enjeu plutôt que force électorale
Il faut également le souligner, Evo Morales a déçu ses électeurs, indigènes et autres. Le référendum de 2016 a démontré qu’une majorité de la population bolivienne s’opposait à un quatrième mandat de sa part. Le fait que le tribunal électoral bolivien l’ait autorisé en 2018 à faire campagne malgré le refus populaire rassemble les Indiens comme les métisses sous la bannière des syndicats d’opposition, qui voient dans ce mépris de leur opinion les débuts d’un nouvel autoritarisme. La cause indigène n’est donc plus pour lui un argument de campagne légitime. Et en plus de devoir faire oublier ces péripéties électorales, il est essentiel pour Evo Morales, comme pour les autres candidats, de donner un nouveau souffle aux politiques indianistes en Bolivie et de développer la participation politique de ces peuples. Le bilan des projets en faveur des causes indigènes entrepris dès la première élection d’Evo Morales est en effet très mitigé : le risque est donc de voir ces communautés se détourner de la politique nationale en faveur d’un repli autonomiste, comme cela se produit dans des pays voisins. Au Chili par exemple, le gouvernement fait actuellement face à des frictions de plus en plus fréquentes avec les Indiens mapuches. L’homogénéité du tissu social bolivien dépend de ce sujet, d’autant plus que l’échec fin 2018 du recours auprès du tribunal de La Haye pour regagner un accès à la mer, qui était jusqu’alors le principal ferment de cohésion nationale, a jeté l’opprobre sur l’action d’Evo Morales et a remis en question un travail déjà mis en danger par la révolte de la Media Luna de 2008.
Références :
– https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/bl.html