<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Bolivie après Evo Morales : bilan et incertitudes

9 mars 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Evo Morales lors d'une conférence de presse le 21 février 2020, Auteurs : Natacha Pisarenko/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22430850_000005.

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La Bolivie après Evo Morales : bilan et incertitudes

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Mal connue et peu étudiée sérieusement, la Bolivie a récemment suscité quelque intérêt médiatique international à l’occasion de la chute d’Evo Morales le 10 novembre 2019. Pourtant, ce « petit » pays enclavé (qui a une superficie de 1 098 581 km2, donc presque le double de celle de la France), peuplé par quelque 11 millions d’habitants, mérite mieux que les poncifs concernant sa nature « andine » (alors que la majorité de son territoire appartient au domaine amazonien et aux plaines du Chaco), ou encore son « président indigène » (qui ne parlait pourtant aucune langue amérindienne). Aperçu de la complexité de ce pays.

 

Pour sortir des lieux communs et approcher la réalité bolivienne dans sa complexité, à l’heure où le gouvernement de transition de la présidente Jeanine Añez (arrivée au pouvoir par succession constitutionnelle validée par le Tribunal constitutionnel, et non par l’effet d’un coup d’État) prépare les conditions des élections présidentielles et législatives du 3 mai 2020, trois grands thèmes doivent être abordés : l’hétérogénéité du pays et de sa population ; l’héritage de presque quatorze ans de gouvernement du MAS (Movimiento al Socialismo, le parti d’Evo Morales) ; et la place de la Bolivie en relation de différents enjeux régionaux et mondiaux.

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Un système ethnique complexe

Bien plus qu’à une opposition binaire entre « indigènes » et « non-indigènes », ce à quoi on a affaire en Bolivie (comme en bon nombre de pays d’Amérique latine) est un système ethnique complexe, où les identités de base (fondées, par exemple, sur la pigmentation et/ou des critères linguistiques) se renégocient en permanence suivant les moments et les lieux en fonction des avancées de la scolarisation, de modèles externes et, surtout, des intenses migrations internes qui ont abouti à une forte urbanisation de la population (évaluée autour de 70 % en 2020), et à son déplacement croissant vers l’Orient non andin du pays (principalement le département de Santa Cruz).

C’est dans ce contexte que prend place, au cours du troisième tiers du xxe siècle, un vigoureux procès de « réindigénisation », accélérée au début des années 1990 par la conjonction de trois facteurs. D’abord la fin de la guerre froide qui prive la gauche locale de soutiens externes et de discours mobilisateurs, au moment où les projets de gouvernance du nouvel ordre mondial unipolaire, relayé par l’ONU (et plus spécifiquement le PNUD en Bolivie) et une myriade d’ONG « indépendantes » déploient des efforts convergents tendant à fragiliser les États (et les nations, même peu consolidées) au profit de constructions comme les territoires indigènes autonomes conçus comme plus maniables et moins capables de résister à l’homogénéisation « démocratique » et néolibérale envisagée à l’époque comme irrésistible. La faible capacité institutionnelle et financière de l’État bolivien à assimiler de façon critique ces politiques imposées fait de ce pays une sorte de laboratoire du néolibéralisme et de l’ethnopolitique en Amérique latine.

Ensuite, la célébration en 1992 du « cinquième centenaire » de la découverte et conquête de l’Amérique a fortement dynamisé le travail des universitaires, des ONG européennes et nord-américaines et d’une partie de l’Église catholique visant à imposer une grille de lecture indigéniste/racialiste binaire à une réalité autrement plus complexe. À ce titre, l’élimination de la catégorie « métis » dans le recensement de 2001 a constitué une manipulation visant à faire apparaître une majorité indigène artificielle.

Enfin, les années 1990 ont vu à la fois la mise en œuvre des réformes néolibérales de seconde génération comprenant des privatisations et, surtout, la loi de participation populaire (1994) qui favorisa l’émergence de cadres locaux au niveau municipal ; ainsi que la structuration d’un réseau d’alliances autour des producteurs de coca et cocaïne du Chapare (nord tropical du département de Cochabamba), qui deviendra le MAS.

 

L’héritage empoisonné de l’« evismo »

La victoire d’Evo Morales aux élections de décembre 2005 ouvre une période singulière de l’histoire politique bolivienne. Favorisé par une renégociation favorable des contrats d’exploitation pétrolière qui lui garantit un niveau de ressources sans précédent, le nouveau gouvernement va engager une profonde restructuration de l’État qui devient « plurinational » (nouvelle Constitution adoptée en 2009), procéder à une réécriture de l’histoire et à une analyse de la société en clé principalement racialiste mâtinée de marxisme sommaire, et mettre en place un ensemble de politiques publiques clientélistes destinées à conserver ou accroître sa base populaire.

Au-delà du détail des politiques qu’il est impossible de présenter ici, c’est la logique qui préside à leur mise en œuvre qu’il s’agit de comprendre. En effet, la base du régime est constituée d’un conglomérat instable de « mouvements sociaux » hétéroclites (paysans, mineurs coopérativistes, transporteurs, commerçants informels, contrebandiers, etc.), avec des intérêts sectoriels spécifiques, mais plus ou moins solidement articulés autour du noyau dur du MAS que sont les cocaleros du Chapare (dont Evo Morales demeure le chef incontesté). La renégociation des loyautés étant permanente, il en résulte bientôt l’émergence de multiples réseaux de corruption sur fond clientéliste, aboutissant à des scandales récurrents qui scandent les années où le MAS est au pouvoir, que la propagande officielle désigne ironiquement comme proceso de cambio. Ce fait, ajouté au développement constant de la production/exportation de cocaïne à partir des bastions du MAS, et sans aucun doute sous le contrôle des plus hautes autorités, contribue grandement à détourner l’État au profit de groupes qui participent plus de la criminalité que de la politique.

Cette dérive criminelle, favorisée par la mainmise totale du MAS sur les rouages de l’État et de la justice (manifeste lors des arrangements successifs ayant permis la réélection de Morales en 2014 et sa candidature illégale en 2019), sera concomitante à une judiciarisation croissante du politique, n’hésitant pas à recourir à des montages comme le « cas terrorisme » qui débute en 2009, et permit d’emprisonner ou contraindre à l’exil les membres les plus cohérents de l’opposition basée à Santa Cruz. Autre victime du régime, l’environnement, du fait d’une tolérance envers les envahissements des zones protégées et des parcs naturels pour y construire des routes (Tipnis), et/ou pour l’extension de la frontière agricole au profit de paysans liés au MAS comme dans la Chiquitania (à l’est du pays), provoquant notamment les incendies catastrophiques de la fin de l’année 2019.

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La Bolivie et les enjeux internationaux

Le gouvernement de Morales va très rapidement provoquer des changements importants dans les alliances (et dépendances) de la Bolivie au niveau régional et mondial.

En Amérique latine, on assiste à un alignement docile sur l’« axe bolivarien » La Havane-Caracas, avec le soutien actif des régimes de gauche du Brésil et de l’Argentine lorsque la conjoncture s’y prête. Ces liens se traduisent notamment par la présence de vrais et faux « médecins cubains » spécialisés dans la surveillance et l’encadrement de la population, ainsi que des militaires et activistes vénézuéliens implantés dans différents rouages de l’État.

Simultanément, à partir de 2013, et en grande partie pour contrecarrer la chute de popularité de son régime, Evo Morales improvise une vigoureuse campagne autour d’un thème fédérateur par excellence pour les Boliviens : celui de la récupération d’un accès souverain à l’océan dont le pays est privé depuis la guerre du Pacifique (1879-1883). Cette démarche, qui s’appuie sur une saisie mal fondée de la Cour internationale de justice de La Haye aboutira, en fait, à un jugement désastreux pour la Bolivie, le 1er octobre 2018, dont les conséquences sont probablement irréparables.

Comme produit de la ligne anti-impérialiste du MAS, les relations avec les États-Unis ne tardèrent pas à se dégrader, avec pour conséquence première (et souhaitée) l’éviction de la DEA du Chapare, vieille revendication des producteurs locaux de cocaïne. En revanche, les liens avec la Russie, l’Iran et surtout la Chine se renforcent, créant avec ce dernier pays une dette extérieure énorme (presque un milliard de dollars en 2020), à la mesure de la pénétration chinoise dans de nombreux secteurs de l’économie bolivienne, avec une forte présence dans de nombreuses industries liées à l’extraction de ressources naturelles.

La Bolivie d’Evo Morales, enfin, jouera un rôle important dans la gauchosphère mondiale, ravie d’exhiber l’image emblématique du « président indigène » (forcément « progressiste » et victime) en butte au racisme des Blancs, essentiellement méchants. En contrepartie de ce soutien international, des débuts d’enquête enfin rendus possibles tendent à confirmer le rôle de la cocaïne bolivienne dans le financement (via le Venezuela qui agit comme redistributeur) de publications et mouvements de la gauche dite radicale en Europe, à commencer par Podemos en Espagne et en l’attente d’autres révélations.

Lac salé et flamants roses. Non pas la Camargue, mais la Bolivie, et les Andes en arrière-plan.

Conclusion très provisoire

Face à ce bilan des quelque quatorze années du régime du MAS, qui laisse une Bolivie plus divisée que jamais, mais surtout démoralisée par l’empreinte d’une corruption institutionnalisée, et aussi partiellement dépolitisée par l’effet d’une répression impitoyable à toute opposition non fonctionnelle (ce qui explique notamment la prégnance des référents religieux dans la « révolution des bouts de ficelle » qui mit un terme – provisoire ? – au régime du MAS en octobre-novembre 2019), l’horizon immédiat demeure incertain.

Incapable jusqu’à présent de s’unir face au danger d’un retour électoral (voire insurrectionnel) du MAS au pouvoir, l’opposition d’hier risque fort de payer le prix de son impréparation et des discordances entre les stratégies personnelles, régionales, économiques et idéologiques dans les urnes le 3 mai prochain. Cependant, à côté d’une classe politique peu renouvelée, il faut aussi compter maintenant avec la détermination d’une partie de la jeunesse urbaine dont le courage a provoqué la chute d’Evo Morales, pour empêcher (au moins) le retour aux dérives d’un passé encore très proche.

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À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

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